L’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil, dimanche 28 octobre, a ébranlé plus d’un observateur et fait craindre un déchaînement de violence. Ce cas illustre le dialogue toujours plus difficile entre différents points de vue, au Brésil comme ailleurs.
Retour sur les faits
Avec 55 % des voix au second tour et une abstention autour de 20 %, le Brésil a élu Jair Bolsonaro sans ambiguïté. Seuls les États du nord-est ont voté à une très grande majorité pour son principal opposant, Fernando Haddad (du Parti des Travailleurs, PT). S’ajoute l’État du Pará, où Fernando Haddad l’a emporté à une courte majorité. Dans presque tous les États, le choix est sans appel : autour de 65-75 % pour le vainqueur et 25-35 % pour le perdant.
Les élections régionales (des États) se tenaient en même temps.
Des positions en apparence irréconciliables
Vue d’Europe, l’élection de Jair Bolsonaro apparaît comme un cataclysme incompréhensible. La plupart des grands médias européens, américains ou canadiens (de Le Monde au Nouvel Obs, du New York Times à Radio Canada) définissent Jair Bolsonaro en ces termes depuis le début de la campagne : raciste, homophobe, misogyne, d’extrême droite. Ils ne comprennent pas l’attrait qu’il exerce sur de nombreux Brésiliens.
Côté brésilien, le mot d’ordre des pro-Bolsonaro est « Dehors les gauchistes, les communistes, les corrompus » (le terme communiste vient des origines de la fondation du PT, à savoir la lutte armée communiste contre le régime militaire). À noter, le mot d’ordre est très présent chez les Brésiliens lisant les journaux étrangers : les classes supérieures. On l’entend aussi parmi les populations les plus pauvres des grandes villes. Les partisans du candidat Bolsonaro accusent les médias occidentaux d’être aveuglés par leur gauchisme. Ils leur reprochent de ne rien comprendre à la réalité de la vie au Brésil et de défendre l’ancien président Lula par idéologie. Ils les accusent de tenir pour rien les accablantes révélations de corruption qui entourent le PT. De ne pas saisir la situation économique catastrophique du Brésil. Ils soulignent que c’est bien leur candidat qui a été poignardé pendant la campagne. Ainsi, ils considèrent que la violence et l’intolérance viennent des « gauchistes » ou des « communistes ».
Les Brésiliens anti-Bolsonaro reprennent les accusations portées contre Jair Bolsonaro. Ils s’appuient sur de nombreuses déclarations passées ou faites par le candidat pendant la campagne : nostalgie pour l’époque de la dictature militaire, promotion de la torture, propos contre les noirs ou les homosexuels…
Des tensions exacerbées et un risque de violence
Fait marquant, il est impossible de tracer des contours précis des partisans de chaque camp. À l’exception du nord-est du Brésil, bastion du PT et qui lui est resté fidèle, dans tout le pays les lignes de démarcation sont brisées. Des deux côtés, on retrouve des femmes et des hommes, des noirs, des pauvres et des classes aisées, des jeunes… Seule exception : le monde des affaires s’est rallié à Jair Bolsonaro (et à son conseiller économique ultra-libéral, Paulo Guedes). L’Église universelle du Règne de Dieu lui a également apporté son soutien officiel et matériel.
De part et d’autre, pendant toute la campagne et dès l’annonce des résultats de l’élection, la tension est montée. De nombreux épisodes de violence ont émaillé la campagne présidentielle. Le point culminant est la tentative d’assassinat contre M. Bolsonaro, le 6 septembre. Des craintes viscérales, des deux côtés, ont donné un ton d’une rare violence aux débats. Par exemple, une photo a circulé sur les réseaux sociaux dès le mois d’août : on y voit des narco-trafiquants de Rio de Janeiro posant devant un panneau « Bolsonaru (sic) é bala » (« Si tu votes Bolsonaro, tu vas prendre une balle »). Plusieurs médias ont prouvé, photo originale à l’appui, que la photo était truquée, mais le message est resté. Les Brésiliens ont ressenti que leur vote n’était pas pleinement libre et pouvait avoir des conséquences pour leur sécurité personnelle. De fait, le soir même des élections, des électeurs des deux partis ont agressé des opposants. La police anti-émeute était présente dans les rues des grandes villes.
Pour une mise en contexte : quelques données économiques
Le Brésil est le plus grand pays d’Amérique du Sud, avec ses 8,5 millions de km2 et ses près de 208 millions d’habitants. Sa population comprend des descendants d’européens, d’asiatiques, d’africains et de populations autochtones, appelées indígenas. Les métis sont également très nombreux. Pour autant, les disparités entre communautés sont nombreuses : accès à l’éducation, à la santé, au logement décent, à l’emploi, risque d’agression, d’arrestation ou d’emprisonnement. Les inégalités sont criantes de façon générale et l’indice de Gini reste parmi les 5 plus élevés au monde. Il était de 0,627 en 1990 et est passé à 0,513 en 2015. Par comparaison, l’indice s’établit à 0,327 pour la France et 0,377 pour la Russie.
Les années Lula ont été marquées par une politique sociale qui a, certes, permis d’améliorer l’accès à l’instruction et fait sortir de nombreux Brésiliens de la misère. Cependant, cette politique était assise sur une envolée du prix des matières premières, n’a pas été couplée à des réformes économiques ou structurelles de fond, et a été minée par la corruption organisée à tous les étages de l’État, du monde des affaires et du PT.
La situation sécuritaire
La violence est endémique, la criminalité atteint des niveaux inimaginables en Europe. Les agressions violentes voire à main armée sont quotidiennes et peuvent toucher tout le monde. Les homicides ont fait 63 880 victimes en 2017. Les victimes tombent sous des balles perdues, sous celles de narco-trafiquants, ou celles de la police ou de l’armée. Le système judiciaire est à bout de souffle et les conditions carcérales inhumaines : surpopulation alarmante, sécurité inexistante, corruption des gardiens, jeunes filles enfermées dans les cellules des hommes, torture. Les événements de 2017 (lorsque des émeutes ont donné lieu à des règlements de comptes armés dans plusieurs prisons du pays) ont cruellement illustré ce point.
Les femmes sont particulièrement victimes du climat social : viols, meurtres, violences familiales, mères seules abandonnées par le conjoint, crainte pour la vie de leurs enfants, en particuliers les jeunes hommes noirs.
Le ras-le-bol général s’exprime depuis plusieurs années. On se souvient des émeutes au moment de la Coupe du Monde de football. Des manifestations contre Dilma Rousseff (accusée d’avoir maquillé les comptes publics) et de sa destitution. Ou encore des divisions profondes sur la légitimité du président par interim, Michel Temer, ainsi que des manifestations contre le PT (au centre du scandale Lava Jato) ou encore celles pour exiger la vérité sur l’assassinat de la militante et représentante politique Marielle Franco.
Quelques témoignages
Au-delà des chiffres, les témoignages personnels de Brésiliens fournissent des exemples éloquents.
- Accès à l’école : les écoles publiques sont réputées très mauvaises, tandis que les universités publiques sont bien meilleures et moins chères. Il faut donc pouvoir scolariser ses enfants dans le privé pour leur faire suivre de bonnes études dans le supérieur.
- Violences policières : lors d’une interpellation en pleine rue, la police n’hésite pas à faire entrer le suspect au commissariat à coups de genoux dans le ventre. Quand le suspect fuit, la police peut faire feu. Les forces de sécurité représentent donc tant une protection qu’une menace.
- Situation des femmes : corruption, échec des institutions et manque de confiance dans les pouboirs publics affaiblissent la justice. Certaines femmes expliquent ne pas porter plainte contre leur violeur, contre un mari violent ou ayant abandonné le foyer. Elles ne font pas confiance aux autorités (le taux d’élucidation est en effet infime). Certaines ne veulent pas vivre en sachant qu’un homme est en prison à cause de leur plainte.
Corruption et violence : grille de lecture de l’élection
Face à cette situation, tous les Brésiliens ont un point en commun : ils sont excédés.
Le nœud de la discorde ne se situe alors pas dans le diagnostic (souvent partagé), mais dans la réponse. On peut reprendre certaines positions ou déclarations de Jair Bolsonaro qui ont scandalisé ses opposants.
Des propos attaqués
- « Il n’y a pas de problème d’homophobie au Brésil ». Si l’homophobie peut prendre de nombreuses formes, Jair Bolsonaro a fait campagne sur le thème de la lutte contre les violences physiques. Les associations LGBT au Brésil dénoncent plus d’un assassinat homophobe par jour. Si ce chiffre peut paraître effarant, il faut le rapporter à une population de 200 millions d’habitants, mais plus encore aux 63 880 victimes d’homicides en 2017. On sait aussi que les femmes sont beaucoup plus touchées. Les jeunes hommes noirs sont également largement sur-représentés parmi ces victimes. Du point de vue adopté par M. Bolsonaro, l’homophobie n’est donc pas un problème particulier. Le discours, quant à lui, n’en est pas moins violent.
- « Je ne vous violerai pas, vous ne le méritez pas ». Cette phrase prononcée par Jair Bolsonaro était destinée à une députée, Maria do Rosário. L’altercation complète est violente. La députée l’interrompt en pleine interview télévisée et l’accuse d’être un violeur. Il lui répond par cette phrase. Si les mots sont violents, il faut bien comprendre leur fond. La violence contre les femmes est un véritable fléau et deux positions s’affrontent sur la manière d’aborder le problème. Pour certains, les agresseurs sont eux-mêmes victimes d’une société violente, inégalitaire et gangrenée par la corruption. Il faudrait alors les accompagner. Pour d’autres, les victimes finales, à savoir les femmes, ont le droit d’obtenir justice. Les agresseurs n’ont donc leur place qu’en prison. Pour Jair Bolsonaro, il méritent même la castration chimique. Dans les deux camps, on trouve de nombreuses femmes. Dans cette altercation, ce sont bien ces deux points de vue qui s’affrontent et cela explique que cet épisode n’ai pas discrédité M. Bolsonaro aux yeux de ses partisans.
Des opinions clivantes
- L’admiration pour la dictature. Pour beaucoup, la dictature militaire (1964-85) est une période de calme relatif du point de vue de la criminalité. Les opposants rappellent les 434 morts ou disparus directement imputés au pouvoir dictatorial (il faudrait ajouter quelques 1 500 paysans). Les partisans, en revanche, les mettent en relation avec le nombre de victimes d’homicides dans le Brésil actuel. La question n’est donc pas de savoir si M. Bolsonaro souhaite un régime dictatorial. Ce qui séduit ou fait fuir, c’est le pouvoir qu’il souhaite donner à l’armée. À nouveau, on retrouve les deux camps dans un même milieu social : les parents peuvent aussi bien craindre les violences de l’armée que celle des criminels.
- Le port d’arme. Au Brésil, le débat est de nature pratique. Face à l’omniprésente violence, les citoyens devraient-ils pouvoir se défendre seuls ? Cette question est à mettre en parallèle avec l’absence de confiance dans le système judiciaire. Une vidéo tirée de caméras de surveillance a fait scandale pendant les élections. On y voit un jeune homme menaçant arme à la main un groupe de mamans et d’enfants à la sortie d’une école. Or, parmi les femmes présentes, l’une est policière mais pas en service. On la voit sortir son arme et tirer à bout portant sur l’agresseur, qui décédera de ses blessures. Cette maman s’est ensuite portée candidate aux élections régionales. Elle a alors utilisé cette vidéo comme argument de campagne. D’après elle, la sécurité des enfants devant une école est plus importante que la vie de son agresseur et le droit de se défendre doit être reconnu. De leur côté, les opposants à cette mesure craignent que les balles perdues et les règlements de comptes se multiplient. Ils ont peur que les citoyens se fassent justice seuls.
Une image de « Monsieur Propre »
- Jair Bolsonaro dit vouloir éradiquer la corruption. De fait, après son élection, il a nommé le juge Moro (à la tête des enquêtes du Lava Jato) ministre de la Justice. Pour nombre de partisans, Jair Bolsonaro a les mains propres et fait ce qu’il dit. Son nom n’est en effet jamais apparu à aucun niveau des nombreux procès de corruption (Mensalão, Lava Jato…), contrairement aux représentants du PT ou des grands partis de droite. Les opposants de M. Bolsonaro, quand à eux, accusent le juge Moro de s’être acharné sur le PT et sur Luiz Inácio Lula da Silva en particulier (dont la candidature a été invalidée par le Tribunal supérieur électoral, alors que les sondages lui donnaient 20 points de pourcentage d’avance sur Jair Bolsonaro). La frontière entre lutte contre la corruption et anéantissement du principal parti brésilien est donc floue.
Cette élection redonne-t-elle sens au débat politique et aux choix éthiques ?
En bout de ligne, les Brésiliens ont eu un véritable choix éthique et politique à faire : il s’agissait de soupeser et de comparer la gravité de la corruption, de la criminalité et de la violence d’État. Certains ont jugé que la violence d’État était pire que la corruption et la criminalité. D’autres que la corruption nourrissait la criminalité et que seul un État fort et aux méthodes radicales pourrait améliorer leur sort.
Les Brésiliens ne sont pas les premiers à faire ce choix. Il interroge nos représentations de la vie en société, nos échelles de valeurs. Cependant, le plus grave dans cette élection n’est peut-être pas la question de la corruption ou la violence. Le vrai danger apparaît quand, à partir d’un constat pourtant largement partagé, les partisans de solutions différentes en viennent à s’agresser, voire à tenter d’assassiner l’adversaire. Face à l’exaspération, il devient alors impossible de parler de solutions éprouvées ou de recherche d’un juste milieu.
Note :
Cet article est une synthèse personnelle de l’auteur. Elle s’appuie sur des informations tirées des médias, des institutions brésiliennes et d’organisations spécialisées. L’auteur a également utilisé des témoignages de Brésiliens vivant au Brésil et des observations faites en personne en 2017.
Image : Brasília – Conselho de Ética rejeita processo contra o deputado Jair Bolsonaro, by Agência Brasil Fotografias. Flickr CC BY 2.0