Le 28 mars 2018, le gouvernement du Québec a déposé un projet de loi particulièrement attendu sur la laïcité de l’État. Le ministre Simon Jolin-Barrette a présenté le projet comme une « avancée historique » s’inscrivant « dans la suite logique de la Révolution tranquille (il y a 50 ans) et de la déconfessionnalisation du système scolaire québécois (au tournant des années 1990-2000) ». La majorité parlementaire, la Coalition Avenir Québec (CAQ), espère une adoption de ce projet de loi avant l’été prochain. Les débats s’annoncent très animés. Le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, le Parti libéral du Québec, des commissions scolaires anglophones, le Conseil national des musulmans canadiens, de même que certaines organisations juives ont d’ailleurs fait part de leur opposition ou de leurs inquiétudes.
« Un pas de géant » pour la « nation québécoise » (Jolin-Barrette)
« Pour la première fois, un gouvernement québécois fait le choix d’inscrire la séparation de l’État et des religions dans la loi, ce qui n’avait jamais été fait ni au Québec, ni au Canada », s’est exclamé le ministre Jolin-Barette lors d’une conférence. Il a ensuite insisté sur l’importance de situer ce projet de loi dans « un processus évolutif propre au Québec, selon ses propres valeurs ». Un processus de séparation de l’État et des religions qui, selon le ministre, a ouvert à l’approfondissement des droits des femmes et des minorités sexuelles au Québec.
Pour le gouvernement caquiste (Coalition Avenir Québec), la « Nation québécoise » a le pouvoir d’assumer son « caractère distinct et ses spécificités » vis-à-vis du reste du Canada, mais aussi de défendre ses propres choix de société, des choix collectifs. L’affirmation de laïcité de l’État était par ailleurs l’un des principaux engagements de campagne de la CAQ. Le Premier ministre québécois, François Legault, n’hésite pas à présenter sa victoire électorale d’octobre 2018 comme signe d’une adhésion de la population québécoise à ce projet.
Du côté d’Ottawa, sans surprise, Justin Trudeau, a aussitôt répondu en disant regretter l’initiative de Québec : « Le Canada est un pays laïc, un pays qui respecte profondément les libertés individuelles, y compris la liberté d’expression, de conscience et de religion. Le Québec l’est aussi. Pour moi, il est impensable qu’une société libre légitimerait la discrimination contre quiconque basée sur la religion ». Même réaction du côté du Nouveau Parti Démocratique (NPD) et de son leader Jagmeet Singh. Andrew Scheer, chef du Parti conservateur du Canada (PCC), s’est quant à lui montré plus réservé en évoquant un choix du gouvernement québécois.
Quatre principes fondamentaux ainsi que des mesures « pragmatiques et applicables »
Selon le préambule du projet de loi 21, « La laïcité de l’État repose sur quatre principes, soit la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité de tous les citoyens et citoyennes ainsi que la liberté de conscience et la liberté de religion. »
À ces grands principes correspond la mesure principale de ce texte : l’interdiction du port de signes religieux par certains employés de l’État, « en position d’autorité ou figures d’autorité ». Il n’est nullement question de remettre en cause le subventionnement public des établissements scolaires privés, ou encore de débattre de la gestion des cimetières, essentiellement privée et majoritairement confessionnelle, ou encore des manifestations religieuses sur la voie publique, etc.
Cette interdiction totale des signes religieux (aucun débat sur le caractère ostentatoire, ni sur la taille du signe) s’applique à certains employés de l’État dans l’exercice de leurs fonctions. Parmi ces employés : les agents de la paix (policiers, gardiens de prison, agents de la faune), les procureurs de la Couronne, le président et les vice-présidents de l’Assemblée nationale, les enseignants, les directeurs et directeurs adjoints des écoles primaires et secondaires du réseau public [les établissements scolaires publiques uniquement, les autres employés (auxiliaires, secrétaires, etc.) ne sont pas concernés]. Le projet de loi prévoit qu’aucun accommodement ne sera possible pour ces personnes, sans pour autant que le principe d’accommodement raisonnable pour les autres fonctionnaires et citoyens ne soit « touché » par ailleurs.
À cette mesure principale s’ajoute une seconde : l’obligation de donner et de recevoir les services publics à visage découvert. La loi rendrait donc obligatoire le fait de recevoir un service public à des fins d’identification et de sécurité, si cela était nécessaire (et non de manière systématique). Cette disposition reprend, dans l’esprit, la loi 62 (dite « Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes »), adoptée à l’automne 2017 à l’initiative du gouvernement libéral, en partie invalidée et contestée sur le plan judiciaire.
Des ajustements législatifs et des principes de dérogation
Un tel projet de loi fait primer les exigences de la laïcité de l’État sur le respect des droits individuels, en premier lieu la liberté religieuse, consacrée et garantie par la Charte canadienne des droits et libertés (loi constitutionnelle de 1982) et la Charte québécoise des droits de la personne.
Le gouvernement québécois se voit alors obligé d’opérer quelques ajustements législatifs. Cela implique d’inscrire dans la Charte québécoise « les libertés et droits fondamentaux doivent s’exercer dans le respect de la laïcité de l’État » et de faire valoir le principe de dérogation qui est prévu dans les jugements de la Cour suprême (art. 33 de la Charte canadienne). Le recours à ce principe dérogatoire est souvent une question de discorde entre Québec et Ottawa.
Dans « un souci d’équilibre », le ministre Jolin-Barrette a expliqué que le projet de loi 21 comprenait une clause de droit acquis pour les personnes déjà en fonction, afin de respecter les conditions d’embauche. En d’autres mots, un fonctionnaire en position d’autorité en poste à ce jour (y compris un enseignant) pourra, s’il le souhaite, continuer de porter un signe religieux, à condition qu’il conserve la même fonction dans la même organisation.
Laïcité et défense de l’identité québécoise
Le projet de loi sur la laïcité de l’État est régulièrement montré du doigt comme le symptôme d’une réaction de la société québécoise à un sentiment d’insécurité identitaire. Le Premier ministre lui-même a d’ailleurs fait de la laïcité une question de protection de l’identité québécoise. Une posture politique très délicate. Plusieurs commentateurs ont également souligné que le fait de voir le Ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion porter un tel projet pouvait laisser entendre qu’il ciblait les populations immigrantes. Face à cela, le ministre s’est lui-même défendu, disant qu’il s’était vu remettre, par le Premier ministre, la charge de défendre ce projet de loi en tant que leader parlementaire, en collaboration avec le personnel du Ministère du conseil exécutif (cabinet du PM). Il a également ajouté qu’une fois la loi adoptée, il pourrait officiellement être « ministre responsable de la laïcité ».
L’un des débats emblématiques de la laïcité au Québec demeure le sort réservé au désormais célèbre crucifix installé en 1936 au-dessus du fauteuil de l’orateur de l’Assemblée législative. Durant sa campagne, François Legault avait fait part de sa volonté de le maintenir en place. Le gouvernement semble cependant avoir trouvé un compromis. Le ministre Jolin-Barrette, a en effet déclaré qu’au nom du « respect du patrimoine historique du Québec », le crucifix en question devait être considéré comme un « objet historique important ». Il a proposé qu’il soit déplacé et mis en valeur dans l’enceinte du parlement, après l’adoption du projet de loi. Il y a seulement quelques jours, non sans débat, l’hôtel de ville de Montréal a fait le choix de retirer le crucifix de la salle du conseil pour le mettre ultérieurement en valeur dans un espace muséal.
Est-ce la fin d’une décennie de débats et d’initiatives politiques ?
Ce projet de loi sur la laïcité de l’État québécois intervient au bout d’une décennie de débats tumultueux. Le gouvernement québécois espère ainsi mettre un terme à ce dossier qui s’est ouvert en 2007-2008 avec les travaux de la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables.
On peut raisonnablement en douter, et cela pour plusieurs raisons. D’une part, ce que l’on retrouve au cœur des débats québécois sur la laïcité depuis 10 ans, c’est la tension constante entre les droits individuels et les droits collectifs. Cette tension est constitutive de la société québécoise dans ce qu’elle a de spécifique au sein du Canada, et cela depuis la Conquête britannique (1763) et la confrontation avec la culture juridique anglo-saxonne.
D’autre part, la laïcité, comprise ici de manière réductrice comme la simple interdiction du port de signes religieux chez certains fonctionnaires de l’État, ne saurait à elle seule soutenir un projet politique ni même un choix de société. On ne saurait apercevoir dans ce projet de loi, les contours d’un cadre général, bien articulé, d’organisation de la vie politique et sociale. Par ailleurs, bien que motivé par un souci d’équilibre, le traitement différencié entre les agents de l’État – ceux en position d’autorité et les autres – pourrait contribuer à affaiblir la conception de l’État au Québec. Si l’État doit être neutre, comme la loi le stipule, peut-il l’être uniquement de cette façon ?
Image : Hôtel du Parlement, Ville de Québec, By Tony Webster. Flickr BY 2.0