L’Église apostolique arménienne : un pilier de l’« Arménité » en question
Un article sur l’Arménie écrit par Matthieu Barlet dans le cadre du dossier thématique « Trente ans après, le pluralisme dans l’espace postsoviétique »
Introduction
Plus de trente ans après sa Déclaration d’Indépendance[1], la République d’Arménie reste au cœur de l’agenda diplomatique. Le 16 novembre dernier, elle a signé un nouveau cessez-le-feu avec son voisin azerbaïdjanais après des échanges de tirs d’artillerie dans la région méridionale de Syunik. Ceux-ci font suite à la Seconde Guerre du Haut-Karabagh[2] à l’automne 2020, elle-même conclue par un accord de paix entérinant la défaite arménienne.
Ce conflit structurant dans la vie politique arménienne post-soviétique est issu d’une dispute territoriale entre ces deux anciennes républiques de l’URSS qui luttent pour la souveraineté sur le Haut-Karabagh, ou Artsakh en arménien, depuis 1988. Cette terre, majoritairement peuplée d’Arméniens, mais sous souveraineté azérie car rattachée par les Britanniques puis par Staline à la République socialiste soviétique (RSS) d’Azerbaïdjan, a déclaré son indépendance comme RSS d’abord en 1988, avant de se proclamer indépendante le 2 septembre 1991. Cette dynamique a provoqué un conflit violent entre l’Arménie invoquant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et l’Azerbaïdjan l’intangibilité de ses frontières, qui s’est soldé par un cessez-le-feu[3] à l’avantage d’Erevan en mai 1994. Depuis lors et jusqu’à l’été 2020, une situation de fait s’est instaurée, ponctuée par plusieurs épisodes violents.
À l’automne 2020, la dispute territoriale et politique reste la racine du problème, mais le contexte géopolitique et identitaire de la région du Caucase a modifié la donne. L’Azerbaïdjan doit sa victoire dans cette « Seconde Guerre du Karabakh » au soutien militaire et diplomatique de la Turquie[4], au nom d’une solidarité « islamo-nationaliste[5] ». À l’inverse, l’Arménie, qui doit la préservation de son intégrité territoriale à la Russie[6], a défendu sa souveraineté en tant que première nation chrétienne dans l’histoire. À ce titre, l’Église apostolique, à laquelle appartiennent plus de 90 % des Arméniens, s’est engagée, avec des prises de position claires en faveur de l’effort de guerre et la mise à disposition d’aumôniers, de médicaments et de vivres pour les soldats. Des mises en scène et appels impliquant des prêtres ont afflué sur les réseaux sociaux[7]. Le conflit a donc pris la forme d’un affrontement identitaire[8] aux airs de croisade, comme en témoigne la formule d’Harik Haroutiounian, Président du Haut-Karabagh : « cette guerre est sainte et patriotique »[9].
Ce basculement vers le religieux a un sens particulier pour les Arméniens, dont l’identité nationale propre, dite « arménité », repose pour Claude Mutafian[10] sur deux primautés : avoir été le premier État chrétien, mais également le peuple victime du premier génocide au XXe siècle survenu en 1915. La défaite de novembre 2020 et le recul territorial (l’Arménie a cédé les régions de Kelbadjar, Agdam et Latchin) ont donc une résonance particulière, car ils évoquent le risque d’un nouveau martyre aboutissant à la destruction du territoire national, de son État, de son Église et de sa culture.
Selon Martine Hovanessian[11], la nation arménienne s’est forgée autour d’un triptyque fondamental alliant territoire, religion chrétienne et langue. La religion a en effet une place centrale : située au pied du mont Ararat[12], la terre arménienne aurait été évangélisée par deux apôtres Barthélémy et Thaddée. L’Arménie fut ensuite le premier État chrétien, à la suite des miracles de Saint-Grégoire l’Illuminateur et de la conversion de Tiridate IV. Saint-Grégoire l’Illuminateur fut le premier Catholicos, établi à Etchmiadzine, de l’Église apostolique arménienne. Séparée de Rome lors du Concile de Chalcédoine (451), elle est autocéphale, utilise l’arménien dans sa liturgie[13] et devient ainsi un pilier de l’identité nationale[14].
L’histoire arménienne se caractérise par une succession de dominations (arabe, perse, russe, ottomane), alternant phases de guerres et de massacres, et phases d’autonomie relative[15]. Cette histoire tumultueuse a forcé de nombreux Arméniens à émigrer, et les sièges des Catholicossats avec eux. Le territoire arménien s’est distendu voire a disparu à certaines périodes, les Arméniens ont été persécutés et leur culture menacée. Avec son patrimoine, son clergé et sa liturgie, l’Église apostolique est restée le ciment entre Arméniens en Arménie ou en diaspora[16]. Le bicéphalisme actuel de l’Église entre le Catholicossat d’Etchmiadzin et celui de la Grande Maison de Cilicie est un héritage de cette histoire. La fin de l’Union soviétique et l’Indépendance de l’Arménie ont ouvert une nouvelle ère d’émancipation de l’arménité, par l’intermédiaire de l’État et de l’Église apostolique arménienne, et la guerre du Haut-Karabagh a conforté ce rôle en réveillant le traumatisme du génocide[17]. Mais la réorganisation post-soviétique et la libéralisation de la société arménienne ont aussi leur part dans ce sursaut patriotique, voire nationaliste, en sorte que l’identité arménienne pourrait être engagée dans un processus de redéfinition.
Comment l’identification des Arméniens à l’Église apostolique arménienne a-t-elle évolué depuis la fin de l’Union soviétique ?
I) L’Église apostolique, vecteur de cohésion dans la renaissance de l’État arménien postsoviétique
1. L’Église apostolique, pilier national dans un contexte de transition politique et de conflit armé
Les violentes persécutions dans les années 1920 et 1930 sur fond de purges staliniennes ont décimé l’Église apostolique, qui s’est retrouvée sans Catholicos de 1938 à 1945. Toutefois, la fin de cette période a entériné une réhabilitation, liée à l’appel au retour des Arméniens dans la mère-patrie (1946-1948). Kévork V (1945-1955) puis Vazken Ier (1955-1994) ont réussi à « aménager au profit de l’Église des espaces de liberté[18] » au prix de négociations politiques et diplomatiques. Vazken Ier s’est ainsi rapproché de la diaspora, tout en renforçant le Catholicossat comme institution centrale pendant la période délicate de la fin des années 1980 et de l’Indépendance retrouvée, la perestroïka ayant enclenché un processus inéluctable d’ouverture. Dans le même temps, les conditions matérielles se sont dégradées sous l’effet des décennies d’économie planifiée, puis du séisme de Spitak du 7 décembre 1988 qui ravage le nord du pays avec des conséquences humanitaires et économiques dramatiques, enfin du conflit au Haut-Karabagh. Dans ce contexte troublé pour un État naissant, l’Église apostolique s’est établie comme un pilier dans la reconstruction de la nation d’une part, et dans le renforcement des liens avec la diaspora d’autre part.
Un mois après l’Indépendance, Levon Ter Petrossian (1991-1998) est élu Président de la République. Issu de la diaspora[19], il est membre d’une élite administrative, religieuse[20] et militante comme le montre son engagement dans le Comité Karabagh et le Mouvement pan-arménien à la fin des années 1980. De tradition francophile, il s’inspire de la laïcité à la française : le Parlement entérine la liberté de conscience et de création d’organisations religieuses en 1991, disposition renforcée par la Constitution de 1995. L’Église apostolique est toutefois définie comme Église nationale par la même loi, et Vazken Ier bénit le premier Parlement. L’Église contribue à la légitimation de l’État et des institutions, et bénéficie d’une primauté de fait dans l’espace public.
Elle contribue aussi au rapprochement entre la diaspora et le nouvel État-nation. Comme le mentionne Martine Hovanessian dans l’article cité plus haut, « l’Église apostolique exprimera l’idée d’une unité dépassant les appartenances politiques et sociales, symbolisera la centralité des différents territoires de la dispersion et aura pour dessein d’unifier les comportements culturels des communautés de l’Orient et de l’Occident »[21]. Le soutien des diasporas est en effet essentiel pour le jeune État-nation en quête de reconnaissance diplomatique comme de soutien politique et économique[22].
2. L’Église apostolique arménienne, entre soutien aux forces armées, refuge pour les populations et bataille culturelle
Le conflit du Haut-Karabagh est un élément central qui a permis de renforcer le lien entre État, Église et population. La première guerre se déclenche dans un contexte identitaire polarisé, entretenu par l’expression des nationalismes durant la Glasnost. Dans cette période complexe, les tensions frontalières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, notamment autour du Haut-Karabagh s’intensifient, et l’on parle de « réveil des peuples[23] ». Les pogroms anti-arméniens (notamment à Soumgait et Bakou), la « chasse aux azéris[24] » et les affrontements armés déplacent environ 460 000 personnes dans la région. Parallèlement, des manifestations réunissant 500 000 personnes se tiennent à Erevan et Stepanakert. Comme l’affirme Régis Genté, « cette guerre si importante dans la conscience arménienne a été un épisode où les problématiques religieuses et laïques se sont articulées au nationalisme (ethnique) et ont continué à renforcer les liens entre les pouvoirs politique et religieux. L’Église apostolique a alors restauré son diocèse du Haut-Karabagh, des clercs ont été présents sur les champs de bataille, galvanisant le moral des soldats et baptisant ceux qui ne l’étaient pas, distribuant bibles et livres de prières par milliers ». Cette évocation montre l’engagement sans faille de l’Église dans le conflit, en apportant soutien spirituel, matériel et humanitaire aux troupes. Pour cette raison, les prêtres intègrent officiellement l’armée en 1997. La nation arménienne fait face « à la répétition de violences catastrophiques, au souvenir de l’anéantissement des repères collectifs ayant façonné un fond mythique, un inconscient collectif obsédé par la mémoire de l’exil, de l’angoisse de disparition », il s’agit donc d’une lutte contre une « désintégration finale[25] » territoriale, religieuse et culturelle menée par l’Église apostolique au travers des siècles et reprise par l’État pour légitimer le droit de se défendre.
Le conflit du Haut-Karabagh est au départ, un conflit localisé impliquant manœuvres et frappes militaires sur lesquelles cet article ne se propose pas de revenir. Mais il s’agit aussi et surtout d’un conflit identitaire et culturel, dont l’issue pourrait sceller le sort de l’Arménie, selon l’imaginaire résumé plus haut. Cette lutte s’opère donc au-delà des armes, selon plusieurs axes.
D’abord, dans la sémantique : l’utilisation du terme « Artsakh » (en arménien) ou « Karabagh » (en azéri) détermine de facto un parti pris. Ensuite, on remarque que les deux parties agissent sur trois leviers. Le premier est géopolitique : conscients que l’opinion publique internationale reste centrale, Arménie et Azerbaïdjan procèdent à une sorte de « plaidoyer culturel et historique » afin de former des alliances stratégiques globales qui leur donneraient un avantage géopolitique. Le second levier est classique, et consiste en la destruction du patrimoine matériel (et donc immatériel) de l’ennemi : c’est le cas, par exemple, de la destruction des khatchkars[26] du cimetière de Djoulfa[27] dans l’exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan à la fin des années 1990, ou du bombardement de la cathédrale de Chouchi/Choucha[28] en 2020. Depuis 2017, toutefois, les atteintes au patrimoine peuvent constituer des crimes contre l’humanité[29], et sont de plus en plus mal perçues au niveau international, en sorte que les parties évitent les atteintes physiques et recourent à des destructions symboliques, sous forme de réappropriations culturelles : des mosquées azéries ont été rénovées comme « mosquées perses » par les autorités arméniennes, alors que la cathédrale arménienne Saint-Grégory de Bakou a été réhabilitée comme « bibliothèque présidentielle »[30]. Pire encore, Arménie et Azerbaïdjan s’affrontent dans une « guerre d’autochtonie » sur les territoires disputés : l’Azerbaïdjan défend la thèse selon laquelle l’Arménie aurait usurpé le patrimoine construit par les Albanais du Caucase, peuple (réel) chrétien dont les Azerbaïdjanais actuels seraient les descendants[31]. Ces thèses, qualifiées de « révisionnistes » à Erevan, permettent ainsi de justifier la réappropriation de certains sites, dont le monastère de Dadivank (Khudavan dans son appellation azerbaïdjanaise) et son rattachement à la culture azerbaïdjanaise, dans le cadre des accords de paix de 2020 qui prévoient la cession de la Région du Kelbadjar de l’Arménie à l’Azerbaïdjan[32].
Cette dépossession symbolique et culturelle du patrimoine consécutive au recul territorial est ainsi perçue comme une « désintégration finale » par les Arméniens vivant dans le territoire actuel ou en diaspora et les rassemble dans une appartenance majoritaire à l’Église apostolique : héritière d’une résilience historique et garante d’une renaissance après chaque catastrophe, elle est pour les Arméniens, la grande protectrice de l’intégrité culturelle, territoriale et nationale. Depuis 1991, pourtant, des voix s’élèvent contre sa prédominance.
II) Une remise en cause croissante de l’Église apostolique
1.L’Église apostolique, entre centralisation et virage nationaliste dans un contexte d’ouverture
La forte légitimité que l’Église apostolique a acquise après la chute de l’URSS a peu à peu été remise en cause dans la deuxième partie des années 1990. Une alliance de plus en plus intime s’est en effet tissée entre le Catholicossat d’Etchmiadzine et l’État par l’intermédiaire du président de la République ultranationaliste Robert Kotcharian (1998-2008)[33], contrairement à l’équilibre que souhaitait son prédécesseur.
À mesure que le discours nationaliste s’installe à la suite du Protocole de Bichkek (5 mai 1994), l’Église apostolique gagne en influence grâce à un discours défensif. La réforme constitutionnelle implique la modification de l’article 8.1 qui reconnaît la «mission exclusive de la Sainte Église apostolique arménienne comme une église nationale, dans la vie spirituelle du peuple arménien, dans le développement de leur culture nationale et la préservation de leur identité nationale». En 2002, des cours d’histoire spécifiques sur l’Église arménienne sont rendus obligatoires dans les écoles primaires publiques. Entre 2013 et 2014, le Parlement est accusé de vouloir promulguer des lois qui restreignent l’expression de tendances religieuses autres dans l’espace public[34]. Dans le même temps, des coutumes symboliques s’installent : le président de la République prête serment sur l’Évangile et les Catholicos sont présents lors des cérémonies officielles.
Cette dynamique conservatrice de rapprochement se produit dans un contexte de recomposition qui va en sens inverse : sur un plan démographique, l’Arménie connaît un pic des naissances autour de 1990, en sorte que la pyramide des âges[35] montre que la majorité de la population a aujourd’hui entre vingt-cinq et quarante ans, et n’a donc pas ou peu connu les derniers épisodes traumatiques de l’histoire arménienne. La mémoire de ces événements, les rites et les traditions restent prégnants, mais une certaine distance s’installe quant au rôle protecteur et fédérateur de l’Église apostolique dans ces moments. La période de la glasnost puis la chute de l’URSS ont en outre suscité un relatif appel d’air hors des cadres culturels et religieux traditionnels, facilité par l’émergence de la société civile et la pénétration d’ONG (Médecins du Monde, Première Urgence internationale…) et d’autres Églises, qui ont pris leur place dans l’espace public, et installé d’autres références. Le lien très fort entre Église apostolique et identité nationale ne doit pas cacher en effet la présence d’autres confessions, tant dans la République que dans la diaspora : Église catholique arménienne, Église catholique en Arménie, églises évangéliques, judaïsme, islam, yézidis, mormons, etc.
Ce changement de paradigme a également été soutenu par la diaspora, selon deux dynamiques : dans certains cas, la diaspora reste attachée aux référents culturels traditionnels[36] et fédérateurs qui sont des marqueurs forts et des éléments de plaidoyer[37] permettant de susciter ressources financières et politiques auprès d’États, organisations internationales, bailleurs de fonds et fondations privées ; mais dans d’autres cas, on remarque que les Arméniens de la diaspora ont des repères culturels inspirés du pays où ils ont résidé, qu’ils se soient convertis dans le pays où ils ont évolué (par exemple au protestantisme évangélique[38]), ou rattachés à des modèles locaux (laïcité, multiculturalisme), ou encore sécularisés, et portés vers d’autres identités (socioprofessionnelle, de genre, ou double nationalité). En outre, le caractère bicéphale de l’Église apostolique a facilité l’identification de la diaspora au Catholicossat d’Antélias, plus qu’à celui d’Etchmiadzine, suscitant l’idée d’une décentralisation de ce dernier. Il faut enfin mentionner l’impact des nouvelles technologies d’information et de communication, qui relient les Arméniens entre eux ainsi qu’avec le reste du monde et les insèrent dans un univers globalisé.
On repère ainsi deux dynamiques contraires : celle d’un État-nation et d’une Église apostolique de plus en plus associés et centralisés au nom d’une identité historique et conservatrice, et celle d’une population qui aspire pour une partie au moins à plus de libéralisme et de pluralisme. Ce dernier a en effet été remis en question : la prise d’influence de l’Église apostolique s’est accompagnée de restrictions vis-à-vis des autres confessions. Marian Burchardt et Hovhannes Hovannissyan relèvent ainsi que certains discours ont suggéré que la diversité religieuse était une menace envers l’unité nationale[39], et citent plusieurs exemples : celui de l’Église pentecôtiste Word of Life dont la branche arménienne a été accusée en 2012 par le journal Iravunk d’être une structure encourageant la pédophilie[40], ou celui d’un témoin de Jéhovah arménien, Vahan Bayatyan, condamné au début des années 2000 à de la prison pour s’être soustrait au service militaire obligatoire, au motif de sa foi. Après avoir été condamné par les tribunaux arméniens, ce dernier a saisi la Cour européenne des Droits de l’Homme pour violation de sa liberté de conscience. L’histoire mono-confessionnelle de l’Arménie et sa tradition démocratique encore jeune, laissent penser que le pays tend vers un « pluralisme de fusion », système où l’identité commune ou majoritaire restreint l’expression les particularités au nom d’une certaine hégémonie[41].
2. Une alliance avec les milieux politiques et affairistes dépréciée
Le rapprochement entre l’Église apostolique et l’État arménien via le Parti républicain au pouvoir est source de discrédit. La République d’Arménie s’inscrit à partir de 1991 dans un contexte post-soviétique que Gaïdz Minassian définit de la façon suivante[42] : « le post-soviétisme se traduit par un régime post-patrimonial – où le lien personnel passe avant le lien institutionnel – et autoritaire, une allégeance à la Russie, une corruption endémique, de fortes inégalités sociales […] un système oligarchique qui jette sur le bas-côté une majorité de laissés-pour-compte condamnés au silence ou à l’émigration […] ». La porosité entre les milieux politiques nationalistes, l’Église apostolique et les réseaux d’affaires a fait émerger, selon Burchardt et Hovannisyan un « triangle de pouvoir formé par l’Église apostolique arménienne, l’État et les oligarques ».
Dans les faits, cette alliance se manifeste de plusieurs façons. L’Église apostolique déploie son influence politique en défendant une position belliqueuse au Haut-Karabagh, en s’affichant à toutes les cérémonies officielles, et en soutenant des dirigeants politiques. Cette mainmise est réciproque, puisque l’élection du Catholicos Karékine II en 1999, dans une atmosphère de campagne électorale, a été pilotée par la Présidence au profit de ce dernier qui, formé par Vazken Ier, disposait déjà d’un capital médiatique, politique et diplomatique consolidé par les organismes de bienfaisance de la diaspora, notamment l’Union générale de bienfaisance arménienne.
Cette proximité devient encombrante dans la mesure où la vie politique arménienne est régulièrement entachée de divers scandales et accusations alliant fraudes électorales à répétition, cooptations douteuses et assassinats politiques non élucidés. Événement marquant, la Réforme constitutionnelle de 2015 a fait grand bruit : le système politique arménien est passé à ce moment-là d’un régime semi-présidentiel à un système parlementaire dans lequel le Premier ministre détient les pouvoirs-clés. L’ancien Président Serge Sarkissian (2008-2017) qui a suscité cette manœuvre, inspirée de l’opération poutinienne de 2008 à 2012, se retrouve donc Premier ministre après deux mandats de Président, ce qui provoque des manifestations.
L’Église apostolique est associée à ces pratiques par sa complaisance. D’autres manœuvres sur le patrimoine sont controversées et mobilisent l’affirmation de l’identité, telle la construction de la cathédrale Saint-Grégoire l’Illuminateur : bâtiment massif et ostentatoire en plein centre d’Erevan, sa construction est menée par Karékine Ier grâce au soutien financier de la mécène Louise Simone-Manoogian et permet à l’Église apostolique d’ « asseoir son rôle politique et de renforcer la légitimité du gouvernement[43] », mais est jugée ostentatoire au vu des conditions de vie des Arméniens. À Bucarest, la construction de la cathédrale du Salut de la nation roumaine offre certes un exemple comparable[44], mais ces chantiers d’églises sont aussi associés aux oligarques qui, selon Antonyan, « exposent leur richesse et cherchent reconnaissance et légitimité comme patrons de la nation[45] ». Ces constructions ont également été critiquées par la société civile car elles se font au détriment du patrimoine soviétique : Église, État et organisations de la société civile s’affrontent ainsi sur le terrain de l’historicité pour s’assurer la maîtrise de lieux emblématiques dans la capitale. Comme le souligne Taline Ter Minassian[46], « l’opacité et la dérive autoritaire de la gestion municipale sont en effet fréquemment mentionnées. Et cela, d’autant plus qu’en l’absence de finances propres, la municipalité dépend, pour une grande part, des opérations de privatisation et de ventes foncières, faisant ainsi des représentants des nouvelles oligarchies urbaines des interlocuteurs incontournables et de proches collaborateurs ». Les constructions d’églises s’inscrivent dans un mouvement de rénovation de la ville et de spéculation immobilière portées par les financements d’une élite entrepreneuriale qui bénéficie du soutien et des passe-droits de l’État et de l’Église, alors que les classes populaires sont forcées de déménager.
La Révolution de Velours de mars à mai 2018, symbolise la remise en cause « définitive » de cette élite politique, religieuse et affairiste qui a dominé le pays, principalement par l’intermédiaire du Parti républicain depuis l’Indépendance, comme le relève Avetik Isshkhanyan, Président du Comité Helsinki en Arménie : « Le Parti républicain, qui n’a en réalité aucune idéologie, a tenté par son alliance avec l’Église de se donner une apparence de moralité et de combiner ainsi autoritarisme et nationalisme. Cette pseudo-idéologie est une vraie menace pour la liberté de conscience individuelle et ce sont nos ONG qui ont dû défendre nos droits fondés sur la Constitution et les traités internationaux que le pays a signés »[47]. Il s’agit donc d’une crise politique dans un contexte de récession économique entre 2014 et 2016 et d’augmentation du niveau d’inégalités[48]. Journaliste militant, victime de la répression de la presse – il a été emprisonné à la fin des années 2000 puis amnistié – Nikol Pachinian émerge comme chef de l’opposition avec le slogan « Serge [Sarkissian], dégage »[49] pour s’attaquer à l’élite au pouvoir, à la corruption et aux inégalités. Contrairement à ses trois aînés, Ter Petrossian, Kotcharian et Sarkissian, Pachinian n’est pas originaire du Haut-Karabagh, ni connu pour son soutien à cette cause. Comme le dit Minassian, on remarque une « volonté de la révolution de scinder État et régime, de décloisonner le pouvoir, d’autonomiser la société civile et de donner au peuple la responsabilité d’incarner l’État ». Cette révolte contre l’élite politique se déplace vers l’Église apostolique arménienne : chose nouvelle, le portrait de Karékine II est grimé[50] et des slogans « Nouvelle Arménie, nouveau patriarche !» sont professés. Habituellement porteuse d’unité, l’Église apostolique semble rejetée par une partie des manifestants. L’élection de Nikol Pachinian comme Premier ministre le 9 décembre 2018 et la défaite du Parti Républicain qui ne recueille que 4,70 % des voix marque la fin certaine d’une ère.
Ce court article a montré que l’Église apostolique arménienne a bénéficié d’un fort soutien des Arméniens dans le monde, puisqu’elle a été symbole de résistance et de renaissance, dans une histoire de long cours, durant laquelle la nation dispersée a traversé une série de catastrophes. On peut considérer qu’elle a protégé la nation arménienne, sa population et sa culture en restant structurée même en diaspora, et en tant qu’interface entre pouvoirs hégémoniques et société arménienne. Elle a été un pilier dans la construction nationale post-soviétique, qui plus est dans un contexte de conflit avec l’Azerbaïdjan.
Toutefois, cette légitimité culturelle et historique a été remise en cause de manière croissante depuis la fin des années 1990. Alors que la libéralisation du pays et la mondialisation ont modifié les perceptions et représentations des Arméniens vivant dans la République et en diaspora, la dynamique de centralisation que l’Église et son affairisme politico-financier ont sapé son aura et sa légitimité. Les Arméniens semblent aujourd’hui souhaiter un équilibre pluraliste dans leur société. Dans l’article de Régis Genté plusieurs fois cité, Philippe Sukasyan, diacre de l’Église apostolique et historien, affirme ainsi que « l’identité et la foi ne sont plus aussi liées l’une à l’autre qu’elles l’ont été ». Énoncé en 2018, ce constat n’est peut-être plus aussi évident aujourd’hui, après la défaite de la Seconde Guerre du Karabagh durant laquelle l’Église apostolique a repris un rôle de premier rang, et à la suite des dernières élections : après avoir accepté les accords de cessez-le-feu il y a un an, le Premier ministre a été fortement contesté par une aile nationaliste menée par l’ancien Président Kotcharian qui a recueilli plus de 20 % des voix aux législatives de juin 2021, mais avec son mouvement du Contrat civil, Nikol Pachinian a remporté ce scrutin à la majorité absolue.
Gaïdz Minassian[51] affirme que « la révolution est le reflet d’une confrontation entre les défenseurs de l’État (Pachinian) et ceux du régime (Sarkissian) ». La situation politique actuelle témoigne d’un équilibre voire d’une dialectique qui se dessine entre repères nationalistes du passé et aspirations libérales et pluralistes de l’avenir. La Guerre du Haut-Karabagh est certainement le facteur majeur, mais pas le seul, qui fera pencher cet équilibre d’un côté ou de l’autre. Si l’Église apostolique n’est certes pas remise en cause en tant qu’institution, les Arméniens attendent d’elle un retour à son rôle d’institution sacrée et sociale protectrice de l’intégrité de la nation et de sa culture, mais en cohérence avec le caractère désormais pluriel de l’Arménie et avec les aspirations globalisées des jeunes générations. Les reproches qui lui sont adressés sont d’ordre politique et dus à une forte centralisation et à la personnalisation de l’institution, notamment autour du Catholicos d’Etchmiadzine. L’Église arménienne pourrait donc reprendre la méthode de Vazken Ier qui, conscient des enjeux, avait oscillé entre continuité et négociation, tout en proposant une refonte de la gouvernance interne, notamment à la fin de sa vie, afin de protéger le triptyque initial sur lequel les Arméniens semblent converger : religion, territoire et langue.
Notes
[1] Le 23 septembre 1991.
[2] Six mille cinq cents soldats y ont perdu la vie.
[3] Issu du Protocole de Bichkek.
[4] https://www.lefigaro.fr/international/haut-karabakh-la-turquie-veut-elle-aussisa-victoire-20201111
[5] Voir le documentaire Turquie, Nation impossible (2019) écrit par Jean-François COLOSIMO, et réalisé par Nicolas GLIMOIS.
[6] https://www.rtbf.be/info/monde/detail_l-azerbaidjan-et-l-armenie-s-accordent-sur-la-delimitation-de-leurs-frontieres-sous-l-egide-de-la-russie?id=10886782
[7] https://twitter.com/hautkarabakh/status/1316818245295525889
[8] https://www.observatoirepharos.com/pays/armenie/instrumentalisation-du-fait-religieux-dans-le-conflit-au-haut-karabakh/
[9] https://www.la-croix.com/Religion/Haut-Karabakh-LEglise-armenienne-soutient-combattants-2020-10-04-1201117560
[10] Claude Mutafian, « Quelques réflexions sur l’identité arménienne », Revue des Deux Mondes, Octobre-Novembre 2006, pp. 161-167, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2016/11/7afe276690ac87a5dff63470024cad67.pdf
[11] Martine HOVANESSIAN, Les enjeux identitaires du religieux : le lien «nation et religion ». In: Journal
des anthropologues, n°63, Hiver 1995-1996. Enjeux du religieux. pp. 73-80.
[12] Voir Genèse 8 :4.
[13] Grâce entre autres, au linguiste Mesrop Machtots.
[14] Elle suit la logique des autres Églises orientales autocéphales, comme l’affirme Schmemann : « Avec ce processus complexe émerge l’idée de nation chrétienne ayant une vocation nationale, une sorte d’identité institutionnelle devant Dieu. Ce qui est important pour nous, c’est qu’à ce stade de l’histoire des Églises orientales est apparue une notion d’autocéphalie qui n’est pas, du moins dans son application si ce n’est dans son origine, un produit de l’ecclésiologie, mais un phénomène national. » SCHMEMANN 1979 cité dans Kathy ROUSSELET, « L’autocéphalie revisitée : les quêtes d’indépendance ecclésiastique dans les espaces soviétique et post-soviétique » dans Autocéphalies, l’exercice de l’indépendance dans les Églises slaves orientales (IX-XXIème siècle), sous la direction de Marie Hélène BLANCHET, Frédéric GABRIEL et Laurent TATARENKO, Collection de l’Ecole Française de Rome, 2021, pp. 495-520.
[15] Voir le système des millets durant l’Empire Ottoman.
[16] « L’Église apostolique exprimera l’idée d’une unité dépassant les appartenances politiques et sociales, symbolisera la centralité des différents territoires de la dispersion et aura pour dessein d’unifier les comportements culturels des communautés de l’Orient et de l’Occident ». Martine HOVANESSIAN, ibid.
[17] https://www.dailymotion.com/video/x2ne73d
[18] Anahide TER MINASSIAN, « L’Église arménienne de l’an 2000 », Études 2000/11, pp 513-524.
[19] Sa famille revient de Syrie vers l’Arménie lors du programme de retour de 1946-1948.
[20] Comme le préfixe « Ter » avant son patronyme en témoigne.
[21] Martine HOVANESSIAN, ibid.
[22] On peut citer plusieurs organisations ou fonds philanthropiques tels que l’Armenian National Committee of America (ANCA) et l’Armenian Assembly of America (AAA), The Manoogian Simone Foundation,The Hovnanian Foundation, l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance (UGAB), etc.
[23] Françoise ARDILLIER-CARRAS, Sud-Caucase : conflit du Karabagh et nettoyage ethnique, Bulletin de l’Association des Géographes Français, 2006 83-4, pp. 409-432.
[24]Françoise ARDILLIER-CARRAS, Ibid.
[25] Martine HOVANESSIAN. L’enchevêtrement des catastrophes en Arménie. Discontinuités de l’Histoire et continuité de mémoire. In: Journal des anthropologues, n°52, Printemps – été 1993. Situations incertaines. pp. 11-27.
[26] Pour plus d’informations, voir Patrick Donabédian. Le khatchkar, un art emblématique de la spécificité arménienne. L’Église arménienne entre Grecs et Latins, fin XIe – milieu XVe siècle, Jun 2007, Montpellier, France. p. 151-168.
[27] https://www.aaas.org/resources/high-resolution-satellite-imagery-and-destruction-cultural-artifacts-nakhchivan-azerbaijan
[28] https://www.rfi.fr/fr/europe/20201008-haut-karabakh-une-cath%C3%A9drale-prise-cible-frappes-azerba%C3%AFdjanaises
[29] https://www.lemonde.fr/culture/article/2017/03/24/pour-l-onu-la-destruction-du-patrimoine-culturel-devient-un-crime-de-guerre_5100566_3246.html
[30] https://theconversation.com/building-peace-in-the-south-caucasus-through-mutual-respect-for-cultural-heritage-37481
[31] https://www.virtualkarabakh.az/fr/post-item/22/37/l-histoire-du-christianisme-du-karabagh.html
[32] https://www.cath.ch/newsf/lazerbaidjan-reecrit-lhistoire-de-la-presence-armenienne-au-kelbajar/
[33] Par ailleurs Président du Haut-Karabagh entre 1994 et 1997.
[34] https://www.religion.info/2018/07/13/armenie-une-revolution-de-velours-dans-eglise/#post-3477-footnote-1
[35] https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMPagePyramide?codePays=ARM .
[36] On pourrait ici étudier la symbolique du titre Pour toi Arménie écrite par Charles Aznavour et Georges. Garvarentz en 1989. https://www.youtube.com/watch?v=kWgRH3S0-8Y.
[37] Voir la dernière campagne de soutien : https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/haut-karabakh-des-artistes-internationaux-organisent-un-concert-et-une-collecte-en-ligne-mercredi-soir-pour-l-artsakh_4158225.html.
[38] Voir l’Union des Églises Évangéliques Arméniennes de France https://www.ueeaf.org/ .
[39] Marian BURCHARDT, Hovhannes HOVANNISSYAN, Religious vs secular nationhood: ‘Multiple secularities’ in post-Soviet Armenia, Social Compass, September 2016.
[40] https://hetq.am/en/article/14561.
[41] Mireille DELMAS-MARTY, « Le pluralisme ordonné et les interactions entre ensembles juridiques », verbatim d’une conférence à l’Université Bordeaux IV le 26 janvier 2006 dans le cadre de la présentation de son ouvrage Les forces imaginantes du droit (II), Le pluralisme ordonné, Seuil, 2006.
[42] Gaïdz Minassian, « L’Arménie sort-elle du postsoviétisme avec la « révolution de velours » ? », in A. de Tinguy (dir.), Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2018/Les Etudes du CERI, n° 241-242, février 2019 [en ligne : www.sciencespo.fr/ceri/fr/papier/etude].
[43] Marian BURCHARDT, Hovhannes HOVANNISSYAN, ibid.
[44] https://www.nytimes.com/2018/12/03/world/europe/romania-bucharest-cathedral.html .
[45] Cité dans Marian BURCHARDT, Hovhannes HOVANNISSYAN, ibid.
[46] Taline TER MINASSIAN, « Architecture et patrimoine à Erevan. De l’identité nationale à « l’héritage » soviétique ? », Histoire urbaine, Société française d’histoire urbaine , 2009/2 n° 25 | pages 15 à 48.
[47]https://www.religion.info/2018/07/13/armenie-une-revolution-de-velours-dans-eglise/#post-3477. footnote-1.
[48] Voir données (PIB et indices de GINI) de la banque mondiale.
[49] https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/le-pari-armenien_2005776.html .
[50]https://www.religion.info/2018/07/13/armenie-une-revolution-de-velours-dans-eglise/#post-3477-footnote-1 .
[51] Gaïdz MINASSIAN, ibid.
Image : Cathédrale Sourp Etchmiadzin, Areg Amirkhanian, CC BY SA-3.0