Le 28 août 2000, dix-sept formations politiques et politico-militaires signaient à Arusha, en Tanzanie, un accord de paix, censé mettre officiellement fin à près de dix ans de Guerre Civile au Burundi. Cet accord reposait sur un projet de partage du pouvoir sur base ethnique, en fonction de ce qu’on appelle le « consociationalisme » [1], une théorie expérimentée pour la première fois comme modalité de résolution du conflit en ex-Yougoslavie [2]. Après plusieurs années de négociations, les parties en cause se sont entendues sur une répartition ethnique du pouvoir, attribuant 60 % des postes ministériels et des sièges de l’Assemblée Nationale aux Hutu et 40 % aux Tutsi et une répartition égalitaire des postes (50 % aux Hutu et 50 % aux Tutsi) au Sénat et dans l’armée. L’accord de paix prévoyait aussi la constitution d’une coalition gouvernementale rassemblant tous les partis ayant obtenu au moins 5 % des votes aux élections nationales. Établie sur une base volontaire, cette grande coalition devait garantir « la participation de représentants de tous les segments impliqués dans la prise de décision politique. Toutes les forces politiques et, par conséquent, tous les segments de la société devaient être représentés dans une coalition de gouvernement par consentement mutuel » [3].
Cette recherche du consentement mutuel ne s’est jamais concrétisée. Le partage ethnique du pouvoir a mis fin à la guerre mais pas aux violences et n’a pas favorisé la démocratisation du régime politique. La conflictualité politique est rapidement réapparue sous d’autres formes, se construisant autour d’enjeux différents du passé et la violence politique a connu une progressive escalade jusqu’à la crise de 2015 [4], qui a contraint à l’exil la plupart des leaders de l’opposition.
L’accord de paix d’Arusha a en effet tenté de résoudre la dimension ethnique du conflit burundais, négligeant d’autres sources de rivalités. Cette simplification du contexte socio-politique burundais n’a pas permis la construction d’une paix durable au Burundi. Aucune mesure n’a été adoptée pour favoriser la cohabitation non-violente d’une pluralité de formations partisanes dont l’identité ne se réduit pas à l’appartenance ethnique. En somme, les acteurs présents à Arusha n’ont pas su repérer les multiples défis du pluralisme politique.
Ce court texte entend alors faire la lumière sur le paradoxe de la fabrication de la paix au Burundi et se propose de questionner la place de la question ethnique dans le processus de sortie de conflit.
Si on regarde l’évolution du champ politique burundais depuis l’Indépendance, on serait tenté de résumer la confrontation partisane à l’existence d’une rivalité inter-ethnique entre Tutsi et Hutu pour le pouvoir. Depuis 1962 en fait, le pays a été frappé par des crises ethno-politiques violentes (en 1965, 1969, 1972 et 1988), qui ont fini par déboucher sur la Guerre Civile de 1993, étiquetée comme un conflit ethnique. Lors des négociations de paix, entamées en 1998, les différentes parties au conflit ont été rassemblées en deux groupes ethno-politiques : les parties considérées comme « majoritairement hutu », dans le groupe dit du G7 sous le leadership du parti Frodebu et les parties considérées comme « majoritairement tutsi », dans le groupe dit du G8 (puis G10), sous le leadership du parti Uprona [5]. L’équipe de médiation supposait qu’une fois réglée la question ethnique et trouvé un accord sur le partage ethnique du pouvoir, considéré comme la principale ligne de démarcation entre les partis politiques, ces derniers pourraient s’accorder sur la manière de gouverner. Si cette démarche a permis d’aborder et de trouver une résolution à la question ethnique, elle a laissé irrésolus nombre de conflictualités qui ne se réduisaient pas à une appartenance ethnique, les inimitiés et les alliances entre le parti allant, en réalité, bien au-delà de l’ethnicité : des rivalités personnelles et régionales, de véritables divergences idéologiques, l’existence de perceptions et valeurs politiques différentes ont compliqué la recherche de consensus.
Par conséquent, les revendications politiques exprimées à Arusha par les différentes formations partisanes composant les G8 et G7 sont restées inécoutées.
Cette frustration a exacerbé les rivalités au sein de chaque regroupement ethno-politique, ainsi qu’au sein des partis politiques. Et paradoxalement, cela a fini par bouleverser l’équation hutu/tutsi, constituant le ratio de la politique burundaise jusqu’aux années 2000. La « désethnicisation » de la vie politique et l’émergence d’autres sources de clivages jusque-là occultés par la question ethnique marquent ainsi l’actualité burundaise, qui se caractérise par une recrudescence des violences. Comment analyser ce phénomène ?
La difficulté à résoudre les crises politiques en Afrique sub-saharienne est avant tout liée à des biais encore trop fréquents dans les approches dominant les études et les pratiques des experts sur le continent. Premièrement, la tendance à lire tout événement violent dans une perspective ethniciste, les clivages politiques seraient alors la conséquence naturelle des clivages socio-ethniques. Deuxièmement, l’émergence de thèses économicistes qui expliquent les conflits en Afrique comme le fait d’individus avides, mus par l’accaparement des ressources. Ce faisant, la résolution des crises violentes est généralement abordée dans les termes d’une répartition des postes et donc, des richesses, et/ou d’un partage ethnique du pouvoir.
Cette approche empêche de prendre en compte la véritable question qui est en jeu : celle de l’émergence et/ou la défense du pluralisme politique dans des démocraties naissantes ou fragiles et dans des contextes socio-économiques extrêmement précaires. Par ailleurs, on suppose, à tort, que les populations africaines ne s’intéressent pas à la politique, qui resterait un domaine réservé aux élites et que la méconnaissance de valeurs et pratiques démocratiques l’emportent, d’où la récurrence de violences.
Pourtant, la question est plus complexe et nécessite qu’on prenne en compte non seulement le fonctionnement des institutions mais également la culture politique populaire. Dans la plupart des sociétés d’Afrique sub-saharienne on peut, en effet, repérer un décalage en termes d’attitudes et de pratiques démocratiques entre sphères différentes de la société. L’autoritarisme que l’on peut enregistrer au niveau institutionnel se heurte parfois aux revendications démocratiques venant du bas. Médias et organisations de la société civile se placent souvent comme des acteurs d’envergure dans le panorama politique local. Cela indique que le déficit démocratique au sein des institutions n’est pas forcement l’indice d’une méconnaissance des pratiques démocratiques parmi les populations. Au contraire, des études mettent bien en évidence les aspirations populaires de démocratie. Cela est bien le cas au Burundi, où les politistes Andrea Levy et Peter Uvin par exemple, relèvent une forte demande de paix et développement de la part des citoyens ordinaires et un profond attachement aux valeurs de la bonne gouvernance et des droits humains. De même, le discours sur la question ethnique a énormément évolué depuis les années 1990, l’un des arguments qui est couramment évoqué par les militants des formations partisanes porte sur l’instrumentalisation de l’ethnicité par les élites politiques, qu’ils pointent du doigt comme les seuls responsables de la guerre. Ce glissement sémantique s’accompagne aussi d’un changement de pratiques. À l’heure actuelle, les rivalités ethniques sont peu pertinentes dans la confrontation politique. Les négociations d’Arusha ont, sans doute, ressenti l’impact de ces biais, dominant les perceptions des observateurs externes au continent.
Un autre élément mérite d’être évoqué. Les pourparlers d’Arusha ont eu lieu en l’absence de deux principaux groupes armés, à savoir le CNDD-FDD et le Palipehutu-FNL, qui ont continué à se battre tout au long des négociations. Cela a constitué un véritable déficit de représentativité, qui a entamé la légitimité des dispositions prises à Arusha (dont certaines avaient déjà été acceptées avec réserve) et a eu des répercussions sur l’après-Arusha. Encore aujourd’hui, l’accord de paix ne cesse de faire l’objet de controverses et débats et des tentatives de révisions ont déjà eu lieu.
En somme, on continue à appliquer au continent africain des outils de compréhension et de gouvernement des crises, qui ne sont pas adaptés à des contextes qui, contrairement à l’opinion courante, sont très politisés et ne se réduisent pas à des clivages ethniques ancestraux ou à des luttes pour l’accaparement des ressources étatiques. L’équation “stabilité vs démocratie” nécessite alors d’être révisée car elle penche encore trop souvent sur la stabilité au détriment de la démocratie. Cette dernière demande des outils internationaux de construction de la paix, à hauteur de la complexité du pluralisme africain, qui n’est pas soluble en une opposition identitaire.
Image : Signataires de l’Accord de paix d’Arusha.
[1] Cette théorie a été développée par Arend Lijphart. Voir LIJPHART Arend, Democracy and Plural Societies. A Comparative Exploration, Londres, New Haven, Yale University Press, 1977.
[2] BIEBER F, « Power sharing after Yugoslavia. Functionality and Dysfunctionality of Power Sharing Institutions Post-war Bosnia, Macedonia and Kosovo », in: NOEL S, (dir.), From Power Sharing to Democracy: Post-conflict Institutions in Ethnically Divided Societies. Studies in Nationalism and Ethnic Conflict, Montreal-Kingston, McGill-Queens University Press, 2005, p. 85-103.
[3] VANDEGINSTE S, « Burundi : entre le modèle consociatif et sa mise en œuvre », Afrique des Grands Lacs, 2007-2008, p. 55-75.
[4] La veille des élections nationales de 2015, la candidature du Président sortant Pierre Nkurunziza à un troisième mandat déclenche l’énième crise politique au Burundi. Des manifestations de protestations se répandent dans toute la capitale et sont violemment réprimées. À cela, suit une tentative de coup d’État qui échoue, mettant définitivement en question la délicate stabilité du pluralisme politique et donnant ainsi au parti au pouvoir CNDD-FDD le prétexte pour se débarrasser brutalement de tout opposant.
[5] À ce propos, voir CHRÉTIEN J -P, « Le Burundi après la signature de l’Accord d’Arusha », Politique africaine, n° 80(4), 2000 p. 136-151.