Chose rare, des représentants de divers confessions religieuses ont uni leurs voix pour protester contre une décision du gouvernement libéral de Justin Trudeau concernant une mesure limitant l’accès au programme « Expérience emploi été ». Selon eux, l’État canadien porte atteinte à la liberté de conscience en les obligeant notamment à adhérer au droit à l’avortement.
Un programme fédéral de subvention ouvert aux organismes confessionnels
Ce programme fédéral offre des subventions afin d’aider les employeurs du pays à offrir des emplois d’été pour les étudiants (15-30 ans) qui ont étudié à temps-plein durant l’année et qui souhaitent reprendre leurs études à la rentrée. Les employeurs admissibles sont aussi bien des « petites entreprises », des « employeurs à but non lucratif, du secteur public » que des « organismes confessionnels ». Le gouvernement a imposé une close obligeant les organismes demandeurs d’attester que leurs mandats et leurs activités sont conformes à la Charte canadienne des droits et des libertés enchâssée dans la Constitution de 1982, ainsi qu’aux valeurs et aux droits qui en découlent.
L’objet du tollé : une nouvelle clause d’admissibilité qui mentionne l’adhésion au droit à l’avortement
Une clause d’admissibilité nouvellement ajoutée par le gouvernement libéral provoque un véritable tollé. Les représentants religieux et organisations confessionnelles, en particulier hors Québec, dénoncent une atteinte à la liberté de conscience et même à la liberté de religion. Et pour cause, « l’attestation de l’employeur pour EÉC [Emploi Été Canada] 2018 est conforme aux droits de la personne au Canada, aux droits de la Charte et la jurisprudence qui en découle, et à l’engagement pris par le gouvernement du Canada à l’égard des droits de la personne, ce qui comprend les droits des femmes, les droits reproductifs de ces dernières ainsi que les droits des Canadiens et des Canadiennes transgenre et de genres divers. » Le « guide du demandeur » précise l’objectif de cette mesure : « ceci permettra de s’assurer que les jeunes, ce qui comprend ceux âgés d’à peine 15 ans, ne soient pas exposés à des organismes dont les emplois vont à l’encontre des valeurs contenues dans la Charte des droits et libertés et la jurisprudence qui en découle. »
Pour le Pasteur Ronald Rust, de l’Église pentecôtiste Trinity à LaSalle (sur l’île de Montréal) : « Si on coche [ce critère] , c’est comme si on est en train de perdre des droits […] le droit à l’expression et la liberté religieuse ». Députés conservateurs, mais aussi libéraux, ainsi que des commentateurs et éditorialistes du Canada anglais, surpris de l’orientation adoptée par le gouvernement fédéral, sont également montés au front pour critiquer une décision qu’ils jugent politiquement maladroite, facteur de division, et en souligner les problèmes éthiques.
Atteinte à la liberté de conscience ? Tension entre respect du droit à l’avortement et garantie de la neutralité de l’État
Les arguments présentés de part et d’autres révèlent une tension inhérente au régime juridique de la Charte (non dénuée de paradoxes) qui peut exacerber les oppositions en cas de conflit. Pour résumer le débat actuel : les uns dénoncent une atteinte à la liberté de conscience et de religion, renforcée par un manquement à la neutralité de l’État ; les autres y voient, de la part du gouvernement qui offre la subvention, une simple demande de conformité aux valeurs largement partagées au sein de la société canadienne, et, qui plus est, inscrites dans la Charte canadienne des valeurs et des libertés.
Un débat exacerbé par le paradoxe entre un « droit fondamental » et une « liberté fondamentale »
La Charte canadienne des droits et libertés, enchâssée dans la constitution de 1982, établit les grands principes ainsi que les libertés et droits fondamentaux qui en découlent. Les dispositions de la charte font l’objet d’interprétations juridiques qui viennent nourrir le corpus jurisprudentiel. Mais dans le cas de l’avortement, il n’existe pas stricto sensu de « droit » inscrit noir sur blanc dans la constitution. La légalité et la reconnaissance du droit à l’avortement comme « droit fondamental » (et non « droit constitutionnel ») découlent de l’interprétation des principes énoncés par la charte. Faut-il y voir une source de fragilité du droit ? Le débat reste ouvert.
Le paradoxe – si on peut le nommer ainsi – qui explique en partie la prise de parole quasi unanime des représentants religieux canadiens, c’est que ce cette même charte garantit les libertés fondamentales de conscience et de religion (expressément nommées, contrairement à l’avortement). Cet argument est d’autant plus sensible et important pour les Églises, qu’aucune règle constitutionnelle ne consacre formellement la séparation des Églises et de l’État. Ce qui n’empêche pas que cette séparation soit cependant bien réelle aujourd’hui au Canada. En d’autres mots, quand ces libertés semblent menacées par l’intervention de l’État, c’est la neutralité et l’impartialité de l’État garantissant de fait la « dissociation » entre les sphères religieuse et politique qui est mise à mal. Et c’est justement ce qui est dénoncé ici.
La liberté de conscience et de religion, principe fondamental au modèle canadien de séparation des Églises et de l’État
Dans ce contexte d’absence de déclaration formelle de séparation Églises-État, le principe qui prévaut, explique la sociologue Micheline Milot (Université du Québec à Montréal, UQÀM), c’est la liberté de conscience et de religion guidée par un esprit de « justice pour tous » [égalité], le tout « garanti par un État neutre [séparation] à l’égard des différentes conceptions de la « vie bonne » ». De là, on peut aisément comprendre qu’il n’y a pas de « modèle pur » de laïcité, et que l’interprétation qui est fait de tout cela dépend des contextes nationaux : « Ces principes [fondamentaux = séparation, neutralité, liberté de conscience et de religion, et égalité] connaissent des évolutions diverses selon la conjoncture propre à chaque contexte national qui les charge d’un contenu sémantique inévitablement teinté par la hiérarchie des valeurs qui prévaut ici ou là. »
On peut ainsi mieux comprendre les enjeux de ce débat qui, depuis la France, peut paraître dépassé, bien qu’il ne soit pas sans écho.
Image : Mission de Service Civique à Unis-Cité (Lyon) Personnes âgées, By Unis-Cité – Own work, CC BY-SA 3.0