Depuis plusieurs années, le Burkina Faso est en proie à une dégradation significative de sa situation sécuritaire. Les multiples attaques de groupes djihadistes et les conflits intercommunautaires ont obligé un Burkinabé sur vingt à fuir son domicile, engendrant une crise humanitaire et de protection « qui connaît la croissance la plus rapide au monde » d’après l’ONU.
Malgré le contexte défavorable, les autorités burkinabés souhaitent tout de même organiser les élections présidentielles et législatives le 22 novembre 2020. Pourtant, des milliers de personnes déplacées internes (PDI) ne pourront pas participer à ce double scrutin. Si la gestion de ce problème ne semble pas prioritaire pour les autorités burkinabés, la sous-participation des PDI aux élections risque pourtant de fragiliser la légitimité des personnes élues. Sur le plus long terme, une sous-représentation des PDI dans la vie politique risque de contribuer à l’exacerbation d’un profond sentiment de marginalisation qui pourrait engendrer un certain nombre de menaces pour l’État burkinabé.
Le Burkina Faso : un pays qui s’enfonce progressivement dans une grave crise sécuritaire et humanitaire
Depuis 2015, les groupes djihadistes exercent une pression croissante sur les Régions du Nord et de l’Est du Burkina Faso, où ils semblent s’implanter progressivement. En raison des attaques récurrentes, les représentants de l’État (forces de l’ordre, fonctionnaires, etc.) ont abandonné des pans entiers de ces zones. Une multitude de mairies ont été incendiées et la plupart des écoles saccagées. Les groupes djihadistes y imposent la charia, auraient établi plusieurs checkpoints sur des axes de circulation majeurs et n’hésitent pas à exécuter toute personne s’opposant à eux.
Par ailleurs, en instrumentalisant les litiges fonciers, les groupes djihadistes contribuent à la recrudescence des violences intercommunautaires. Accusés sans preuves évidentes d’être les complices du terrorisme, un sentiment anti-peuls s’est généralisé. En réaction, des milices d’autodéfense « koglweogo » (composées principalement de Mossis, mais pas seulement) ont été créées et de violents affrontements communautaires surviennent régulièrement. Il en est de même pour les Volontaires pour la Défense de la Patrie, force de défense villageoise recrutée sur la base du volontariat depuis janvier 2020. Ces volontaires sont parfois accusés d’exactions par des ONG de défense des droits humains, notamment contre la communauté peule.
Enfin, les forces de l’ordre éprouvent de réelles difficultés à protéger des populations qui se sentent abandonnées. À l’heure actuelle, un tiers du territoire serait inaccessible. Les nombreuses allégations d’exactions à l’encontre des forces de sécurité contribuent à dégrader le lien de confiance avec les populations. À titre d’exemple, une enquête de Human Rights Watch publiée le 8 juillet 2020 accuse les militaires burkinabés d’être impliqués dans l’exécution de 180 personnes d’ethnie peule dont les corps auraient été placés dans des fosses communes.
La conjonction de ces facteurs, qui auraient, d’après le Conseil Économique et Social du Burkina Faso fait plus de 1600 morts depuis 2015 a entrainé une crise humanitaire et de protection sans précédent. Fuyant la montée de la violence, le nombre de déplacés internes a explosé, et devrait continuer de croître dans les mois à venir. D’après un rapport du 17 août, un million de Burkinabés sont considérés comme des déplacés internes, soit 1 habitant sur 20.
Les Régions du Centre Nord et du Sahel accueillent à elles-seules 75% du nombre de déplacés burkinabés. Beaucoup de camps de déplacés ont été installés, dont les principaux sont ceux de Kaya et Djibo. Les nouveaux déplacés manquent cruellement de nombreux éléments essentiels à leur survie (abris, eau et nourriture, établissements scolaires, emplois…).
Par ailleurs, la relation avec les populations d’accueil semble se tendre notamment sur la question du partage des ressources disponibles. En effet, l’afflux massif de populations dans ces régions déjà affectées par une multitude de problèmes (pauvreté, manque de services de santé, moyens de subsistance limités…) liés à l’accès aux ressources dans une région économique périphérique, et la présence de plusieurs milliers de réfugiés maliens accentuent les tensions. Ainsi, d’après le porte-parole du Haut-Commisariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR), « les populations d’accueil sont à un point de rupture car elles partagent le peu de ressources dont elles disposent tout en étant confrontées à la pauvreté, à des services de santé tendus et à des moyens de subsistance qui disparaissent rapidement »
La sous-participation des déplacés aux élections présidentielles : une préoccupation majeure négligée par les autorités
Malgré le contexte défavorable, le Burkina Faso souhaite maintenir la tenue des élections présidentielles et législatives le 22 novembre 2020. L’élection présidentielle compte treize candidats. Concernant les élections législatives, 127 députés s’affrontent pour briguer un maximum de sièges au sein de l’Assemblée Nationale. La campagne électorale n’a pas pu se dérouler normalement, en raison d’un dispositif sécuritaire très strict. Les opérations d’enrôlement des électeurs, qui se sont déroulées entre le 3 janvier et le 17 juillet n’ont pas pu être conduites dans 1619 villages à cause de l’insécurité, soit une estimation de 400 000 personnes qui n’ont pas pu être enrôlées selon l’Institut National de la Statistique et de la Démographie. Les résultats des élections seront validés sans le vote de ces zones « à risque », en vertu d’une loi votée le 25 août à l’unanimité par les différentes mouvances politiques du Parlement.
Le 15 septembre, la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI) a publié un fichier électoral confirmé par un audit publié le 22 octobre 2020. Ce fichier biométrique compte plus de 6 millions d’électeurs potentiels. Une part non négligeable des PDI semble avoir été exclue des listes. Le président de la CENI, Ahmed Newton Barry a affirmé « qu’aucun dispositif particulier n’a été prévu pour les déplacés » puisque les PDI pouvaient effectuer une demande de transfert de bureau de vote. Ainsi, dans les faits, si les déplacés ne peuvent pas se rendre dans leurs circonscriptions d’origine pour voter, ils peuvent s’inscrire sur le fichier électoral de leurs communes d’accueil.
Toutefois, une large partie des déplacés ne possèdent plus de documents d’identité ni de carte d’électeur. D’après l’UNHCR, 30% des PDI n’ont plus de pièce d’identité, et ce nombre monte à 50% plus spécifiquement pour la région du Sahel. La plupart d’entre eux auraient perdu leurs documents dans leur fuite ou dans les inondations des derniers mois. Par ailleurs, il leur est impossible d’obtenir des duplicatas puisque les services administratifs de leur région d’origine ne sont plus fonctionnels. De fait, des milliers de PDI se trouvent donc dans l’impossibilité d’exercer leur droit de vote.
L ’exclusion d’une partie des PDI de la vie politique présente des risques non négligeables
Le refus des autorités burkinabés de reporter les élections de novembre, dans le but de s’épargner une nouvelle crise politique, est compréhensible. Néanmoins, la tenue d’élections, dont l’inclusivité est remise en question, présente plusieurs risques non négligeables.
D’une part, la légitimité des personnes élues, notamment au niveau local, sera fragilisée. Parallèlement aux milliers de déplacés qui seront dans l’incapacité de voter, les populations de Régions entières touchées par l’insécurité se verront privées de leur droit de vote. Certains candidats seront ainsi élus par un nombre très restreint d’électeurs. Il sera primordial pour les vainqueurs des élections de rassembler l’ensemble des Burkinabés et d’obtenir des résultats significatifs dans des délais brefs, afin d’éviter une montée croissante de la contestation sociale.
D’autre part, la non-participation de plusieurs milliers de déplacés au processus électoral risque de créer des « citoyens de seconde zone » et de renforcer un sentiment quotidien de marginalisation. Certes, pour beaucoup de déplacés, la participation au scrutin reste une problématique secondaire par rapport aux multiples difficultés qu’ils doivent affronter quotidiennement, telles que l’absence d’école ou les difficultés à subvenir aux besoins de base. Néanmoins, ayant tout perdu dernièrement, la majeure partie des PDI aspire à participer à ce processus politique qui pourrait leur « permettre de ramener la paix » . Plusieurs rescapés ont indiqué qu’ils souhaitaient voter « pour le parti qui serait capable de garantir leur retour dans leur village d’origine » et d’offrir les conditions adéquates au développement de leur région. La non-participation de milliers de PDI aux élections risque de fragiliser encore un peu plus la cohésion sociale et d’alimenter un sentiment de mal-être, qui peut se manifester par une poussée de violences ou un renforcement des groupes criminels. En effet, ces populations vulnérables se trouvent dans une situation de désœuvrement qui est souvent exploitée par les groupes terroristes dans leur processus de recrutement.
Il est primordial pour l’État burkinabé de mettre en œuvre un certain nombre de mesures pour pallier ces problèmes qui pourraient perdurer dans le temps au vu de la dégradation de la situation sécuritaire et humanitaire. La participation électorale des PDI est un vecteur de participation sociale et une étape primordiale dans leur processus de réintégration. Même si cela implique un certain nombre de défis politiques et opérationnels, l’un des axes de travail majeur du Gouvernement devrait porter sur la création d’un mécanisme participatif inédit et adéquat, qui pourrait permettre aux PDI de jouer un rôle dans les processus électoraux, et dans l’ensemble de la vie politique burkinabé. Ce mécanisme leur offrirait la possibilité d’avoir un impact direct sur leur quotidien et d’exercer leurs droits. Un rapport de l’International Foundation for Electoral System, a montré qu’un certain nombre de pistes pouvaient être explorées. Si l’organisation d’un séminaire par la CENI le 7 octobre sur cette problématique témoigne d’une prise de conscience des autorités burkinabés, il est capital que des dispositions concrètes et exceptionnelles soient prises dans les plus brefs délais (notamment en matière de délivrance des documents d’identité) pour respecter les droits civiques de l’ensemble des PDI, dont le nombre ne cesse de croître.