Image : Rohingya Protesters pushing for change in Myanmar – G20 Brisbane, Par Andrew Mercer, Flickr, CC BY-NC-SA 2.0
Face à la crise que traversent les Rohingyas de Birmanie depuis août 2017, l’Observatoire Pharos revient sur les persécutions dont cette minorité est victime et expose une série de recommandations.
I. Rappel des faits
Qui sont les Rohingyas ?
Les Rohingyas sont une des multiples minorités ethniques du Myanmar. Ils sont un peu plus d’un million à vivre principalement dans l’Etat Rakhine (anciennement Arakan), au nord-ouest du pays. Selon certains historiens, ces musulmans sunnites seraient les descendants de commerçants et de soldats arabes, mongols, turcs et bengalis convertis à l’islam au XVème siècle.
Pourquoi sont-ils discriminés ?
Le terme même de « Rohingya » est sujet à controverse dans le pays. Les historiens birmans affirment que la désignation n’existait pas avant les années 1950 et qu’elle n’est qu’une invention politique récente. Cette position vient appuyer celle du gouvernement, qui déclare que les Rohingyas ne sont arrivés qu’à la fin du XIXème siècle, lors de la colonisation britannique. Le gouvernement les considère donc comme des immigrés illégaux provenant du Bangladesh.
Il faut souligner que les Rohingyas sont musulmans et qu’ils vivent dans un pays où plus de 90 % des habitants sont bouddhistes. Durant des années, les dictatures militaires ainsi que les mouvements bouddhistes ultra-nationalistes ont construit un récit visant à faire de cette minorité un problème de sécurité nationale et une menace pour le statut privilégié du bouddhisme dans le pays. Ce discours fut notamment un moyen de légitimer le rôle de l’armée en politique. Les Rohingyas sont ainsi souvent mal perçus et victimes de préjugés de la part des autres Birmans.
Comment en est-on arrivé à la crise politique et humanitaire actuelle ?
En 1982, la junte militaire instaure une loi sur la citoyenneté définissant 135 « races nationales » parmi lesquelles les Rohingyas ne sont pas cités. L’État ne reconnaît que les ethnies présentes dans le pays avant l’arrivée des colons britanniques en 1823. Aussi, bien que des historiens affirment que la présence des Rohingyas est avérée avant 1823, cette loi les rend de fait apatrides.
En tant qu’apatrides, les Rohingyas n’ont pas accès au marché du travail, à la propriété, ni aux services publics comme les écoles et les hôpitaux. De plus, ils ne peuvent pas se marier sans autorisation des autorités locales et n’ont aucune liberté de circuler. Ils sont confinés dans leurs villages ou dans des camps et n’ont pas d’accès suffisant aux ressources vitales (eau, nourriture, soins, éducation). Beaucoup d’entre eux tentent de fuir principalement au Bangladesh et en Malaisie par la mer d’Andaman, dans des conditions extrêmement difficiles.
Depuis plusieurs années, leur situation semble se détériorer plus encore. De vives tensions existent depuis longtemps entre les Rohingyas et la communauté bouddhiste du Rakhine. De nombreux épisodes de violences intercommunautaires ont eu lieu depuis 2012, entraînant la mort de plusieurs centaines de personnes et la fuite de plusieurs milliers de Rohingyas.
Dans un rapport de 2013, l’ONG Human Right Watch a accusé les autorités birmanes, des membres de groupes arakanais et des moines bouddhistes d’avoir commis des crimes contre l’humanité en menant « des attaques coordonnées contre des quartiers et des villages musulmans en octobre 2012, afin de terroriser la population et de la déplacer de force ».
En 2015, des organisations civiles alertent sur l’existence très probable d’un génocide en cours au Rakhine. La communauté internationale s’inquiète alors d’un possible « nettoyage ethnique » à l’encontre de la communauté « la plus discriminée au monde » selon l’ONU.
En octobre 2016, l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA), un groupe rebelle tout récemment formé, attaque trois postes-frontières à proximité du Bangladesh. L’armée birmane a rapidement mis en place une forte répression, interdisant l’aide humanitaire et provoquant la fuite de milliers de villageois. Le 25 août dernier, ces événements se sont répétés avec l’attaque simultanée de trente postes de police par des combattants d’ARSA. En réponse, l’armée a bouclé la zone de conflit et engagé des opérations militaires, allant de villages en villages pour traquer les combattants d’ARSA. Depuis l’afflux des réfugiés est sans précédent. Selon les derniers chiffres de l’ONU, environ 480.000 civiles ont traversé la frontière pour rejoindre le Bangladesh et de vives réactions internationales à l’encontre du gouvernement du Myanmar se font entendre ces dernières semaines, notamment de la part des pays à majorité musulmane.
Image: Aung San Suu Kyi – World Economic Forum on East Asia 2012, Par World Economic Forum, Flickr, CC BY-NC-SA 2.0
II. Les Rohingyas au coeur d’une bataille de l’information
L’analyse et les recommandations suivantes émanent d’une source interne à l’Observatoire Pharos établie sur place.
La conseillère d’Etat et de facto chef du gouvernement, Aung San Suu Kyi, a accusé à plusieurs reprises les médias internationaux de répandre un « iceberg de désinformation » sur la situation au Rakhine. Ces accusations mettent en lumière une autre bataille qui se joue depuis le début de la crise humanitaire, celle de l’information et de la recherche de soutiens auprès de la communauté internationale.
L’émergence d’une surenchère rhétorique
Le gouvernement du Myanmar présente ARSA comme une organisation terroriste structurée, bien organisée, composée de nombreux combattants (6 500 selon le gouvernement) et ayant des revendications territoriales. Selon le gouvernement, ARSA aurait pour objectif l’instauration d’un Etat indépendant à majorité musulmane dans le Nord du Rakhine. Certains membres du gouvernement ont également soupçonné ARSA de bénéficier du soutien logistique et financier de groupuscules terroristes internationaux installés au Pakistan et en Arabie Saoudite.
Les premiers jours du conflit, le Ministère de l’Information a publié plusieurs communiqués accusant ARSA d’utiliser des femmes et des enfants comme bouclier humain durant leurs attaques, et de massacrer les populations civiles non-musulmanes, avec des photos non authentifiées à l’appui partagées sur les sites officiels. De son côté, l’armée et le gouvernement annoncent régulièrement que les opérations militaires dans le Rakhine à l’encontre des « extrémistes terroristes » sont proportionnées et conduites en accord avec les normes internationales du droit humanitaire.
Le 6 septembre, la Conseillère d’Etat Aung San Suu Kyi a publié un communiqué alertant la population sur les risques d’attentats de la part d’ARSA dans les principales villes du pays (Yangon, Naypyitaw, Mandalay). Utilisant la peur, ce communiqué a en quelque sorte nationalisé le conflit et tend à légitimer davantage les opérations militaires en cours dans les zones concernées. De la même façon, lors de son entretien téléphonique du 5 septembre avec le président turc Tayyip Erdogan, la « dame de Rangoun » a fait un parallèle entre la situation en Arakan dans le Rakhine et la lutte contre le terrorisme international en Europe et au Moyen Orient.
De son coté, ARSA se présente comme un groupe ethnique armé, au même titre que la vingtaine d’autres groupes ethniques armés présents dans le pays. Si on s’en tient au discours des portes-paroles d’ARSA, ces derniers réclament l’obtention de droits fondamentaux pour la communauté qu’ils disent représenter (citoyenneté, liberté de mouvement, accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à la propriété etc…). Ils réfutent toute revendication territoriale et tout lien avec des organisations terroristes étrangères.
On observe donc une véritable surenchère rhétorique opposant la « rébellion d’ARSA face à l’oppression », et « les mesures de sécurité du gouvernement face à la menace terroriste ».
La recrudescence de la désinformation sur les réseaux sociaux
Entre le 25 août, date des attaques des combattants d’ARSA, et le 2 septembre, plus de 1 500 nouveaux comptes twitter ont été créés pour diffuser des messages de haine et des fausses informations sur la situation au Rakhine (on constate l’utilisation d’hashtag tels que #Bengali, #Extremist, #Terrorist, #kill). La plupart de ces comptes semblent être des bot-like accounts (des comptes automatiques, sans personne réelle derrière) et ont pour but d’inonder la toile de fausses informations ou d’incitations à la haine. Les informations partagées par ces comptes robots sont souvent non-authentifiées et exposent les victimes des combattants d’ARSA mais aussi les victimes des opérations militaires conduites par l’armée birmane.
Une compétition victimaire, opposant les victimes non-musulmanes d’ARSA d’un coté et les victimes de la communauté Rohingya de l’autre, s’est ainsi développée sur les réseaux sociaux afin d’attirer l’attention et le soutien de la communauté internationale.
III. Que reproche la communauté internationale à Aung San Suu Kyi ?
Accusée de laxisme face aux allégations « d’épuration ethnique » perpétrée par l’armée birmane, Aung San Suu Kyi a tardé à réagir aux vives critiques de la communauté internationale. Boycottant la tribune de l’Assemblée Générale des Nations Unies, elle ne s’est exprimée publiquement sur le sujet que le 19 septembre, plus de trois semaines après le début de la crise, lors d’un briefing diplomatique retransmis en direct sur les chaînes de télévision birmanes.
Lors de son allocution, la Conseillère d’Etat a cherché à apaiser la communauté internationale en condamnant fermement toutes les violations des droits de l’homme commises sur les habitants du pays (et pas uniquement sur ses citoyens) et en assurant que les auteurs de ces violations seraient jugés conformément au droit birman. Aung San Suu Kyi a également déclaré que son gouvernement était prêt à organiser le retour des réfugiés au Rakhine. Ce retour sera toutefois conditionné par un processus de vérification qui devra s’effectuer selon les termes d’un accord bilatéral passé entre le Myanmar et le Bangladesh en 1992. Conformément à cet accord, les réfugiés devront apporter une preuve de résidence dans l’Etat du Rakhine, et cette situation est de fait difficile à prouver en raison de leur apatridie. La dame de Rangoun s’est également engagée à mettre en oeuvre les recommandations formulées par la commission sur le Rakhine présidée par Kofi Annan.
Considérée par beaucoup d’observateurs comme une réponse a minima, ce discours d’Aung San Suu Kyi démontre en réalité la faible marge de manœuvre dont elle dispose dans la gestion de ce dossier.
Il faut souligner à cet égard le quasi-consensus qui existe au sein de la société birmane d’aujourd’hui quant au rejet de la minorité rohingya. Le Myanmar est un pays dont la nation est en pleine redéfinition, et la grande majorité des différentes communautés du pays n’est pas favorable à ce que les Rohingyas en fassent partie. Déjà affaiblie sur le plan national du fait que les négociations de paix avec les groupes ethniques armés peinent à avancer, Aung San Suu Kyi ne peut donc pas se permettre de perdre le soutien de la majeure partie de son électorat en défendant les droits de la communauté rohingya. A l’inverse, son discours visant à accuser la communauté internationale de véhiculer un « iceberg de désinformation » a renforcé le soutien de la population envers le gouvernement de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND). Les rassemblements publics en soutien à Aung San Suu Kyi se sont ainsi multipliés dans les principales villes du pays ces derniers jours.
Il est également essentiel de rappeler que le gouvernement civil de la LND doit cohabiter et composer avec une institution militaire (appelée Tatmadaw) restée toute puissante. Conformément à la Constitution de 2008, l’armée contrôle trois ministères (de l’intérieur, de la défense, et des frontières) et dispose du monopole décisionnel en matière de sécurité nationale et de défense. L’armée est totalement indépendante dans la prise de décision et dans la conduite d’opérations liées au maintien de la sécurité nationale. A titre d’exemple, les autorités civiles du gouvernement n’ont pas accès à la zone de conflit et n’ont que peu d’informations sur ce qui s’y passe.
Le chef de l’armée, qui n’est pas responsable devant les autorités civiles du gouvernement, a un rôle clé dans la gestion de la crise actuelle. Le Tatmadaw prend d’ailleurs la situation au Rakhine très au sérieux, y voyant une atteinte à la souveraineté nationale et à l’intégrité territoriale du Myanmar. A ce titre, le chef de l’armée a demandé au Président U Htin Kyaw, le 30 aout dernier, de déclarer l’état d’urgence dans le Nord du Rakhine afin de conférer au Tatmadaw l’ensemble des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires conformément au chapitre 11 de la Constitution. Cette demande a toutefois été rejetée par le Président et les autorités civiles du gouvernement. Ce refus aurait entrainé une très grande frustration dans les rangs décisionnaires du Tatmadaw. Nombre d’analystes politiques birmans ont alors craint une nouveau coup militaire constitutionnel via le recours à l’article 40b de la Constitution qui autorise le chef de l’armée à prendre toute(s) mesure(s) nécessaire(s) en cas de danger(s) imminent(s) sur la vie des habitants.
Dans un tel contexte, la réponse a minima d’Aung San Suu Kyi démontre moins un laxisme envers les allégations de violations des droits de l’Homme que la faible marge de manœuvre dont elle dispose dans la gestion de la crise du Rakhine.
Image : Boy by the tents, Par Steve Gumaer, Flickr, CC BY-NC 2.0
IV. Recommandations à l’attention des acteurs internationaux
1 – Couvrir la situation au Rakhine en ayant recours à des termes neutres du droit humanitaire
Les différents acteurs (communauté internationale, médias internationaux, diaspora Rohingya d’un côté; et gouvernement birman, l’armée birmane et une majorité de la population de l’autre) tiennent des discours discordants sur les événements en cours dans le Nord du Rakhine. Chaque acteur tend à mettre en avant l’appartenance ethnique ou religieuse des victimes, renforçant ainsi les tensions et les divisions intercommunautaires. C’est pourquoi il serait préférable d’avoir recours à des termes et catégorisations plus neutres issus du droit humanitaires tels que « populations civiles » et « combattants » pour couvrir la crise actuelle.
2- Ne pas relayer des informations non-vérifiées
Depuis la recrudescence des violences le 25 août dernier, de nombreuses informations non vérifiées – provenant à la fois du gouvernement et de la communauté rohingya – ont été diffusées sur les réseaux sociaux et relayées par des journalistes, des diplomates et des organismes de défenses des droits de l’Homme. Répandant la peur et les rumeurs, cette pratique a eu pour conséquence d’attiser les tensions intercommunautaires dans le pays. Il est primordial que les acteurs internationaux s’abstiennent de relayer des informations non vérifiées.
3- Acheminer l’aide humanitaire par le biais d’organisations locales
Compte-tenu de la faible probabilité que les agences humanitaires internationales aient accès au nord du Rakhine dans les semaines et les mois à venir, il est essentiel que celles-ci transmettent l’aide humanitaire à des organisations locales qui se chargeront de la redistribution dans les zones concernées. Les régulations des donneurs et agences humanitaires internationales pourraient être assouplies en tant que de besoin afin de faciliter ce processus de coopération avec des organisations locales.
4- Renouer un dialogue constructif avec le gouvernement civil et les forces de sécurité
L’approche visant à critiquer le gouvernement et l’armée birmane pour sa gestion de la crise au Rakhine adoptée par certains médias internationaux, des groupes de défense des droits de l’Homme et quelques diplomates semble être contre-productive. Elle tend à isoler le gouvernement birman qui, en réponse, renforce ses critiques à l’égard de la communauté internationale. Un ton international plus neutre et un engagement plus constructif semblent nécessaires pour que puisse être définie une réponse durable à la crise en cours, en conformité avec les normes internationales du droit humanitaire.
5- Communiquer sur les recommandations de la commission sur l’Arakan et aider le gouvernement dans la mise en œuvre de ces recommandations
Le 23 août dernier, la commission sur le Rakhine présidée par Kofi Annan a rendu aux autorités birmanes son rapport final qui comprend une série de recommandations pour améliorer la situation de l’Etat et de ses habitants à moyen terme. Ces recommandations semblent jusqu’à présent n’avoir reçu que peu d’attention. Il serait par conséquent opportun pour la communauté internationale de mobiliser les informations contenues dans le rapport final de la commission, et d’apporter un soutien technique au gouvernement birman dans la mise en œuvre des différentes recommandations.