Enlèvements au Burkina Faso : les rapts massifs de femmes comme nouvelle stratégie de domination symbolique des groupes terroristes
Dans l’article « Lutte contre le terrorisme au Burkina : Enlèvement des femmes à Arbinda, un acte de guerre à valeur castratrice » paru le 22 janvier 2023, le journal Le Faso, premier site d’informations généralistes en ligne au Burkina Faso, revient sur les rapts massifs de femmes qui ont touché la province du Soum dans la région du Sahel les 12 et 13 janvier. L’auteur voit dans l’envergure et la violence du mode opératoire une nouvelle stratégie de domination symbolique, fondée sur la capacité « émasculante » ou « castratrice » que représente le fait d’enlever « les femmes » du groupe ennemi.
Plus qu’un évènement, une tactique récurrente au Burkina
« Un acte inédit ». C’est en ces termes que les enlèvements massifs qui ont touché le Burkina Faso mi-janvier ont d’abord été décrits par la presse locale. Entre les 12 et 13 janvier 2023, une cinquantaine de femmes ont été enlevées par des terroristes présumés près de la localité d’Arbinda, dans la province du Soum, une région du Sahel connue pour être régulièrement ciblée par la violence des groupes armés terroristes. D’après les sources locales, ces derniers auraient enlevé environ 50 à 80 femmes (dont 26 mineures) et 4 bébés sur les deux jours.
A ce titre, un premier groupe de 40 femmes auraient été enlevé le 12 janvier à Liki au Sud-Est d’Arbinda, puis un deuxième groupe d’une vingtaine de femmes le 13 au Nord de la même localité. 3 femmes auraient donné l’alerte après avoir échappé à l’enlèvement du 12 janvier. Le 20 janvier, les forces de sécurité burkinabè annonçaient avoir libéré l’intégralité des femmes enlevées et les avoir héliportées à Ouagadougou.
Une logique prédatrice et calculée
Cet enlèvement massif représente une véritable première, en raison du nombre de femmes enlevées et des motivations cachées sous la violence du mode opératoire. Dans son article « Lutte contre le terrorisme au Burkina », Sana Guy revient sur les stratégies des groupes armés à l’œuvre derrière les enlèvements des 12 et 13 janvier, et donne implicitement une analyse plus globale de ce que peuvent représenter en période de guerre les pratiques d’enlèvement de femmes.
Loin de constituer une cible aléatoire, les femmes sont vraisemblablement privilégiées, en ce qu’elles représentent aux yeux des groupes armés un « objet » de lutte permettant à un groupe de prendre l’ascendant sur un autre autrement que par les armes. Les enlèvements des 12 et 13 janvier à Arbinda semblent bien répondre de cette logique-là ; mais loin de représenter un enjeu d’ascendant uniquement sexuel, les femmes, malgré elles, vont jusqu’à représenter le symbole de l’ascendant symbolique d’un groupe sur un autre.
Arbinda, Soum et la région du Sahel : les civils à l’épreuve des groupes armés
La province du Soum (dans laquelle se trouve Arbinda) et plus généralement les provinces attenantes à la région du Sahel au Nord du pays sont le point de départ de l’insurrection terroriste.
À partir de 2016, le gouvernement reconnaît la présence de groupes armés dans le pays après des attaques sporadiques ciblant les forces de sécurité présentes dans le Nord du pays. La situation s’est dégradée dans la province du Soum à partir de 2017, avec l’officialisation de la présence du groupe djihadiste « Ansaroul Islam », dirigé par Malam Dicko, un ancien cadre burkinabè d’une faction du groupe « Ansar Dine » (groupe armé salafiste djihadiste ayant participé à la guerre au Mali dès 2012). Pour s’implanter durablement dans le Nord, le groupe s’est notamment appuyé sur le rejet progressif des autorités traditionnelles par une partie de la jeunesse locale.
La province du Soum est peu à peu devenue une zone d’activités récurrentes des terroristes causant de lourdes pertes parmi les populations civiles. En parallèle, des affrontements intercommunautaires meurtriers sont aussi survenus à plusieurs reprises dans la province, en raison d’accusations non prouvées de complicité de la communauté peule avec les groupes terroristes.
Par ailleurs, depuis 2020, l’EIGS (État Islamique au Grand Sahara), traditionnellement présent dans les provinces de l’Est se positionne aujourd’hui vers le Nord et les régions du Sahel. Il renforce l’insécurité chronique que subissent les populations du Nord, attirées par les perspectives d’exploitation minière et concurrençant de ce fait les groupes armés liés à la JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) implantés au Sahel depuis 2017. L’EIGS et la JNIM s’affrontent régulièrement au Sahel, dans la région des Trois frontières notamment, et les populations, dont les femmes, en restent les premières victimes.
Prendre l’ascendant symbolique (et territorial) : la stratégie « émasculante » et « castratrice » des enlèvements au Burkina Faso
Si les enlèvements massifs des 12 et 13 janvier n’ont pas été revendiqués, ils rappellent invariablement un mode opératoire régulièrement usité par l’Etat Islamique (EI), que ce soit en Irak ou en Syrie pour sa branche au Levant mais aussi au Nigeria via Boko Haram. Pour rappel, l’organisation terroriste avait enlevé 276 lycéennes, majoritairement chrétiennes, à Chibok, dans la nuit du 14 au 15 avril 2014. Pour Sana Guy, les enlèvements de janvier portent vraisemblablement la signature du passage de l’EI ou de la JNIM sur Arbinda et la raison de ces enlèvements n’est plus à connaître : « Boko Haram et l’EIGS n’ont jamais caché que [les femmes] étaient destinées à servir comme esclaves sexuelles ou à être mariées de force à leurs combattants ».
Les enlèvements, au même titre que les viols, trafics d’êtres humains ou exploitations de la mendicité… sont devenus la norme en termes de tactiques de guerres irrégulières. Les femmes et les enfants en sont les premières victimes.
Pour Sana Guy, les enlèvements féminins ont une portée plus générale qu’une simple volonté de dominer et d’exploiter, pour un groupe armé, les femmes du camp adverse. L’auteur y voit aussi une nouvelle stratégie de domination symbolique, basée sur la capacité « émasculante » ou « castratrice » que représente le fait d’enlever les femmes du groupe ennemi. Effectivement, d’après un rapport d’Amnesty International « le corps des femmes, leur sexualité et leurs facultés de procréation deviennent souvent un champ de bataille à la fois symbolique et réel » mais « les violences perpétrées contre les femmes lors des conflits armés ne sont pas spontanées. Elles sont orchestrées, approuvées ou tolérées, dans le cadre d’une stratégie politique calculée ».
Les femmes, piliers de la vie sociale au Burkina
À ce titre, l’auteur voit dans l’importance numérique des enlèvements de janvier à Arbinda un message politique pour les résidents d’Arbinda de la part des assaillants : « Par cet acte symbolique de rapt immense, un message est adressé aux hommes du Burkina. Ils nous disent que non seulement ils sont les maîtres de la brousse, mais aussi de nos femmes », ce qui laisse, selon l’auteur, un « sentiment d’extrême vulnérabilité » diffus pour tout le Burkina Faso.
Ce sentiment peut notamment s’expliquer par le fait qu’au Burkina Faso, et dans de nombreuses sociétés africaines traditionnelles, la femme constitue toujours un pilier dans de nombreux domaines de la vie sociale : « Dans les villes comme dans les campagnes, les femmes dominent les secteurs économiques dits informels, elles sont importantes dans les lieux de pouvoir dits traditionnels dont elles maîtrisent les règles du jeu » (Bugain 1988, p. 126).
Cela est d’autant plus vrai que dans la province du Soum où les affrontements irréguliers mobilisent fortement les hommes, les femmes restent les seules à assurer la survie des villages (collecte des ressources et de l’eau, transhumance…). Les groupes terroristes cherchent in fine à éradiquer les structures sociales présentes afin d’être la seule alternative viable sur le territoire.
Les stratégies d’enlèvement favorisées par un contexte sécuritaire instable et le désengagement de l’État burkinabè
À Arbinda, la survie des villages passe par la nécessité pour les femmes de s’aventurer à l’extérieur, en brousse, renforçant de ce fait leur vulnérabilité et leur chance de se faire enlever. En effet, depuis novembre 2022, les groupes terroristes maintiennent Arbinda sous blocus dans le cadre de leurs affrontements. Ces enlèvements constituent donc une double peine pour les résidents d’Arbinda, en ce qu’ils sont l’ultime conséquence de ce blocus, face auquel le gouvernement reste stoïque et désengagé. « C’est la faim qui a poussé ces femmes en brousse, et c’est l’absence de ravitaillement du village qui est la cause première ».
Pour l’auteur, ces incidents sont rendus possibles par “l’abandon de souveraineté” auquel font face les provinces du Nord, que le régime de transition militaire d’Ibrahim Traoré n’a pas su récupérer aux mains des terroristes malgré toutes ses promesses. Par ailleurs, l’absence de troupes déployées par le régime conduit invariablement les groupes terroristes à déporter leurs actions violentes sur les populations. D’après Lassané Sawadogo, coordinateur du Front de défense pour la Patrie « En ce qui concerne l’enlèvement des 50 femmes à Arbinda, cela prouve que les terroristes ont changé leur tactique de combat sur le terrain. Donc, il va falloir que les autorités actuelles maximisent au niveau des Volontaires pour la Défense de la Patrie »
Parmi les techniques de guerres irrégulières, les enlèvements de femmes restent un mode opératoire couramment usité par les groupes terroristes. « La violence et la discrimination à l’égard des femmes sont profondément ancrées dans le vocabulaire et le discours de la guerre. Elles font manifestement partie intégrante de la conduite des hostilités et de la culture des structures qui les déclenchent». Le phénomène n’est certes pas nouveau, mais les enlèvements de janvier au Burkina Faso constituent un incident relativement inédit pour ce pays d’Afrique de l’Ouest, en raison de son envergure.
Conclusion
Le message politique caché derrière l’ampleur des rapts de femmes laisse à penser que les guerres au Sahel entrent dans une nouvelle dimension : la croissance de[s] violences basées sur le genre peut désormais laisser croire à un nouvel objectif politique de domination symbolique et territoriale porté par les groupes armés envers leurs rivaux, dans une logique « castratrice » ou « émasculante ». Fort de leur symbole, les rapts en série ont un impact médiatique en mobilisant l’attention des autorités et des opinions publiques nationales et internationales.
En plus de discréditer la capacité des forces armées à protéger les populations civiles, ces actes d’enlèvement confèrent aux groupes terroristes une plus grande légitimé. Une opération de communication efficace mais qui amplifie les capacités réelles de ces organisations. Au-delà des questions d’image, la crise sahélienne, permise et nourrie par la disparition de services sociaux indispensables ainsi que par les conséquences du changement climatique, semble durablement installée. Sans réponse à la crise sociale, terreau fertile pour le développement de la violence, les groupes terroristes continueront à s’implanter dans les provinces du Nord. Ce mois-ci, deux attaques terroristes à une semaine d’intervalle (15 et 21 avril 2023), à Aorema et Karma, dans la région du Nord ont d’ailleurs causé la mort de plusieurs soldats, VDP et civils.
Bibliographie
Bugain, J., 1988. « La problématique du rôle des femmes dans le développement en Afrique : l’implication du CIFAD ». Recherches féministes, 1(2), pp. 121–126.
Bako, C., 2023. « La stratégie des enlèvements au Burkina Faso », DW.
Daniel Palmieri et Irène Herrmann, 2010. « Between Amazons and Sabines: a historical approach to women and war ». International Review of the Red Cross, 92(877), pp. 19-30.
Guy, S., 2023. « Enlèvement des femmes à Arbinda, un acte de guerre à valeur castratrice », Le Faso.
Le Cam, M., 2023. « Au Burkina Faso, l’enlèvement sans précédent d’une cinquantaine de femmes attribuée aux djihadistes », Le Monde.
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