Regards sur le cinéma indigéniste bolivien
À travers des réalisateurs comme Sanjinés, le cinéma indigéniste bolivien permet de rendre visibles et audibles la pluralité des identités indigènes et leurs revendications politiques et sociales. Cet article issu du dossier cinéma illustre les différents rôles que joue le cinéma, de la représentation vers l’action collective.
« Nous avons commencé à faire du cinéma avec la ferme intention […] d’attirer l’attention de cette société sur les valeurs culturelles des minorités indigènes qui, quantitativement, sont les plus importantes en Bolivie » Jorge Sanjinés, 2004
La naissance d’un cinéma revendicatif
Le cinéma bolivien commence à La Paz en 1897 où sont projetées les premières images cinématographiques. La production nationale se développe ensuite dans les années 1920, lorsque le pays commence à accueillir des cinéastes d’Europe et des États-Unis. Corazón Aymara, film perdu de Pedro Sambarino en 1925, est considéré comme le premier long métrage réalisé en Bolivie. Ce film s’inscrit dans les projets indigénistes du début du XXe siècle, et contribue pour l’anthropologue J.D. Himpele (2008) à alimenter le « registre visuel de la modernisation de l’État-nation ». Il pose les jalons d’un cinéma engagé, social et partial. Cependant la guerre du Chaco (1993-1936) freine l’essor du cinéma bolivien.
La production de documentaires d’actualité se poursuit et le premier film sonore bolivien La guerra del Chaco (Luis Bazoberry, 1936) paraît. En 1953, Jorge Ruiz signe Vuelve Sebastiana, premier film bolivien à obtenir un prix international. Figure de proue du cinéma politique bolivien, le cinéaste déclare : « quand je suis tombé sur un appareil photo, j’ai su que c’était un formidable moyen d’éduquer, d’atteindre tout le monde » (Callisaya, 2002) « Le cinéma peut être un outil puissant de changement social et politique, et il est de la responsabilité des cinéastes d’utiliser cet outil pour raconter des histoires pertinentes et significatives » (Callisaya, 2002). En 1952, le Mouvement National Révolutionnaire (MNR) renverse le gouvernement conservateur et conduit à la mise en place de réformes politiques, économiques et sociales importantes, comme le suffrage universel. Cette révolution marque un tournant dans la lutte pour les droitsde peuples indigènes, historiquement marginalisés.
Jorge Sanjinés et la renaissance du cinéma bolivien
Le cinéma politique connaît un nouveau relent en Bolivie dans les années 1960, alors que le pays est en proie à de profondes tensions sociales, économiques et politiques. La Bolivie connaît alors une vague de révoltes et de mouvements sociaux, notamment impulsée par les mineurs, les paysans et les travailleurs urbains. Alors que les premiers mouvements indigénistes défendent le modèle de métissage national comme solution à la marginalisation des peuples indigènes, un nouveau discours fondé sur la reconnaissance des particularismes culturels voit le jour dans les années 1960.
En 1964, un coup d’État militaire renverse le gouvernement élu et marque le début de la dictature qui dure jusqu’en 1982. De nombreux militants politiques et sociaux disparaissent durant cette période marquée par la répression politique et la torture. C’est dans ce contexte que paraît le premier long métrage du célèbre Jorge Sanjinés, Yawar Mallku (1969). Une communauté indigène sert de décors au film, mettant en scène des acteurs locaux et traitant des problèmes de l’exploitation minière et de la domination économique étrangère. Le film fait scandale lors de sa parution en raison de la radicalité de son message et de l’emploi de la langue quechua, langue indigène andine.
Le Grupo Ukamau
Le Grupo Ukamau, « en avant » en langue aymara, est un groupe de cinéastes boliviens fondé en 1972 par Jorge Sanjinés et Oscar Soria. Le groupe, composé principalement de cinéastes et d’artistes engagés politiquement, cherche à se faire relai des luttes ainsi qu’à objectiver l’expérience des populations autochtones et paysannes en Bolivie. Il produit des documentaires et des fictions jusque dans les années 1990. En 1976, le Grupo Ukamau ouvre une école de cinéma à la Paz qui permet l’avènement d’une nouvelle génération de cinéastes. Sur le plan formel, cette subversion cinématographique se caractérise par l’emploi de comédiens amateurs, de tournages avec des décors réels, et par l’utilisation d’un matériel maniable, léger, et peu coûteux. D’un point de vue narratif, les cinéastes incarnent la nécessité de refléter les problèmes sociaux et d’identifier les causes de l’oppression, des inégalités et de l’invisibilisation auxquelles sont sujettes les populations indigènes.
La visibilisation de la pluralité identitaire indigène
Le cinéma bolivien est à la « recherche obsessionnelle de l’insaisissable identité nationale » (Morales, 2016). Selon René Zavaleta, la Bolivie est un pays à la société « bigarrée » : 36 groupes culturels sont officiellement reconnus depuis 2009 pour environ 12 millions d’habitants. le syncrétisme caractérise la vie religieuse du pays, entre catholicisme et croyances indigènes. Les cultures indigènes (41 % de la population) sont principalement andines, avec une forte représentativité des quechuas et aymaras. Ces peuples ont fait face à une histoire de domination et de marginalisation sociale, politique et économique.
La reconnaissance et la défense des droits indigène, un des moteurs de la visibilisation de l’identité indigène, se confrontent à une élite majoritairement blanche et urbaine. Dans la première moitié du XXe siècle, la Bolivie connaît un exode rural qui s’accélère à partir des années 1950, en particulier dans l’Altiplano, le berceau des cultures indigènes andines. Le cinéma bolivien s’est inquiété des mutations sociales et du processus d’acculturation que supposait un tel exode rural, notamment dans la transmission des langues et traditions entre les générations. Il utilise alors des motifs récurrents pour représenter l’identité indigène.
Représentations des peuples indigènes au cinéma …
La censure de l’État et les représentations orientalisantes des peuples indigènes marquent les premières années du cinéma bolivien. Bien que ces films témoignent d’un intérêt pour la représentation de la diversité culturelle de la Bolivie, les personnages autochtones sont joués par des acteurs non aborigènes jusque dans les années 1950. C’est à cette époque que Jorge Ruiz emploie des acteurs locaux. Son but est de sauver les cultures indigènes qu’il pense menacées par l’occidentalisation de la société. Les langues traditionnelles se font entendre au cinéma à partir du milieu des années 1960, avec Ukamau (1966) en langue aymara et Yawar Mallku (1969) en langue quechua. Ce dernier propose une réalisation militante en traitant de l’identité indigène bolivienne sous le prisme de l’exploitation.
…au travers des espaces…
L’opposition entre la ville et la campagne, en particulier entre La Paz et Altiplano, est très marquée dans les œuvres. La campagne est racontée comme un espace lié à la culture, à la famille et à la communauté indigène, au travers notamment de la restitution de rites culturels, généralement filmés par des plans d’ensemble. La ville est au contraire un lieu étranger, souvent dépeint comme propice à la violence, au racisme, à la frustration, et à la solitude. Le film Utama (2022) explore cette idée au travers des interactions entre les personnages de Sisa et Virginio, vivant dans un village quechua, avec Clever, leur petit-fils.
Ce dernier, à l’aune de la sécheresse qui les menace, cherche à convaincre ses grands-parents de trouver refuge et confort à la ville. Véhément, Virginio refuse d’envisager cette idée, qu’il associe à une trahison envers sa propre identité. Dans La Nación clandestina (1989), le personnage principal est confronté à la dure réalité de l’exil après être parti de son village aymara. Plusieurs scènes montrent sa volonté d’intégration, puis les discriminations subies à La Paz, qui justifient son désir de retourner mourir là où il a grandi.
Une opposition ville et ruralité
L’opposition entre l’urbain et le rural se retrouve aussi dans l’incarnation des discordances générationnelles, par l’emploi de personnages jeunes associés à l’urbain face à ses ascendants restés dans les campagnes. Utama (2022) illustre cet antagonisme dans la représentation d’une famille touchée par l’exode rural intergénérationnel. Les grands-parents de Clever manifestent leur inquiétude à l’idée que leur enfant n’a pas perpétué la culture quechua lors de son accession à la ville.
Cette juxtaposition des espaces traduit un souci lié à l’acculturation, perçue comme nécessaire pour l’accès aux opportunités économiques, mais véhiculant un risque de perte des particularismes indigènes. Une scène de Chuquiago (1977) montre un petit garçon toisant La Paz. Alors qu’il demande à l’un de ses camarades : « A-t-on besoin de parler espagnol pour vivre là-bas ? », il se voit répondre « Bien sûr qu’on en a besoin ». Le film explore l’existence de codes culturels propres à l’environnement urbain, qui permet l’accès aux opportunités économiques et à l’élévation sociale.
… et des mouvements
Le cinéma classique se caractérise par l’emploi de structures narratives articulées autour du voyage. Les personnages principaux tendent à s’engager dans des voyages de transformation dont l’aboutissement se situe toujours dans le retour à leurs origines (Morales, 2016). Dans La Nación clandestina, Sebastian, exclu de son village, y retourne à la fin de sa vie pour chercher la repentance et performer jusqu’à la mort une danse rituelle. Cette idée du voyage circulaire qui lie un départ vers l’inconnu puis le retour vers sa terre, se retrouve dans de nombreuses œuvres cinématographiques, comme le court-métrage Max jutam (2010) ou les films miroirs Rojo, Amarillo, Verde (2009) et Vuelve Sebastiana (1953).
Sanjinés perçoit dans cette construction narrative une allusion à la conception aymara du temps, qui s’oppose à la perception linéaire occidentale de l’écoulement temporel. Les Aymaras tournent le dos au futur, inconnu, pour contempler le passé, connu, et source de construction. Sanjinés utilise une technique de caméra pour transcrire cette idée à l’écran, baptisée « plan-séquence intégral ». Elle utilise une mise au point profonde, englobant tous les protagonistes d’une scène. « Le plan-séquence devient intégral lorsque le temps cesse de passer linéairement et le plan peut inclure à la fois le passé et le présent. »
Lorsque Sebastian s’enfuit de son village poursuivi par une foule (La Nación Clandestina), la caméra le suit de loin alors qu’il court au sommet d’une montagne. À mesure que l’homme s’éloigne, le visage de Sebastián se rapproche de la caméra. Dans la même image, le passé et le futur se rencontrent. La scène d’ouverture préfigure cette représentation filmique.
Évolutions des codes de la représentation dans le cinéma contemporain :
Alors que le cinéma indigéniste classique tend à leur donner un caractère collectif, le cinéma contemporain s’intéresse aux individualités de ses personnages. Il s’immisce dans leur intimité pour illustrer leurs histoires et leurs émotions. Le collectif Socavón Cine defend cette vision particulière, que partage Kiro Russo réalisateur Dark Skull en 2016. Le film s’intéresse au monde minier en définissant son personnage principal par son alcoolisme et en insistant sur la nature des relations des travailleurs.
Cette approche diffère de celle adoptée par le cinéma classique où l’identité des mineurs est présentée sous le prisme de l’exploitation ou du combat pour le respect de leurs droits. Cette évolution s’inscrit dans le prolongement de la réforme constitutionnelle de 2009 impulsée par Evo Morales, qui reconnaît la diversité culturelle et linguistique du pays, ainsi que les droits des peuples indigènes à l’autodétermination.
Une offre cinématographique nationale encore minoritaire
Parallèlement, le cinéma bolivien se renouvelle. Jusque dans les années 2010, le secteur connaît une distribution limitée de ses films au sein de ses frontières, et ce malgré une reconnaissance sur le plan international. En 2011, moins de 10 % des Boliviens étaient déjà entrés dans une salle de cinéma, dont le pays ne comptait qu’une quinzaine. La fréquentation des salles de cinéma s’est cependant fortement accrue durant la décennie passée, avec un taux de fréquentation de 62 % en 2018. Malgré son développement, la distribution reste fortement marquée par des films étrangers, en particulier américains et européens. En 2018, seuls 23 films boliviens ont été distribués pour 264 films au total, une distribution dominée massivement par le cinéma étranger.
Certaines initiatives ont émergé à partir des années 2010, comme la création de micro-cinémas ou le vote d’une loi en 2018 visant à dynamiser la distribution nationale. Malgré une faible diffusion au niveau national, le cinéma indigéniste a cependant une longue histoire de récompenses internationales. Ukamau a été primé au Festival de Cannes, Yawar Mallku à la Mostra de Venise, Le Courage du peuple à la Berlinale, La Nación clandestina au Festival de Saint-Sébastien.
La représentativité cinématographique des peuples indigènes connait un plus large succès à l’étranger qu’à l’intèrieur des frontières boliviennes, ce qui questionne sur leur portée réelle. Les films primés du cinéma classique constituent un matériau ethnographique, à la limite entre la fiction et le documentaire livrant une description stéréotypée des peuples indigènes, marquée par la précarité paysanne.
Le cinéma comme répertoire de l’action collective
Pour Sanjinés, « le film révolutionnaire ne raconte pas d’histoires, il fait plutôt l’Histoire » (Campbell, 1976). Si le groupe Ukamau fait figure d’allégorie du progrès, il interroge la fonction et la portée de l’œuvre du cinéaste dans la lutte politique et dans la recherche de reconnaissance identitaire. Ainsi, le cinéma bolivien se cantonne-t-il à faire état d’une situation politique ou contribue-t-il à son édification ? Occupe-t-il une position strictement descriptive ou revêt-il un caractère incitatif et prescriptif ? « Le cinéma est un moyen de faire prendre conscience aux gens de leur situation » (Rodrigo Bellott, 2019). Le cinéaste présentait alors le cinéma comme un outil didactique permettant d’objectiver une situation partagée.
Ainsi, le cinéaste est-il capable d’objectiver des situations vécues collectivement ? Ne deviendrait-il pas, en instituant une identification collective à l’expérience d’oppression, l’instigateur d’une conscience de classe ? En édifiant des portraits sociétaux, serait-il capable de fabriquer un terreau à la révolte ? Sanjinés répond à la question en déclarant à propos du groupe Ukamau : « Notre cinéma qui depuis sa première production indépendante Révolucion, un court métrage de seulement 10 minutes, se préoccupe de la cause sociale, a eu comme ambition la construction d’un matériau cinématographique pouvant servir à la lutte historique du peuple pour sa libération aussi bien interne qu’externe ».
En ce sens, le documentaire Bolivia en llamas, réalisé par Jorge Soliz, a documenté les manifestations populaires qui ont conduit à la chute du président Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003. Le film largement diffusé dans tout le pays, connait un certain succès et fait écho aux revendications des manifestants et in fine mobilise l’opinion publique. Le cinéma appartiendrait donc au répertoire de l’action collective. À l’instar de l’influence du manuel De la dictature à la démocratie de Gene Sharp, le cinéma en filmant puis en se constituant comme source de mémoire de l’oppression puis de la lutte, sert de source d’influence à la tenue de mouvements protestataires internes et externes.
Cette rupture par rapport au récit national pourrait naître de la représentation du pluralisme identitaire que la filmographie permet. En illustrant l’altérité, il permet la genèse d’un imaginaire collectif protéiforme et critique : « Pour toute société, l’art et le cinéma sont des lieux constituants, car peut s’y produire le miracle de “regarder » l’essence des diverses réalités. […] Il est pour cela naturel que le cinéma puisse contribuer à la connaissance intime de soi-même que toute société nécessite pour vivre et survivre. »
Bibliographie :
Disponible dans le dossier cinéma et pluralisme p. 22