Depuis le 25 août 2017, à la suite d’une attaque coordonnée par un groupe appartenant à l’Arakan Rohingya Salvation Army contre des postes-frontières birmans, près de 700 000 membres de cette communauté musulmane, dont 60 % d’enfants [1], ont fui vers le Bangladesh voisin pour échapper à la réponse militaire [2] de la Tatmadaw [3]. Arrivés dans le « méga camp » de réfugiés de Kutupalong-Balukhali, district de Cox’s Bazar, ils ont rejoint les 200 000 à 300 000 Rohingyas déjà présents depuis les précédentes vagues de violences (1978, 1991-1992, 2012 et 2016).
Le Bangladesh demande à la communauté internationale de faire pression pour que la Birmanie reprenne ses « citoyens »
Le Bangladesh, où 37 millions de personnes vivent avec moins de 1,90 $ par jour, a fait un effort considérable en matière d’accueil. Toutefois, cet exode lui pose des défis sans précédent sur le plan humanitaire. Le gouvernement, non signataire de la convention de Genève de 1951, souhaite avancer rapidement sur la question du retour des « citoyens déplacés de Birmanie » qu’il ne reconnaît pas comme « réfugiés ».
Un accord a été trouvé entre Dacca et Naypyidaw le 23 novembre 2017 pour organiser le retour des Rohingyas arrivés après les violences d’octobre 2016 et d’août 2017. Les deux gouvernements se sont donnés deux ans pour réaliser leur rapatriement, sur la base juridique d’un précédent accord bilatéral de 1992 qui conditionne le retour à une procédure de vérification. Le 15 avril dernier, les autorités birmanes ont largement communiqué sur le rapatriement controversé de la toute première famille rohingya, mais le Bangladesh, septique quant aux intentions de la partie birmane, en appelle à la pression internationale pour que ses engagements se traduisent réellement en actes.
Un rapatriement basé sur un processus de vérification complexe
Selon l’accord entre les deux pays, le rapatriement des Rohingyas suit plusieurs étapes :
- L’administration birmane envoie des formulaires au Bangladesh, que les candidats au retour remplissent en se rendant auprès des centres d’enregistrement ouverts dans les camps.
- Ces formulaires sont instruits par les autorités birmanes compétentes afin de s’assurer du lien effectif du demandeur avec l’Etat de l’Arakan. La vérification donne lieu à l’établissement d’une liste de personnes autorisées à rentrer [4]. La Birmanie a ouvert à cette fin deux centres d’accueil pour organiser le retour, à Taung Pyo Let Wae et à Nga Khu Ya.
- Les Rohingyas « vérifiés » sont invités à se présenter dans l’un de ces deux centres d’accueil en possession de leur formulaire.
- Une fois rentrés, les Rohingyas sont accueillis dans le « centre de transit » à Hla Phoe Khaung où ils restent de façon temporaire, « le temps de reconstruire leurs maisons brûlées » selon les autorités.
Le Bangladesh, perdant programmé d’un accord sur le retour rendu, de fait, inopérant
Dans la pratique, le système mis en place par l’accord sur le retour pose une série de trois difficultés :
Tout d’abord, la mise en place d’un processus de vérification constitue un obstacle majeur : de nombreux Rohingyas ne possèdent aucun document d’état civil pour prouver leur présence dans l’Arakan. Depuis l’entrée en vigueur en Birmanie de la loi sur la citoyenneté de 1982, 4000 d’entre eux ont été naturalisés et 10 000 disposent d’une National Verification Card (permettant de faire la demande de naturalisation) sur un total de près d’un million [5]. L’accord de 1992 ne permettra donc pas de régler la question du retour : au contraire, il réduit fortement le nombre de personnes « éligibles ».
Les deux centres d’accueil ouverts par la Birmanie peuvent recevoir jusqu’à 300 personnes par jour. Ils sont ouverts cinq jours sur sept. Au total, le nombre de retours est donc limité à 1500 par semaine (soit 78 000 par an). A supposer que le régime fonctionne à flux tendu, il faudrait, dans le meilleur des scénarios, une décennie pour organiser ce rapatriement. Cela ne mettrait pas pour autant un terme à la crise puisque le sort de celles et ceux arrivés sur le sol bangladais avant la crise du 9 octobre 2016 ne serait toujours pas réglé.
Enfin, pour beaucoup de Rohingyas, l’idée d’un retour reste inimaginable tant que leur sécurité ne sera pas assurée en Birmanie. De fait, les Rohingyas désertent les camps d’enregistrement au Bangladesh, craignant un retour forcé.
Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés estime que les conditions du retour ne sont pas réunies
L’accord sur le retour, pour les raisons précitées, rencontre de nombreux points d’achoppement. Alors que les deux capitales s’accusent mutuellement d’un manque de préparation pour expliquer les dysfonctionnements, il conviendrait selon le « P3 » onusien (Etats-Unis, France, Royaume-Uni, les trois membres occidentaux du Conseil de sécurité) d’impliquer le HCR dans le processus via la signature d’un accord tripartite avec les deux gouvernements afin d’assurer un retour « sûr, digne et volontaire » [6] dans le respect des standards internationaux.
Ce retour ne pourra, en tout état de cause, se faire que si certaines conditions sont réunies. Parmi celles-ci, la fin des violences dans l’Arakan et l’accès sans entrave à la région pour les agences de l’ONU, les acteurs humanitaires et la presse internationale. Par ailleurs, un retour volontaire ne semble envisageable que si les causes profondes du malaise dans l’Arakan sont traitées, notamment par la mise en œuvre sans délai des recommandations faites par la Commission consultative sur l’Etat de l’Arakan présidée par Kofi Annan. Pour l’heure, le compte n’y est pas.
Image : Sophisticated Rohingya girl. By Steve Gumaer, Flickr, CC BY 2.0
[1] Rapport de l’Unicef d’octobre 2017 intitulé « Rejetés et désespéré. Les enfants rohingyas réfugiés face à un avenir précaire ».
[2] La résolution du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, adoptée le 5 décembre 2017, explique que les « exactions commises de manière systématique, ciblée et délibérée par les forces de sécurité avec le concours d’acteurs non étatiques dans l’État de l’Arakan, liées à l’usage disproportionné de la force, à des exécutions extrajudiciaires et sommaires, y compris d’enfants, à la violence sexuelle, dont le viol, à des tirs aveugles et à la pose de mines terrestres, à la destruction de biens, de moyens d’existence et de perspectives d’avenir, à des disparitions, à la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, à des attaques contre des lieux de culte et à l’intolérance religieuse, (ont entraîné) des déplacements forcés à grande échelle et porte à croire que des crimes contre l’humanité ont très probablement été commis ».
[3] Nom officiel des forces armées birmanes.
[4] En avril 2018, sur les 8 000 noms envoyés par Dacca, seuls 675 ont été « validés » par Naypyidaw.
[5] Chiffres avancés par le rapport final de la Commission consultative sur l’Etat de l’Arakan présidée par Kofi Annan (p.26).
[6] Voir la déclaration de François Delattre, représentant permanent de la France à l’ONU, lors de la réunion du Conseil de sécurité du 13 février 2018.