Cameroun : l’accès aux ressources au cœur des violences intercommunautaires à Nyabizan
Souvent décrite comme l’ »Afrique en miniature », le Cameroun est un condensé de l’Afrique intertropicale, selon la formule de René Letouzay [1] : une nature riche et variée, une grande diversité floristique et faunique, mais surtout une mosaïque humaine composée de pas moins de 250 ethnies avec pratiquement autant de langues, cohabitant harmonieusement. Pourtant, derrière cette image de carte postale, la réalité est moins éthérée, en particulier depuis la présidentielle de 2018. En effet, la multiplication des affrontements entre groupes ethniques, parfois meurtriers, suscite de vives inquiétudes. Alors que le pays fait face à trois conflits majeurs – la crise Boko Haram, la crise socio-politique dans les régions du Nord-Ouest et Sud-Ouest, et la crise humanitaire et sécuritaire dans la région de l’Est voisine de la Centrafrique – ainsi qu’à une montée en puissance de la crise sociale (grève des enseignants, vie chère), les violences intercommunautaires au Cameroun font craindre un basculement dans un cycle de tensions généralisées.
En mars 2022, le village de Nyabizan au Cameroun a été secoué par des violences intercommunautaires après que les corps sans vie d’un pêcheur, Paul Edo Abessolo, puis d’un élève, Simon Ayissi, aient été découverts dans les eaux du Ntem. La noyade, avancée comme cause de la mort dans les deux cas, est fermement mise en doute par les familles. Les fortes suspicions entourant les circonstances de ces décès ont déchaîné la colère des autochtones envers les allogènes, les premiers saccageant les embarcations de pêche des seconds, et exigeant leur départ de la localité. Afin de préserver l’ordre public, les forces de l’ordre ont été déployées et restent en alerte. Toutes les activités liées à la pêche sur le corridor concerné du fleuve ont été suspendues pour une période de deux mois. Mais face aux menaces sans équivoque proférées en présence de l’autorité administrative, Kotoko et Bamoun ont précipitamment quitté la localité.
Ces graves incidents se sont déroulés dans la région du Sud du Cameroun où, depuis de nombreuses années, les frictions entre autochtones et allogènes dégénèrent parfois en violences intercommunautaires. Des cas semblables ont été enregistrés à Ebolowa, Ambam, Kye-Ossi ou Sangmelima. Bien qu’ils revêtent fatalement un caractère politique, ces conflits sont avant tout symptomatiques des carences de la gouvernance publique autour de questions liées à l’occupation de l’espace, la modification de la structure sociodémographique des peuplements et les nouveaux enjeux économiques de la politique de développement de l’État.
Des populations fragilisées par la construction de la centrale hydroélectrique de Memve’ele
Le village de Nyabizan était relativement peu connu avant ces tragiques événements. Il est traversé par le Ntem, un fleuve prenant sa source au Gabon et se jetant dans l’océan Atlantique au Cameroun en passant par la Guinée équatoriale. Dans sa partie haute, le Ntem se divise en quatre bras qui se rejoignent à Nyabizan avant de se déverser dans les chutes de Memve’ele, sur un dénivelé de 200 m. Ces caractéristiques hydrologiques ont valu à Nyabizan d’être choisi pour abriter le barrage hydroélectrique de Memve’ele, un des ouvrages phares du Plan de développement du secteur énergie du gouvernement camerounais.
Le projet requérant une importante emprise foncière, l’État a procédé à l’expropriation des communautés riveraines de l’ouvrage principal et des ouvrages connexes. Mais au Cameroun, les processus d’expropriation foncière et d’indemnisation donnent régulièrement lieu à des contestations autour, notamment, de la délimitation exacte de la zone d’utilité publique, du recensement des victimes et de la détermination de la valeur de leurs biens.
De fait, le projet de Memve’ele n’y a pas échappé. Par exemple, les travaux d’aménagement de la ligne de transport d’électricité sur le trajet Nyabizan-Yaoundé (300 km) ont été interrompus en janvier dernier par les riverains parce que les montants des indemnisations tardaient à être approuvés. Le paiement effectif n’a pu reprendre que le 20 avril [2], alors que la mise en service totale de la centrale était prévue en 2020.
Concernant Nyabizan, les experts et les élites ont fustigé l’absence d’accompagnement des victimes dans les différentes phases du processus, en particulier celle des indemnisations. L’État a privilégié le paiement en espèces et en public d’importantes sommes d’argent (10 à 15 millions FCFA parfois), à des victimes en situation de pauvreté ou de manque d’accès, sur un territoire non desservi par les services bancaires. La presse locale a rapporté de nombreux faits, tragi-comiques, de vol ou d’escroquerie. Pire encore, dans certains cas, des victimes se sont lancées dans la valorisation de biens et l’amélioration du standing de maisons destinées à être détruites.
Au terme d’un processus entamé depuis 2008, le constat est amer. De ces expropriations, ces populations, déjà marginalisées par leur enclavement géographique et une faible présence des services publics, en sont ressorties plus appauvries. Elles ont désormais perdu leurs droits séculaires sur ces espaces préemptés par l’État, ainsi que leur libre accès aux terres et aux ressources, et pour la plupart, ont dilapidé les indemnisations perçues.
Une concurrence exacerbée autour de l’exploitation des ressources halieutiques
Historiquement, Nyabizan est peuplé par les Ntumu et les Mvaé (groupe Fang). Ils pratiquent essentiellement l’agriculture, mais aussi la pêche et l’élevage traditionnels, la chasse et la cueillette. Les produits de ces activités sont au cœur du commerce qui se déroule pour une grande part avec les régions frontalières (Guinée équatoriale et Gabon). Zone à faible densité (5 habitant/km² dans l’arrondissement Ma’an), le lancement des travaux du barrage en 2013 a pourtant favorisé des migrations importantes et mis les autochtones sous pression. En effet, le chômage couplé à la nature informelle de l’économie camerounaise entraîne systématiquement des mouvements de personnes vers ce qu’elles identifient comme un bassin d’emplois ou d’opportunités de travail.
Dans un premier temps, l’afflux des travailleurs du barrage a généré une augmentation de la population d’environ 200 à plus de 2 500 habitants en l’espace de dix-huit mois. Plus tard, des communautés de pêcheurs – Kotoko, Mousgoum, Bamoun et même des citoyens d’Afrique de l’Ouest – s’y sont également installées, attirées par les eaux particulièrement poissonneuses de la retenue d’eau. L’arrivée de ces communautés de pêcheurs s’explique par l’insécurité autour du lac Tchad à l’Extrême-Nord, et la baisse de productivité sur les retenues des barrages de Lagdo au Nord, Mbakaou et Mapé dans l’Adamaoua, et Bamendjing à l’Ouest.
Il n’existe pas d’estimation précise sur cette deuxième vague de migrations, mais en comparaison, les eaux du barrage de Lom Pangar dans la région voisine de l’Est ont littéralement été prises d’assaut par environ 6 000 pêcheurs venus de différentes régions du Cameroun et même de pays voisins, selon Electricity Development Corporation (EDC), la société publique gestionnaire des barrages pour le compte de l’État.
Les pêcheurs autochtones ont donc dû composer avec ces nouveaux arrivants. Si au départ, les activités se sont déroulées sans accroc, les rivalités n’ont pas tardé à apparaître. Les locaux, à l’aide d’instruments de pêche artisanaux, ont vite été débordés par ces collègues plus aguerris et aux techniques plus modernes. La différence s’en est évidemment ressentie sur les fruits de la pêche. Un partage de connaissance a bien été initié, mais le malaise était déjà bien installé au moment de l’explosion des violences intercommunautaires au Cameroun.
Les enjeux économiques autour de l’exploitation des eaux des barrages sont non négligeables. En 2016, EDC estimait à 30 milliards FCFA le chiffre d’affaires réalisé par les pêcheurs sur les eaux du barrage de Lom Pangar. La production réalisée à Nyabizan et les environs n’est pas chiffrée, mais les eaux du barrage et la situation géographique font de la pêche une activité à fort potentiel.
Cette rivalité exacerbée n’a fait que souligner les sérieuses insuffisances dans l’étude et la conduite du projet de Memve’ele. À l’époque déjà, les conditions de vie plus que précaires et insalubres des travailleurs du barrage ont fait scandale. Ni l’État ni les investisseurs n’avaient prévu les aménagements nécessaires (hébergement, lieux de restauration et autres commodités) à leur séjour, dans une localité sans infrastructures. Par ailleurs, les autorités traditionnelles se sont émues de l’anarchie dans l’occupation des sols et l’exercice des activités de pêche, en même temps qu’elles ont exprimé leurs inquiétudes quant à la pression exercée sur les ressources halieutiques au regard de l’intensification de leur exploitation.
Le spectre de la politisation
Les risques de politisation sont inhérents à ce type de conflits, d’autant que ceux-ci ont servi à construire la dichotomie autochtone/allogène. Dans les années 1990, les élites des régions de la côte (Sud et Littoral) ont élaboré des discours sur l’autochtonie et des droits et sur le terroir [3], se présentant en quelque sorte comme victimes d’une mise en minorité démographique et économique par les allogènes. Cette rhétorique, aux fins électoralistes, exprimait la crainte de ces élites se retrouver en situation de hors-jeu dans le processus de démocratisation qui avait cours.
Ces revendications, qui ont également pris corps dans d’autres régions du Cameroun (native/stranger dans les Nord-Ouest et Sud-Ouest par exemple), ont été consacrées dans la Constitution révisée de 1996, faisant dorénavant cohabiter deux fondamentaux : d’une part, la « protection des minorités et [la préservation des] droits des populations autochtones », et d’autre part, le droit pour toute personne, « de se fixer en tout lieu et de se déplacer librement ».
Bien que ces discours aient semblé s’estomper pendant un temps, ils ont néanmoins fortement imprégné les imaginaires populaires, pour reprendre de la vigueur à la faveur de la crise socio-politique dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest démarrée en 2016. Et durant la séquence électorale 2018-2020 (présidentielle, régionales, législatives/communales), la remise en cause opiniâtre de la légitimité du président Paul Biya par le Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) de Maurice Kamto et ses alliés, malgré l’apurement du contentieux électoral, a davantage accentué les tensions ethno-politiques [4].
Cette remise en cause, ponctuée par la tenue du Grand dialogue national et l’adoption de la loi sur la décentralisation adéchaîné de véhémentes diatribes tribalistes entre partisans des deux camps (sardinards/tontinards). Les proportions étaient telles que le Parlement s’en est saisi en renforçant la législation par la création d’une nouvelle infraction, l’outrage à la tribu ou à l’ethnie.
Dans cette atmosphère délétère et au vu du passif, tant les discours des autorités administratives et traditionnelles exaltant l’unité nationale, le vive-ensemble, la cohabitation harmonieuse et que ceux dénonçant les tentatives de récupération politique sont devenus inaudibles. Si le tout nouveau sultan des Bamoun [5] a initié un rapprochement en vue d’apaiser les violences intercommunautaires au Cameroun et d’apporter du réconfort aux différentes personnes affectées par ces drames à Nyabizan, c’est sans surprise que certains leaders politiques se sont exprimés.
La présidente de l’Union démocratique du Cameroun (UDC), Tomaïno Ndam Njoya, a promptement organisé le retour des Bamoun (une trentaine de familles) vers Foumban dont elle est la maire, rappelant au passage « les autorités compétentes, tant en charge de la protection et de la sécurité des citoyens aussi bien que celles chargées de l’encadrement et de l’éducation à prendre des mesures nécessaires et urgentes pour un rappel à la raison de celles et ceux qui s’en éloignent ». Maurice Kamto a, quant à lui, dénoncé des « actes de xénophobie » à l’encontre des Bamoun et « la complaisance des autorités administratives et politiques du parti au pouvoir [qui] ont choisi d’instrumentaliser le tribalisme et la xénophobie à des fins politiques et électoralistes, ceci au mépris de l’unité et de l’intégration nationale ».
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Des interrogations demeurent sur la suite judiciaire qui sera donnée à cette affaire, notamment concernant l’aspect civil. En effet, les conflits du même type dans la région n’ont jamais donné lieu à des réparations. Avec la prorogation de la durée de suspension des activités de pêche, les modalités de la réorganisation du secteur seront également scrutées. En tout état de cause, compte tenu de la multiplication des violences intercommunautaires sur l’ensemble du territoire au Cameroun, des tensions autour de l’accès aux ressources naturelles (eau, pâturages, forêts, etc.), des migrations internes (pour des raisons sécuritaires ou économiques), les actions ponctuelles de désescalade ne suffiront pas à ramener durablement la paix entre les communautés, en particulier à Nyabizan.
Le potentiel économique de la localité oblige les autorités publiques à procéder à un véritable aménagement spatial et social. La croissance démographique et les mobilités internes sont en train d’opérer une véritable transformation des villages en villes, et il devient urgent de s’en préoccuper au niveau des politiques publiques.
[1] Paul Tchawa, “Le Cameroun : une « Afrique en miniature » ?”, Les Cahiers d’Outre-Mer, 259 | 2012, 319-338.
https://doi.org/10.4000/com.6640
[2] Les 20 et 29 avril derniers, le directeur général d’EDC a procédé, en compagnie des autorités administratives, à la remise solennelle des chèques d’indemnisation aux riverains des arrondissements de la Mefou-et-Akondo et du Mfoundi. Toutefois, rien n’indique que le processus est définitivement bouclé.
[3] Emmanuel Yenshu Vubo, « Discours asymétrique et dissymétrie dans les relations intercommunautaires au Cameroun », Discours d’Afrique, Tome 1, 2009, Presses universitaires de Franche-Comté, pp. 145-165.
https://books.openedition.org/pufc/25017?lang=fr
[4] Apaiser les tensions ethno-politiques au Cameroun, en ligne et hors ligne, International Crisis Group, rapport Afrique n°295, 3 décembre 2020.
[5] Seidou Njimoluh Njoya, administrateur civil de profession, était en service auprès des Services du Gouverneur de la région du Sud avant de prendre la succession de son défunt père, Ibrahim Mbombo Njoya.