Cambodge, Laos, Vietnam : derrière l’imagerie socialiste de la fraternité entre les peuples, les dangers d’un colonialisme à bas bruit
Malgré une affirmation de la composante multiculturelle et égalitaire dans la construction de ces États, la répétition de tensions entre les différentes communautés questionne l’intégration nationale des populations montagnardes[1] au Cambodge, au Laos et au Vietnam.
Le spectre des conflits ethniques, symbole d’un décalage entre les déclarations officielles et la réalité
Le 11 juin 2023, deux groupes d’assaillants issus du groupe ethnique E’Dê attaquent des sièges du comité du Parti communiste vietnamien des communes Ea Ktur et Ea Tiêu [2] dans la région des Montagnes centrales. L’attentat fait neuf morts et les locaux du Parti sont incendiés. L’armée et la police arrêtent cinquante personnes dans les jours qui suivent. Le 16 janvier 2024, le procès de 98 personnes débute avec pour issue la condamnation à la prison à vie pour dix accusés, entre 18 et 20 ans de réclusion pour sept autres accusés et entre 9 mois et 18 ans de prison pour les accusés restants. Cet épisode illustre les tensions ethniques qui règnent dans les pays traversés par le fleuve Mékong (Cambodge, Laos, Vietnam).
Au Vietnam, les différentes ethnies montagnardes subissent un mouvement de colonisation important depuis 1975 et la réunification du pays. Cette colonisation est orchestrée par l’action planificatrice du Parti via l’instauration des N.Z.E (Nouvelles Zones Économiques). Après avoir subi les bombardements américains durant la guerre, les forêts primaires sont remplacées par des cultures destinées à l’exportation. Les Montagnards sont devenus en majorité chrétiens en signe d’opposition à l’athéisme du Parti et au bouddhisme vietnamien. Ainsi, ils voient leurs lieux de culte contrôlés et leur population remplacée par l’arrivée massive de colons vietnamiens. De plus, la résistance de l’ethnie E’Dê face à l’avancée nord-vietnamienne [3] a nourri la méfiance et surveillance du régime. Les populations montagnardes sont toujours suspectées d’être des traîtresses en puissance. Ces tensions peuvent mener à une crise, par l’assassinat de colons vietnamiens ou l’attaque de symboles du Parti. Malgré cette violence, la Constitution vietnamienne garantit une égalité de statut entre les citoyens issus de différentes ethnies.
De plus, l’enseignement peut s’effectuer en langue locale dans les écoles où les élèves sont majoritairement issus d’ethnies non kinh [4]. Dès lors, comment expliquer ce paradoxe institutionnel, propre aux pays anciennement ou toujours socialistes d’Asie du Sud-Est, qui reconnaît une égalité entre les populations et les cultures sur le plan juridique et éducatif mais qui autorise une politique de colonisation des communautés ethniques minoritaires sur le plan national ?
Les politiques culturelles des États : mettre en œuvre la mise sous tutelle des nationalités
Derrière l’affirmation d’une apparente équité dans le traitement de chacun, demeure une hiérarchie entre les ethnies. En effet, ces États héritent de concepts qui conduisent à des velléités coloniales. C’est le cas du concept stalinien de « minorités ethniques » et du « frère aîné » [5] de Chine. Le Vietnam, le Cambodge et le Laos imitent la politique de préservation des cultures et des langues orchestrée par Staline vis-à-vis des populations allogènes. Ils créent des institutions pour recenser leurs différentes ethnies et pour transcrire leur langue dans l’alphabet de l’ethnie majoritaire (khmer, chữ quốc ngữ ou laotien).
Cependant, cette volonté de préservation des langues et des cultures est rapidement sapée : les aspects culturels à sauvegarder sont définis par une sélection préétablie sur des critères ethnocentriques. De ce fait, les légendes, les chants, l’artisanat et l’art sont plus ou moins protégés. La lutte contre le recel d’œuvres d’art effectué par des étrangers en témoigne. Néanmoins, certaines traditions rituelles sont jugées « arriérées », pour reprendre la terminologie stalinienne. Elles sont interdites ou vidées de leur substrat religieux faisant dire à Georges Condominas que les Montagnards de l’ex Indochine ont subi un ethnocide [6].
Un lien de parenté avec l’Union Soviétique se traduit dans les politiques culturelles organisées par les gouvernements de ces pays. Le Vietnam forme des premiers anthropologues en U.R.S.S. Il envoie une soixantaine de chercheurs soviétiques pour analyser les ethnies des Hauts Plateaux dans les années 1970. Le Laos reprend des thèses staliniennes dans les communiqués officiels de ses présidents. Enfin, le Cambodge manque de fonds dédiés à la recherche universitaire et reprend la grille d’analyse des États voisins.
De plus, si en théorie les gouvernements autorisent l’enseignement en langue locale pour les communautés montagnardes, la pratique est différente. La moitié des enfants des groupes ethniques minoritaires ne sont pas scolarisés car les régions qu’ils occupent historiquement manquent d’infrastructures. En outre, ces populations font preuve d’une certaine méfiance à l’égard de l’institution scolaire, symbole du pouvoir central. Dès lors, les politiques d’intégration et de préservation scolaire suivent une logique coloniale. En tant que frère aîné, le groupe ethnique majoritaire est responsable de ses cadets, les autres groupes ethniques. Paradoxalement, l’ethnie majoritaire est responsable des autres ethnies alors qu’elle méprise certaines de leurs pratiques culturelles. De ce fait, si le port des vêtements traditionnels est autorisé, peu osent user de ce droit puisque de la discrimination en découle. D’ailleurs, la pratique du tissage traditionnel se perd au sein de la population. Cet exemple illustre la déstructuration d’une identité qui n’est que circonscrite à des pratiques pouvant être valorisées par le tourisme.
Les politiques d’intégration économique ou la mise en place d’une colonisation génératrice de tensions
Parallèlement à ces politiques de préservation culturelle structurées selon les besoins du politique, les populations austro-asiatiques font face à des difficultés socio-économiques et politiques qui sapent toutes possibilités de revendications politiques. En conséquence, il est difficile d’espérer un climat apaisé entre les populations immigrées, perçues comme des colons, et les Montagnards. Ce sentiment s’explique par le caractère organisé de ces migrations et leur importance. Il s’explique aussi par le fait qu’elles sont synonymes d’un contrôle politique renforcé et d’une exploitation intensive de l’environnement. Ce constat est particulièrement vrai pour les Hauts Plateaux centraux du Vietnam [7] et dans une moindre mesure pour le Ratanakiri [8]. Néanmoins, le Laos fait figure de cas particulier. En effet, la pression foncière et démographique est plus faible au Laos qu’au Cambodge et au Vietnam. Cela a pour conséquence une politique migratoire moins importante bien que suivant la même logique et volonté politique.
De plus, les populations se disputent des terres qui permettraient de développer des plantations commerciales. Cela entraîne un climat de tension, exacerbé par la mésentente entre des populations qui se méprisent mutuellement. Les tensions sont aussi renforcées par un manque d’infrastructures sanitaires, qui entraîne une surmortalité des populations montagnardes. Leur relégation géographique les expose à des parasites à l’origine de maladies comme le paludisme. Elles sont aussi exposées à des virus renforcés qui sont amenés par les populations vaccinées.
Dès lors, le parti-pris des politiques en faveur des ethnies majoritaires conduit à des éclats de violence ponctuels. Elles ont pour conséquence une répression par les forces policières et militaires. Entre 1990 et 1998, on estime le nombre de conflits fonciers entre migrants et populations indigènes à plus de 2 500 pour les quatre provinces des Montagnes Centrales au Vietnam. Néanmoins, les gouvernements ne sont pas les seuls à promouvoir un avenir pour les Montagnards, fondé uniquement sur un développement économique. Il mettrait à mal la structure traditionnelle et l’acculturation.
Les ONG [9], notamment religieuses, considèrent les persécutions subies par les austro-asiatiques presque uniquement sur le plan religieux. Elles militent pour une accélération du développement des régions peuplées de montagnards selon un modèle productiviste capitaliste qui est également dénoncé par les populations. En conséquence, la question de la sauvegarde de l’identité culturelle se trouve tronquée. Sur la scène internationale, l’aspect religieux est souvent mis en avant au détriment de l’aspect de minorité ethnique, moins mis en lumière.
De plus, le choix d’une religion extérieure est pour les Montagnards une volonté de se distinguer des populations kinh khmer ou laotiennes bouddhistes. Ils sont majoritairement chrétiens, suite à l’action d’œuvres missionnaires américaines après la guerre du Vietnam. Les États-Unis ayant mauvaise réputation dans les pays de l’ex Indochine, les Montagnards chrétiens sont exposés à une méfiance renforcée. De ce fait, l’ethno-nationalisme des Montagnards se construit sur une identité culturelle perdue et tronquée. Cette identité est affectée par les politiques gouvernementales successives et les actions missionnaires. Ils doivent prouver leur piété pour bénéficier d’une aide extérieure qui accepte par ignorance la colonisation économique de leurs espaces. Ainsi, pour continuer de bénéficier de l’aide internationale, le Cambodge se voit obligé d’accélérer l’intégration économique de la province Ratanakiri. Cette intégration satisfait les exigences de la Banque Asiatique de Développement, essentiellement financée par les États-Unis et le Japon.
Plantation de caféiers au Dak Lak (Vietnam), symbole de la disparition des forêts primaires indispensables au mode de vie et à la culture des Montagnards.
Conclusion
Les Montagnards se trouvent pris en étau entre les dynamiques de la mondialisation et les politiques planificatrices des gouvernements centraux. Ils sont soumis à essayer de reconstruire une identité culturelle fortement transformée et menacée. Malgré l’apparence d’une politique égalitaire avec l’idée d’un droit universel au développement et une volonté politique de préservation, ces dynamiques se trouvent être paradoxalement les raisons d’un ethnocide à l’échelle locale en raison d’une destruction des spiritualités et des habitats originels des populations austro-asiatiques.
Notes
[1] Populations austro-asiatiques et austronésiennes peuplant les montagnes centrales de l’ex Indochine considérées comme des minorités ethniques par les pouvoirs centraux. Ces populations font partie des ethnies de la Zomia.
[2] Ces communes se trouvent dans la province de Dak Lak.
[3] L’ethnie E’Dê fut l’ethnie la plus impliquée dans le groupe armé autonomiste du F.U.LR.O. et la plus recrutée au sein des populations montagnardes parmi les troupes du Vietnam du Sud en raison de leur plus grande accointance avec le régime du Sud.
[4] Ethnie majoritaire au Vietnam.
[5] Sylvie GAY STERBOUL explique que « La famille est la cellule élémentaire et l’Etat n’est qu’une extension de la famille» dans « Confucius, ses disciples et la population », Population, 29ᵉ année, n°4-5, 1974, p. 774. J.W FREIBERG explicite le concept « frère ainé » et écrit que « Tout comme un fils cadet respecte son frère aîné, les classes inférieures doivent respecter les classes supérieures » dans « L’idéologie, l’État et le conflit des classes dans les « religions » de la Chine ancienne », L Homme et la société, N. 41-42, 1976, p. 215.
[6] George CONDOMINAS, Yves GOUDINEAU (interviewer). (1993). La contestation ethnologique : entretien de Yves Goudineau avec Georges Condominas. In : Boutillier Jean-Louis (ed.), Goudineau Yves (ed.). Cahiers des sciences humaines : trente ans (1963-1992). Cahiers des Sciences Humaines, (No h.s.), p. 37-42.
[7] Entre 1976 et 1989, 449 160 migrants vers les hauts plateaux vietnamiens sont recensés.
[8] La proportion de montagnards passe de 76 % en 1990 à 70 % en 1998, signe d’une migration rapide et intensive démographiquement.
[9] C’est le cas de l’association Christian Solidarity Worldwide.
Bibliographie :
– Ruth BANOMYONG et Vatthana PHOLSENA, Le Laos au XXIe siècle Les Défis de l’intégration régionale, Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine, Bangkok, 2004.
– Stan Tan BOON HWEE, Mathieu GUERIN, Andrew HARDY, Van Chinh NGUYEN, Des montagnards aux minorités ethniques : Quelle intégration nationale pour les habitants des hautes terres du Viêt Nam et du Cambodge ?, L’Harmattan, Paris, 2003.
– George CONDOMINAS, Yves GOUDINEAU (interviewer). (1993). La contestation ethnologique : entretien de Yves Goudineau avec Georges Condominas. In : Boutillier Jean-Louis (ed.), Goudineau Yves (ed.). Cahiers des sciences humaines : trente ans (1963-1992). Cahiers des Sciences Humaines, (No h.s.), p. 37-42.
– Brice PEDROLETTI, Au Vietnam, une attaque armée fait resurgir le spectre des conflits ethniques, 20 juin 2023, consulté le 7 juin 2024 https://www.lemonde.fr/international/article/2023/06/20/au-vietnam-une-attaque-armee-fait-resurgir-le-spectre-des-conflits-ethniques_6178446_3210.html
– Vatthana PHOLSENA, « Nommer pour contrôler au Laos, de l’État colonial au régime communiste », Critique internationale, 2009/4 (n° 45), p. 59-76. DOI : 10.3917/crii.045.0059. URL : https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2009-4-page-59.htm
– Grégoire SCHLEMMER, « Des autochtones venus d’ailleurs ? Ancrage territorial et appartenance au Nord Laos », Cahiers de l’Urmis [En ligne], 18 | 2019, mis en ligne le 19 juillet 2019, consulté le 13 juin 2024. URL : http://journals.openedition.org/urmis/1660.
– Joseph STALINE, Le Marxisme et la Question nationale, Vienne, 1913.
Images :
– Statue à Buôn Ma Thuột commémorant la contribution des Montagnards durant la guerre du Vietnam.