En Colombie, il existe 102 peuples autochtones. Tout au long de l’Histoire, les peuples autochtones ont su garder leurs traditions. Cela se matérialise par la persistance de la pratique d’une justice traditionnelle dont le but est le contrôle social et territorial à des fins de préservation de l’harmonie et l’équilibre de la communauté.
Colonisation et imposition du modèle juridique
Depuis l’époque coloniale, des systèmes de résolution des conflits propres aux visions autochtones ont toujours été plus ou moins reconnus par des lois. Ainsi, très tôt des textes évoquent l’autonomie juridique des autorités autochtones. Par exemple, la loi 89 de 1890 reconnaît le droit des cabildos (entité socio-politique traditionnelle dont la fonction est de représenter légalement une communauté) d’appliquer des sanctions à l’intérieur de la réserve, droit assumé par les autorités traditionnelles.
Cependant, malgré la persistance de ces structures depuis la colonisation, les peuples autochtones historiquement marginalisés, à la fois socialement, économiquement et politiquement, se sont, dans la plupart des cas, vus imposer le système juridique national qui ne correspondait pas à leurs repères culturels et linguistiques.
Cet article trace les grands traits des enjeux et défis à relever quant à l’articulation entre juridiction nationale et juridictions autochtones. Il n’a aucune vocation à l’exhaustivité, illusoire aux vues de la grande diversité culturelle, sociale et organisationnelle des Nations autochtones en Colombie.
Évolution des droits des peuples autochtones
La Constitution de 1991 marque un point de rupture concernant la place des minorités dans la construction nationale colombienne. En effet, la nouvelle constitution reconnaît le pays comme pluriethnique et multiculturel. Ceci permet la reconnaissance constitutionnelle de l’existence de plusieurs systèmes juridiques au sein d’un même État, suivant une multiplicité de visions du monde. Il s’agissait de dépasser la vision « assimilationniste » promue par un État défini comme monoculturel dans la Constitution de 1986. Antérieurs à la nouvelle constitution, les droits autochtones étaient un corpus de normes produites par l’ordre national. Par la Constitution de 1991, chaque autorité communautaire a le droit de produire ses propres normes en fonction de sa vision du monde, son organisation sociale et ses croyances, avec des normes et valeurs qui se transmettent principalement à l’oral, de générations en générations.
On distingue alors deux types de justice sur le territoire colombien, la justice autochtone ou droit autochtone qui peut prendre différentes formes en fonction des pratiques et coutumes de chaque peuple et la justice ordinaire ou étatique. La loi autochtone est définie de la sorte « la science traditionnelle de la sagesse et de la connaissance ancestrale autochtone, pour la gestion du matériel et du spirituel, dont l’application garantit l’équilibre et l’harmonie de la nature, l’ordre et le maintien de la vie, de l’univers et de nous-mêmes en tant que peuples autochtones, gardiens de la nature, régule les relations entre les êtres vivants depuis les pierres jusqu’aux êtres humains, dans une perspective d’unité et de coexistence sur le territoire ancestral qui nous est légué à travers la matérialisation du monde »[1].
Une vision consacrée par le droit international
À l’échelle internationale, il existe tout un arsenal juridique auquel la Colombie a adhéré et qui consacre le droit à une justice spécifique et la capacité des autorités des peuples autochtones d’être reconnues comme productrices de normes et légitimes pour s’assurer de leur application.
Premièrement, le pays a ratifié la Convention 169 de l’OIT par l’intermédiaire de la Constitution de 1991. La Convention contient la reconnaissance de toute une série de droits pour les peuples autochtones, tels que l’autonomie, le droit au territoire, la consultation préalable, etc. Trois articles abordent les questions du droit à l’autonomie de juridiction. Plus précisément son article 84 se concentre sur l’obligation des États à prendre en compte et favoriser le maintien des coutumes, du droit coutumier et des institutions traditionnelles. L’article 95 pose l’obligation des États de respecter les méthodes de répression traditionnelles utilisées pour gérer les délits commis par les membres de leur communauté. Enfin, l’article 105, oblige les États qui imposent des peines à des autochtones de prendre en considération les aspects culturels et sociaux.
Dans cette Convention, l’article 8-2 définit également les limites de l’application du droit autochtone : « Les dits peuples auront le droit de conserver leurs coutumes et institutions, tant que celles-ci sont compatibles avec les droits fondamentaux définis par le système juridique national ainsi que les droits humains internationaux. Chaque fois que cela sera nécessaire, il devront définir des procédures permettant de régler les conflits qui peuvent surgir dans l’application de ce principe ».
La déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007 y fait également référence à cela dans son article 46-2 :« les peuples indigènes ont le droit de promouvoir, développer et conserver leurs structures institutionnelles et leurs propres coutumes, spiritualités, traditions, procédures, pratiques et, quand ils existent coutumes ou systèmes juridiques, en conformité avec les normes du droit international ».
Base de la Juridiction Spéciale Autochtone
Ainsi, la nouvelle Constitution permet la mise en place d’une Juridiction Spéciale Autochtone en tant que branche du droit national. La Juridiction Spéciale Autochtone appartient à la catégorie des droits fondamentaux des peuples et est une condition de leur survie culturelle. Dans le rapport de l’institut interaméricain des droits de l’Homme de 2010 sont exposés les raisons pour lesquelles la reconnaissance du droit autochtone est fondamentale :
- Elle s’agit de la base de la structure sociale et culturelle d’un peuple.
- Avec la langue, elle constitue un des éléments de base de l’identité ethnique.
- Sa nature conditionne les relations entre l’État et les Nations autochtones.
- Elle a des répercussions sur la manière dont les peuples autochtones jouissent ou non de leurs droits.
La Cour Constitutionnelle, en 1996 et 1998, identifie quatre éléments qui composent la justice indigène :
- La reconnaissance d’une autorité juridique et judiciaire spécifique qui se charge de l’administration de la justice à l’intérieur de son territoire. L’autorité en charge de résoudre les conflits varie entre les traditions. Elles peuvent être des gouverneurs, des collectifs, des autorités religieuses, etc.
- La compétence des peuples autochtones de produire des normes et de déterminer les procédures spécifiques pour faire appliquer ces normes.
- L’assujettissement de la juridiction, des normes et procédures autochtones à la Constitution et la loi. Il s’agit là des limites de la juridiction autochtone.
- La compétence du législateur pour déterminer les modes de coordination entre juridiction autochtone et juridiction ordinaire.
Les enjeux autour de l’articulation des systèmes autochtones et ordinaires
La reconnaissance d’un pluralisme juridique n’est qu’une première étape, car l’appliquer relève de plusieurs enjeux. Il s’agit de systèmes juridiques qui fonctionnent en parallèle, en complémentarité voir en concurrence. L’articulation entre les systèmes est en constante construction. Les deux systèmes ne peuvent s’ignorer pour ne pas renforcer l’impunité mais également contribuer au renforcement du système autochtone. La juridiction autochtone est la première à pouvoir décréter sa compétence ou non pour juger un cas. En cas d’absence de règles pour la déterminer, c’est le Conseil Supérieur de la Magistrature qui se charge de régler les conflits de compétences en s’appuyant notamment sur la jurisprudence produite par la Cour Constitutionnelle. Il n’existe pas de loi de coordination entre justice autochtone et justice ordinaire.
Nous pouvons évoquer plusieurs raisons qui montrent que les deux types de justice doivent s’articuler. L’articulation permet d’éviter l’impunité, de renforcer et légitimer les différents systèmes de justice, de limiter les décisions contradictoires et de permettre une coopération à double sens entre les deux juridictions (technique, scientifique…).
Il est également question de résoudre les tensions qui peuvent exister entre droits fondamentaux, droits de l’Homme et droits autochtones. Quand il existe une contradiction, la Cour Constitutionnelle considère que le conflit de compétences doit être réglé selon le principe de : « maximisation de l’autonomie des communautés autochtones, en minimisant ses restrictions, se traduisant par l’interprétation que les coutumes d’une communauté priment sauf dans le cas des lois d’ordre public, quand elles protègent une valeur constitutionnelle supérieure au principe de diversité ethnique et culturelle ». L’autonomie dans la création et l’application de normes par la communauté est limitée par le respect d’une partie des droits fondamentaux, dit « noyau dur ». La vie, l’interdiction de la torture et de l’esclavage, le principe de légalité des peines et des délits, entre autres. Ce « noyau dur » correspondrait au respect de la dignité humaine de manière universelle. Mais ces droits doivent être analysés et nuancés au cas par cas. Entre le respect du « noyau dur » et la maximisation de l’autonomie des communautés, tout est question d’arbitrage et d’équilibre. Cette nécessité de considérer le cas par cas répond aussi au principe selon lequel l’autonomie des peuples indigènes est inversement proportionnelle à son intégration ou l’assimilation à la population majoritaire. Ainsi, c’est la démarche dialogique qui prime.
Une autre question est de savoir qui doit être jugé selon le droit coutumier et le droit ordinaire. La question de l’appartenance à une communauté est aussi source de débats. Dans certains cas, il faut être enregistré dans les recensements de la communauté, dans d’autres cas, être reconnu par l’autorité traditionnelle. Qu’en est-il de personnes nées dans la communauté, ne vivant plus en son sein et ayant développé des modes de vie différents ? Un des principes est celui selon lequel la justice ne peut être appliquée que sur un territoire autochtone où les pratiques traditionnelles ont été préservées. Mais encore une fois, la gestion au cas par cas est essentielle. Par exemple, en 2004, le Conseil Supérieur de la Magistrature avait reconnu le droit à la communauté d’appliquer la justice communautaire dans un territoire sans que cette dernière dispose d’un titre de propriété collective ou qu’il existe un statut de réserve. Cette décision s’explique par la reconnaissance de conditions de déplacement forcé qui avait poussé la communauté à s’installer sur un autre territoire et y reproduire son mode de vie.
Justice ordinaire, justice autochtone, des conceptions aux antipodes
Pour donner un exemple de la manière de concevoir la justice dans les communautés autochtones, nous développerons rapidement quelques aspects du système de la communauté Tule (ou Cuna) présente en Antioquia et dans le Chocó. Pour le peuple Tule, les bases de la justice sont la prévention, le conseil et la promotion de l’équilibre avec la nature assuré par les autorités millénaires qui connaissent, interprètent et appliquent la loi d’origine, nommée Papa Igal. Tout conflit se résout par un processus de dialogue et conciliation qui amènera potentiellement la personne responsable d’acte de « désharmonie » (délit en norme occidentale) à assumer des tâches pour la communauté. Cette loi d’origine est interprétée par le Saila, qui est gardien de la tradition et de la mémoire, appuyé par l’Argal qui est porteur de la sagesse de la mémoire du peuple tule. Le Nele se charge de l’interprétation au niveau spirituel.
La loi d’origine a une base spirituelle et est complétée selon une tradition orale par les récits des personnes importantes au sein de la communauté, au niveau personnel et spirituel. Dans le cas de la pratique de la justice tule, le recours aux autorités nationales n’est pas fréquent car les autorités traditionnelles sont fortes et suffisantes pour régler les problèmes à l’intérieur de la communauté. La coordination a néanmoins été nécessaire pour faire respecter ses droits à l’autonomie et un processus de formation des autorités nationales a été mis en place.
En plus de devoir composer avec une multiplicité de cosmovisions, il faut également composer avec une multiplicité de formes institutionnelles. Les autorités à partir desquelles la justice autochtone s’exerce sont très diverses. Par exemple dans le cas des communautés des régions amazoniennes, différentes ethnies se regroupent en associations de conseils traditionnels enregistrées auprès du Ministère de l’Intérieur et de la Justice. Les communautés définissent un « Plan de Vie », qui permet une concertation pour construire des règles et des procédures inclusives. Un autre cas est le Conseil Supérieur Autochtone de Tolima créé par le Conseil Régional Indigène de Tolima, pour renforcer l’administration de la justice sur le territoire et régler les différends entre les différentes communautés et avec les fonctionnaires du système juridique national. Ce conseil a notamment été créé pour régler les problèmes liés au caractère endogène de l’exercice de la justice dans les communautés autochtones, qui parfois menaient à la non partialité dans les décisions de justice. Au lieu de s’en remettre à la justice nationale face à ses limites, les communautés ont préféré s’allier pour renforcer un système autochtone.
Une construction constante et encore imparfaite
Pour résoudre toutes ces questions de coordination, en 2003, le Conseil Supérieur de la Magistrature a mis en place un projet d’appui à la coordination entre les différentes juridictions qui crée un espace de discussion avec les autorités et institutions traditionnelles. En collaboration avec l’Organisation Nationale Autochtone (ONIC), ce programme permet un travail de dialogue interculturel.
Une étude en 2009 montrait que les fonctionnaires nationaux avaient très peu de connaissances concernant la justice traditionnelle. Dans d’autres cas, les juges stigmatisaient les pratiques et estimaient que les autochtones n’utilisaient la justice traditionnelle que quand elle était à leur avantage.
Des nouveaux enjeux avec les accords de paix
Dans le cadre des accords de paix, tous les ex-guerilleros qui ont rendu les armes doivent se soumettre à la Juridiction Spéciale de Paix (JEP), et cela n’exclut pas les personnes autochtones. Or, dans certaines communautés, telle que la communauté Embera, les autorités traditionnelles considéraient avoir déjà fait le travail de justice avec certains ex-guerrilleros autochtones et ont discuté leur soumission à la JEP et aux mécanismes de réincorporation pour que ces derniers s’inscrivent dans le respect de la culture traditionnelle.
L’association des Cabildos Indigènes du Nord du Cauca met en avant la différence de conception même de la justice nationale qui consiste à juger des individus et non des actes de désharmonie selon leur propre idée de ce qu’est un acte reprochable pour l’équilibre de la communauté. Leur conception de la justice est moins punitive mais se base donc sur le retour à l’harmonie. En 2017, des chambres spéciales sont créées pour régler les conflits qui peuvent exister entre la Juridiction Spéciale de la Paix et d’autres juridictions, comme les juridictions autochtones.
[1] Traduction de l’auteur
Image : Bandera Whipalanasa, Cauca Jambalo la Esperanza, par geyagarcia, décembre 2013, Flickr, CC BY 2.0