Une pandémie mondiale étroitement liée à la déstabilisation des écosystèmes, voilà le constat angoissant auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. Malgré l’état de sidération général et notre sentiment d’impuissance, des plumes s’activent, ici et là, à la faveur du confinement général, pour pointer la responsabilité des activités humaines dans un tel désastre. En guise d’espérance, gageons que de tout mal peut s’extraire un antidote et que, sous certaines conditions, l’homme possède en lui-même les ressources essentielles pour renverser la donne.
La promesse autochtone et la psyché canadienne
Au Canada, « pays métis » selon la formule provocatrice de l’écrivain John Ralston Saul, la reconnaissance et la réhabilitation accrues de la mémoire des peuples et des cultures autochtones sont sans aucun doute des conditions pleines de promesses. De la conquête coloniale par les Européens aux XVIe et XVIIe siècles, à l’exploitation à outrance des ressources forestières et minières aujourd’hui, les Autochtones ont été les victimes et témoins directs des effets du dérèglement des écosystèmes (épidémies, empoisonnement, marginalisation et aliénation culturelle).
Malgré cet héritage qui continue de peser lourdement sur leurs conditions de vie, les Autochtones du Canada (Premières Nations, Inuits et Métis) se réapproprient aujourd’hui avec fierté leurs savoirs et leurs modes de vie ancestraux – nourris de la conscience d’une appartenance physique à la terre et de la conception égalitaire d’une « civilisation de minorités » – et font valoir leurs droits. Reconnaître et réintégrer ces cultures dans la psyché de la nation canadienne, ce n’est pas seulement faire preuve d’humanité, mais aussi, plus largement, ériger la diversité culturelle et biologique comme l’étalon de mesure de notre Travail, c’est-à-dire de notre rapport à la nature et au monde.
L’homme, un acteur décisif de la diversité biologique et culturelle
L’Homme fait partie du vivant. Nous sommes partie prenante d’un écosystème global, et notre action peut, de bien des manières, modifier et déréguler son équilibre au point de compromettre ses capacités de résilience. Au cœur de la crise que nous éprouvons, un trésor en péril : la biodiversité.
Comme Jacques Chirac le soulignait déjà en 2002, l’un des « chantiers prioritaires » pour nous en sortir, c’est la diversité, tant biologique que culturelle. « Toutes deux patrimoine commun de l’humanité, toutes deux sont menacées. » À cet enjeu crucial « la réponse, c’est l’affirmation du droit à la diversité et l’adoption d’engagements juridiques sur l’éthique. » Le président concluait ainsi : « Le moment est venu pour l’humanité, dans la diversité de ses cultures et de ses civilisations, dont chacune a le droit d’être respectée [en premier lieux celles des peuples autochtones gardiens de savoirs ancestraux inestimables], le moment est venu de nouer avec la nature un lien nouveau, un lien de respect et d’harmonie, et donc d’apprendre à maîtriser la puissance et les appétits de l’homme. »
Entre « nature » et « histoire », l’homme doit reconsidérer son activité pour une relation plus harmonieuse avec son environnement naturel et socio-politique
La relation entre nature et histoire – autrement dit, entre les contraintes imposées et les activités de l’homme, libre et créatif – doit être reconsidérée avec prudence. Nous sommes à un « tournant historique », un « changement de civilisation », s’exclame Régis Debray, « jusqu’à présent on s’occupait de l’histoire et on avait oublié la nature, aujourd’hui on s’occupe de la nature et j’ai peur qu’on oublie l’histoire, c’est-à-dire le fait que l’homme a inventé des règles et des lois pour s’extraire de la lutte pour la vie, qui est celle de la nature. » L’enjeu majeur auquel nous devons semble-t-il aujourd’hui faire face est de rééquilibrer le plus harmonieusement possible notre empreinte sur un monde que nous habitons, que nous façonnons, et dont nous prétendons parfois avoir la parfaite maîtrise.
S’il est une activité humaine qui soit à reconsidérer et permette justement de nous « extraire » des contraintes imposées par la nature, c’est bien le travail au sens large, c’est-à-dire notre capacité – par l’intelligence, l’effort manuel, la résistance parfois – à transformer notre environnement et nous-mêmes, pour un bien… comme pour un mal. Le travail prend tout son sens lorsqu’il permet à l’homme de surmonter les difficultés et de développer dans le même temps des habilités et des savoirs qu’il partage avec d’autres. C’est par ce partage, cette mise en commun – dont la Culture, au sens noble, est le fruit – que l’homme sort de son individualité et construit son identité. Le travail suppose donc une orientation collective et une finalité partagée : faire société, faire nation.
« Eating from the common bowl » ou renouer avec l’esprit fondateur du Canada
Pendant les 250 ans qui ont précédé la création du Canada contemporain (1867), les savoirs et techniques transmis par les peuples autochtones ont permis aux colons européens de survivre et de s’implanter. Cet héritage a été depuis volontairement obscurci et aliéné par des récits mythologiques des origines, d’inspiration européenne, qui, selon John Ralston Saul, ne correspondent pas à la réalité profonde du Canada.
Aujourd’hui, l’essayiste engagé appelle à saisir l’opportunité de renouer avec le premier des trois piliers fondateurs du Canada (avec les Français et Britanniques) : les Autochtones. Au-delà des questions de survivance, c’est bien l’esprit égalitaire – l’approche non raciale et non homogène de la vie communautaire –, l’esprit de conciliation permanente, et le souci d’équilibre entre l’individu et le groupe qui ont insufflé au Canada une idée politique directrice originale, non pas européenne mais « métisse ». Renouer avec les origines signifie donc, d’une certaine manière, retrouver le vocabulaire adapté pour se retrouver et pouvoir parler de soi. C’est là, aussi, une condition pour faire du Canada non pas la nation hésitante d’aujourd’hui, mais un pays plus fort et confiant en l’avenir.
Révolution écologique et (donc) révolution culturelle
Cette approche autochtone de la vie en communauté est inextricablement liée à une relation à l’environnement – là aussi à redécouvrir – fondée sur l’interdépendance. Son maître-mot : extraire le juste nécessaire pour garantir à la nature ses forces et le temps de se régénérer. Mais ce rapport d’interdépendance est aujourd’hui mis à mal par des logiques « hors-sol » – invasives, accumulatrices et comptables – qui nient la logique du vivant. Il est tout aussi menacé par un appauvrissement des savoirs ancestraux – conséquence de la précarité socio-économique des populations autochtones – qui sont pourtant la clé de sa stabilité.
Pour réhabiliter pleinement la participation essentielle des populations autochtones dont ces savoirs ancestraux sont le fruit, il est donc urgent d’adopter une approche environnementale non pas seulement économique, mais aussi et surtout culturelle. Cela implique de revoir nos modèles de pensée et d’action – les normes culturelles que nous imposons – à l’aune de nouveaux principes, à commencer par celui de justice environnementale. Souvent marginalisées et pauvres, les populations autochtones pâtissent, aujourd’hui comme hier, de l’acculturation forcée à des modes de vie inadéquats qui alimentent leurs lots d’inégalités au sein de leurs communautés, mais aussi de tensions vis-à-vis du reste de la société. Pour contrer cette dynamique mortifère, il n’existe pas de modèle prédéfini ou de solution clé en main. Il faut innover en initiant avec les Autochtones une conversation respectueuse pour un véritable partenariat en faveur d’un développement durable.
Les Autochtones, des partenaires de premier plan
Selon un rapport de l’Institut du développement durable et des relations internationales, « une question centrale à résoudre est celle de [la] préservation [des Autochtones], de leur soutien, et donc des formes de développement économique et social à inventer qui, à la fois préserveraient leurs spécificités tout en leur permettant d’atteindre les indices de développement humain qui leur paraissent désirables. »
Pour y parvenir, deux grandes priorités. En premier lieu, le Canada doit renforcer son financement des structures éducatives à destination des populations autochtones dans un double objectif : leur permettre d’acquérir des qualifications plus importantes afin qu’ils accèdent plus nombreux à des postes à responsabilités ; et soutenir davantage les études autochtones pour réhabiliter, approfondir, et transmettre les savoirs ancestraux et la diversité des cultures autochtones. Enfin, la collaboration scientifique autochtone devrait être davantage promue afin de mettre en place de nouvelles politiques de conservation de la nature qui prennent mieux en compte la contribution essentielle des communautés autochtones dans la protection de la biodiversité, notamment sur des territoires éloignés.
Un chemin encore long
Aujourd’hui, malgré les rapports d’enquête sur le sort réservé aux populations autochtones du Canada, malgré la reconnaissance d’un « génocide culturel » par la Cour suprême du Canada, malgré les actes de contrition du gouvernement, la route est encore longue. En février 2020, le blocage des chemins de fer canadiens par des communautés autochtones à travers tout le pays, pour soutenir les chefs héréditaires Wet’suwet’en (Colombie Britannique) opposés au passage d’un oléoduc sur leurs terres ancestrales, montre une fois de plus que le rapport de force entre les Autochtones et les autorités canadiennes contre des projets miniers, pétroliers ou hydroélectriques reste vif.
Cependant, l’urgence environnementale semble faire bouger les lignes. Début mars 2020, le Premier ministre Justin Trudeau, a appelé à une grande consultation entre « les gouvernements, les entreprises, la société civile, les communautés autochtones et tous les Canadiens » pour aider ce pays à devenir neutre en carbone en 2050 tout en développant son économie. Reste à savoir si cette révolution écologique désirée s’accompagnera d’une révolution culturelle nécessaire.
Image : Le premier ministre Justin Trudeau et le chef de l’Assemblée des Premières Nations Perry Bellegarde à la signature du Protocole d’entente avec l’Assemblée des Premières Nations sur les priorités communes à la Colline parlementaire à Ottawa, le lundi 12 juin 2017. LA PRESSE CANADIENNE/Sean Kilpatrick.