Le 18 octobre dernier, les Chypriotes turcs du nord ont fait mentir les sondages en élisant Ersin Tatar comme Premier Ministre avec 51.74% des voix. Le Premier Ministre sortant, Mustafa Akinci, s’est incliné de justesse après cinq années de mandat. Le nouveau Chef du Gouvernement est opposé à la réunification de l’île. Cette élection pourrait exacerber les tensions entre les communautés grecque et turque. Avec cette élection inattendue, la solution d’un régime fédéral s’éloigne et le fossé se creuse entre Chypriotes orthodoxes et Chypriotes musulmans.
Un nouveau Premier Ministre opposé à la réunification de l’île
La partition (Taksim) de l’île date de 1974, date à laquelle « la dictature des colonels » (1967-1974) en Grèce renverse le Président chypriote Makários III pour imposer l’Énosis (rattachement à la Grèce). La Turquie envoie immédiatement des troupes sur l’île. De son côté, l’armée grecque refuse de s’engager plus avant dans le conflit et provoque la chute des colonels. La République de Chypre est rétablie. Toutefois, la Turquie refuse de retirer ses troupes au prétexte de protéger la communauté chypriote turque et impose la partition de l’île.
En 1983, la République Turque de Chypre du Nord (RTCN), dont le territoire occupe approximativement le tiers nord de l’île, est proclamée. Elle n’est jamais reconnue par la communauté internationale, à l’exception de la Turquie.
Depuis, les tentatives successives de rapprochement ont toutes échoué. En 2004, le référendum sur l’unification autour d’un régime fédéral (plan Annan) emporte l’adhésion des Chypriotes turcs mais se heurte au rejet des Chypriotes grecs. En 2017, le contexte est plus favorable. Mustafa Akinci (Chypre Nord) et Níkos Anastasiádis (Chypre Sud) sont tous deux partisans d’une solution fédérale. Proches d’aboutir, les négociations échouent à cause d’Ankara qui refuse de retirer ses troupes de Chypre Nord, un préalable indispensable pour Nicosie.
En froid avec Recep Tayyip Erdoğan, Akinci n’a jamais caché son intention de desserrer les liens avec la Turquie. Ersin Tatar, au contraire, bénéficie du soutien affiché du Président turc, qui a pesé de tout son poids pour faire basculer l’élection. Quelques semaines avant le vote, il avait annoncé la réouverture de la station balnéaire de Varosha, située dans la zone tampon entre les deux parties de l’île. Une décision calculée par le Président turc qui a attiré sur lui et son candidat la faveur des électeurs.
Le fossé se creuse entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs
Avec l’élection d’Ersin Tatar contre Akinci, la politique du rapprochement laisse place à un nationalisme conquérant qui pourrait conduire à un retour des affrontements.
L’hypothèse d’une fédération chypriote avec deux États était déjà difficile à concevoir pour les Chypriotes du sud, comme le prouve le résultat du référendum de 2004. Beaucoup considèrent que les musulmans ont volé leurs terres au nord. Ils souhaitent la dissolution de la RTCN et la réunification de l’île autour d’un seul État-nation. Autrement dit, le retour à la situation d’avant 1974. Ce dénouement est difficile à concevoir maintenant que le temps a fait son œuvre et que les écarts démographiques se sont tassés entre les deux États. Mais Tatar rejette même cette solution fédérale bien qu’elle soit plutôt favorable aux Chypriotes turcs. Partisan d’un nationalisme radical, il affirme l’existence de la RTCN comme une réalité non négociable ce qui attise encore davantage la colère et le ressentiment des Chypriotes du nord.
En outre, le soutien affiché du Président Erdoğan pour Tatar excite aussi les dissensions à cause notamment du conflit actuel entre la Grèce et la Turquie, au sujet des hydrocarbures en Méditerranée orientale. Le navire de prospection turc, Oruç Reis, a déployé des câbles sous-marins au mois d’août, à la recherche de gisements gaziers dans la Zone Economique Exclusive (ZEE) de Chypre. Nicosie a averti Ankara que ces actions ne seraient pas tolérées. La Turquie a répondu que contrairement à la communauté internationale, elle prenait en compte l’existence de la RTCN dans le partage des eaux.
Outre cette question énergétique, la proximité entre Tatar et Erdogan renforce la détestation entre orthodoxes et musulmans. Comme le Président turc, Tatar se pose en défenseur de l’islam opprimé pour mieux servir ses intérêts politiques. Toujours est-il que l’heure est davantage au repli qu’à l’échange. Certains observateurs craignent une explosion des violences, qui replongerait l’île dans le chaos meurtrier des années 1960.
Les initiatives de rapprochement menacées
Malgré les haines tenaces de chaque côté de la frontière, plusieurs initiatives fraternelles avaient germé à la marge. Elles sont aujourd’hui menacées.
Dans la zone tampon tenue par l’ONU, plusieurs amis issus des deux parties de l’île avaient pris l’habitude de se réunir dans « la Maison », un local aménagé en café avec des ateliers. Certains d’entre eux venaient retrouver Tarik Tekman, un Chypriote turc, pour un cours de tai-chi. D’autres se réunissaient à l’étage pour jouer de la musique. D’autres encore travaillaient ensemble à l’apprentissage de la langue de l’autre. « Ici on n’est ni Chypriotes grecs, ni Chypriotes turcs, on est juste Chypriotes. On est en terrain neutre », affirme une jeune étudiante.
Ailleurs, c’est le patrimoine religieux qui a donné lieu à des projets communs. À Chypre, de nombreux monuments ont été endommagés par la guerre ou abandonnés à la suite des déplacements de population. Lancé en 2008, un projet de restauration des édifices religieux a vu le jour. Il est mené par douze personnes ; six choisies par Chypre du Nord et six par la RTCN. À Famagouste, ville qui jouxte la zone tampon côté Nord, la mosquée des tanneurs et l’église Sainte-Anne ont ainsi été rénovées. C’est une occasion pour les orthodoxes et les musulmans de travailler côte à côte, autour d’un patrimoine commun. Parrainé par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), ce projet a été subventionné par l’Union européenne, à hauteur de 14,7 millions d’euros.
Tous ces élans fraternels risquent d’être réduits à néant, en cas de dégradation des relations et de regain des affrontements entre les deux parties de l’île. Pour le moment, un statu quo sur la partition de Chypre apparaît comme un moindre mal. Face à un contentieux qui semble impossible à régler sur le fond, la meilleure alternative réside sans doute dans des accords de voisinage permettant de vivre avec la désunion.
Image : Présidence turque via AP