Cet article traitera simultanément de deux cas de personnes déplacées. Les personnes qualifiées de « réfugiées » au sens juridique, c’est-à-dire qui passent une frontière pour échapper à des persécutions et sont protégées par des conventions internationales et juridiquement considérées comme telles. Le deuxième cas que nous aborderons largement est celui des déplacés internes.
Qu’est-ce qu’un déplacé interne ?
Ils vivent dans une situation semblable aux réfugiés, mais au lieu de quitter leur pays, ils quittent une région où ils subissent des persécutions sans sortir des frontières de leur pays. Ce paramètre ne permet pas l’application des dispositifs prévus par la Convention de Genève de 1951 et le protocole relatif au statut des réfugiés de l’Organisation des Nations Unies de 1967, ou encore l’application de la déclaration de Carthagène de 1984. Dans ce cas, leur protection relève de la responsabilité de l’Etat, qui dans un grand nombre de cas n’est pas en mesure de l’assurer. Les Nations Unies ne disposent pas d’organisme spécialisé dans le cas de la protection des déplacés internes, c’est souvent le Haut-commissariat aux Réfugiés (HCR) qui est sollicité. L’ONU a adopté, en 1998, des principes directeurs qui rassemblent 30 recommandations à destination des gouvernements et ONGs pour assurer la gestion des déplacés internes. Le principe 15 recommande d’ailleurs d’accorder aux déplacés internes le droit de rechercher la sécurité dans une autre partie du pays, quitter le pays, le droit de demander l’asile dans un autre pays ainsi que celui d’être protégé contre la réinstallation forcée. Cependant, ces principes ne sont pas contraignants.
En Colombie, dès 1997, le gouvernement colombien reconnait les déplacements internes comme consécutifs au conflit armé en adoptant la loi 387.
Elle prévoit l’adoption de mesures destinées à assurer assistance et protection aux déplacés, à stabiliser leur situation économique et prévenir les déplacements. La loi des victimes et restitution des terres de 2011 permet notamment un soutien financier mensuel pour les déplacés après étude de dossier.
L’attention aux déplacés est renforcée dans le cadre du point 5 des accords de paix qui permet la mise en place du système intégral de paix, justice, réparation et non répétition. Concernant les déplacés internes, selon la Loi des victimes, l’attention humanitaire relève de la compétence de l’administration municipale. Le HCR, l’agence présidentielle de coopération internationale, l’Unité pour les victimes, avec l’appui d’ONGs, sont les principaux organismes qui collaborent pour la gestion du phénomène. Selon Tiphaine Duriez, anthropologue, qualifier juridiquement une personne en situation de déplacement forcé est complexe et relève d’un jugement social. Ce choix correspond au discours majoritaire véhiculé par le conflit, la reconnaissance ou non dans ce discours de la présence de groupes armés menaçant les populations, de bonnes ou mauvaises causes de déplacement, ou encore de la vision et des stratégies de survie qu’adoptent les déplacés eux-mêmes.
Le déplacement forcé, un phénomène de grande ampleur
Ainsi en Colombie, les déplacements forcés autant internationaux qu’internes sont massifs. Depuis 2015, la Colombie doit à la fois faire face à l‘arrivée de réfugiés vénézuéliens et à la gestion des déplacements de populations à l’intérieur de son territoire. Dans ce second cas, il s’agit d’un phénomène ancien. Depuis la décolonisation, des vagues de violences successives ont entraîné le déplacement, souvent des zones rurales vers les zones urbaines et périurbaines. Par exemple, dans les années 1950, l’épisode de conflit entre conservateurs et libéraux connu sous de nom de « la violence » a provoqué le déplacement de 2 millions de personnes selon le chercheur Paul Oquist. L’apparition des guérillas et des groupes paramilitaires, couplée au développement du trafic de drogues ainsi que l’exploitation des ressources naturelles par des grandes multinationales n’a fait que complexifier un panorama de conflit extrêmement dévastateur. De plus, depuis les années 2000, le déplacement forcé n’est plus seulement un dommage collatéral mais une stratégie à part entière des acteurs armés pour contrôler les territoires.
En 2017, la Colombie comptait 7,4 millions de déplacés, dont 21,2 % issus des communautés afro-colombiennes et 6,2 % issus de communautés autochtones. Leur part a néanmoins diminué car en 2005, les populations afro-colombiennes et autochtones représentaient 43 % du total des déplacés internes (source Erudit). La part des femmes et des jeunes est également importante. Selon une enquête du HCR, 15 348 personnes se sont déplacées en 2017, et rien qu’entre janvier et juillet 2018, on en compte 19 890. Ainsi, la signature des accords de paix est loin de marquer la fin des déplacements forcés, du fait de la recomposition des luttes de pouvoir dans les zones désinvesties par les FARC (Forces armées révolutionnaires colombiennes). Durant l’année 2019, on note une recrudescence du phénomène. Entre le début de l’année et le mois de février 2019, ce sont 5 955 personnes qui ont été déplacées à la suite de seize événements violents.. Encore, le six juin, 417 personnes issues du peuple wounan vivant dans la réserve Pichima Quebrada ont été contraintes de quitter leur territoire à cause d’affrontements entre des groupes dissidents des FARC et l’ELN (Armée de libération nationale).
Les réfugiés vénézuéliens en Colombie
En novembre 2018, selon la Banque mondiale, 1,2 millions de Vénézuéliens sont arrivés en Colombie. Également, 250 000 Colombiens sont revenus. C’est impressionnant si l’on compare aux 140 000 personnes étrangères résidentes dans le pays en 2015. Dans le cas des réfugiés vénézuéliens, ils ont quitté leur pays en raison de l’inflation, la pénurie en nourriture, en produits de première nécessité, médicaments, le manque d’accès aux services publics ainsi que la violence généralisée. Selon le HCR, la majorité des Vénézuéliens sont éligibles au statut de réfugié dans le cadre de la Déclaration de Carthagène de 1984, disposant de critères plus larges que la convention de Genève de 1951. Il s’agit d’un instrument régional qui s’adapte au contexte latino-américain notamment les faits de déplacement massif de populations dus à des crises politiques qui menacent leur sécurité et leur liberté. La Colombie est le premier pays à l’avoir ratifiée.
Christian Kruger Sarmiento, directeur de Migration Colombia, en 2017 avait déclaré « Nous avons le devoir historique et moral d’accueillir nos frères vénézuéliens à bras ouverts ». En rappelant que pendant 40 ans ce sont les Colombiens qui ont fui vers le Venezuela. Ainsi, initialement la politique colombienne en matière d’accueil est ouverte et volontariste. Beaucoup d’élus y voient des opportunités pour l’économie du pays autant avec l’arrivée d’une main d’œuvre qualifiée que d’une main d’œuvre bon marché. Dès 2017, le pays a mis en place un permis spécial de permanence (PEP) ainsi qu’un plan de réponse pour les réfugiés et migrants. Il s’agit d’un permis de deux ans, renouvelable depuis juin 2019, permettant un accès à la santé, à l’éducation et au travail. Cependant, une grande partie des Vénézuéliens en exil n’ont pas de PEP par manque d’information ou encore de papiers d’identité. Les autorités colombiennes débordées ont très vite décidé de limiter l’obtention des visas à ceux disposant d’un passeport réduisant considérablement le nombre de personnes pouvant y prétendre ou entrer par des voies légales. Aujourd’hui 41 % des déplacés sont en situation irrégulière. L’irrégularité migratoire les expose à un manque d’assistance humanitaire et a favorisé des phénomènes de trafic, traite de personnes et exploitation. De plus depuis quatre mois, la frontière avait été complètement fermée sur décision du gouvernement Maduro, ce qui favorisait les points de passage illégaux, rendant encore plus vulnérables les populations. Le HCR en collaboration avec les institutions locales, des ONG et institutions religieuses se sont mobilisés pour ouvrir des centres d’hébergement d’urgence ainsi que répondre aux besoins de première nécessité, qui sont loin de répondre à la masse de demandes qui arrivent.
Les réfugiés vénézuéliens subissent des discriminations. Ils ont souvent été accusés de voler emploi et place à l’école aux Colombiens, ainsi que d’importer des maladies et contribuerà l’augmentation de l’insécurité. Plus que de la pure xénophobie, la journaliste Silvia Ruiz Mancera parle de « aporophobie » : non une peur de l’étranger mais une peur de l’étranger pauvre. Dans un contexte de crise sociale forte en Colombie, la recherche d’un bouc émissaire est une réaction commune et met en concurrence de manière irrationnelle des populations qui cherchent finalement la même chose, la justice sociale et la dignité. À la frontière entre le Venezuela et la Colombie, où le déplacement interne est massif, des mouvements de concurrence sont apparus entre les déplacés internes et les Vénézuéliens en exil. Nous pouvons par ailleurs noter que l’expérience du déplacement forcé pousse certaines communautés à l’inverse à accueillir des réfugiés vénézuéliens. C’est le cas à Cúcuta, ville à la frontière, où 23 familles, dont 60 % sont des déplacées internes accueillent 150 exilés vénézuéliens avec l’aide du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Graciela, une déplacée colombienne l’explique : « Ils sont Vénézuéliens et nous Colombiens, mais nous avons dû vivre la même chose : quitter nos familles, fuir pour chercher de nouvelles opportunités, mourir de faim et recommencer à zéro ».
Des communautés particulièrement vulnérables
Nous l’avons constaté plus haut, les minorités ethniques sont particulièrement touchées par le déplacement forcé. En général, ces communautés cumulent les facteurs de vulnérabilité. Leurs territoires sont convoités pour leur richesse en ressources naturelles et deviennent des zones de forts conflits d’intérêts. Au Venezuela ce sont les membres des communautés Warao et Wayuu qui sont contraints de quitter leurs territoires pour cause de pénurie de nourriture et médicaments. Ils se déplacent en Colombie et au Brésil, où ils sont confrontés à des situations très difficiles. Des centaines de familles qui se sont déplacées à la frontière du Brésil, vivent dans un refuge à Boa Vista. La situation des Wayuu est similaire, groupe de plus de 270 000 personnes dont les terres traditionnelles se situent à la frontière entre le Venezuela et la Colombie. Ils subissent famine et sécheresse et ne disposent pas de services de santé ni de transports.
Il existe d’autres communautés qui se retrouvent dans cette situation préoccupante comme les Bari et des Yupka, qui dans la majorité ne parlent pas espagnol. Selon Johanna Reina, assistante de protection du HCR en Colombie, une fois en situation de déplacés, les membres de ces communautés ont de grande difficulté à accéder aux services de base en raison du manque de documentations disponibles dans leur langue. Elle ajoute qu’ils sont confrontés à des défis de perte d’identité, de langue, à détérioration de leurs structures traditionnelles. À travers son bureau local de Rioacha, dans le département de la Guajira en Colombie, le HCR travaille activement avec les autorités et populations locales pour permettre aux enfants de déplacés d’avoir accès à une éducation conforme aux traditions Wayuu et en langue Wayuu, le Wayuunaiki. C’est le cas de l’école de Maimajasay qui accueille 105 enfants vénézuéliens sans papiers. Dans le cas des enfants déplacés Warao à la frontière du Brésil, des cours en langue Warao sont dispensés au sein des refuges.
Le déplacement forcé, perte ou réaffirmation d’une culture ?
La situation de déplacement forcé peut être un vecteur fort d’accélération de l’érosion des pratiques culturelles des minorités ethniques. Armando Pay, appartenant au peuple Awa, déplacé du Nariño au Putumayo, raconte que la perte d’un territoire est un réel traumatisme. Ceci est d’autant plus fort que les communautés autochtones entretiennent des relations spirituelles très fortes avec leurs territoires. Dans un grand nombre de cas, les individus, par mesure d’auto protection, n’utilisent pas leurs langues natales. Dans les espaces urbains, la discrimination est encore plus forte, ce qui pousse encore plus à ne pas entretenir la pratique des traditions, rites et coutumes. Des petits actes tels qu’emporter une marimba, instrument de musique traditionnel, sont importants pour retrouver ses repères et ne pas tout perdre.
Dès 2005, Claudia Rosero Labbé étudie l’impact du déplacement forcé sur un groupe de femmes afro colombiennes, déplacées d’une zone rurale du Chocó jusqu’à la capitale Bogotá qualifiée de « cosmopolite et métisse blanche ». En 2004, parmi la population totale déplacée, 30 % était afro colombienne alors qu’ils ne représentent que 10 % de la population totale.
La chercheuse a étudié le déplacement dans une perspective ethno-raciale. Elle montre que les groupes de populations ne sont pas affectés de la même manière en fonction de cette matrice. Dans le cas des déplacés afro-colombiens, ils ont été très touchés car leurs droits à la propriété collective rend particulièrement difficile leur expropriation. Ainsi, les acteurs qui veulent s’approprier un territoire afro-colombien utilisent la violence contre des groupes entiers. Elle étudie que dans le cas de la population afro colombienne, provenant du Pacifique, le déplacement produit des effets contradictoires. Alors que ces populations sont déracinées, en arrivant à Bogotá, environnement où elles peuvent recevoir de l’aide par l’intermédiaire d’ONG, elles apprennent qu’elles ont des droits. Elles mobilisent le discours des droits pour revendiquer assistance auprès de l’État colombien et diverses institutions humanitaires. Dans son étude, elle note également, que le déplacement des femmes a eu un impact positif concernant leur autonomisation en tant que femmes. Beaucoup se sont impliquées dans des expériences communautaires, ce qui leur a permis d’améliorer leurs conditions de vie et leur capacité de participation politique. Dans son étude, elle montre également qu’arriver en ville leur fait prendre conscience de leur position en tant qu’ «autre », alors que leur région d’origine est peuplée majoritairement d’afro-colombiens. En plus de leurs conditions de vie précaires, elles subissent de plein fouet la violence de la discrimination, elles souffrent de ne pas être reconnues socialement et culturellement. Dans leurs discours, elles parlent de fractures dans leurs pratiques culturelles, difficiles à prolonger en milieu urbain, comme le don / contre don, les rites associés à la mort et aux décès, l’usage curatif des plantes médicinales. Dans le cas des pratiques funéraires, ils ont été considérés comme trouble à l’ordre public à Bogota. Elle note enfin que dans le cas de certaines communautés, notamment indigenas, la stratégie est de se montrer discret. À l’inverse pour les femmes afro colombiennes rencontrées, il s’agit de faire reconnaitre leurs droits culturels spécifiques consacrés par la Constitution de 1991 qualifiant la Colombie d’ État pluriculturel et multi-ethnique. Ainsi, le phénomène des déplacés provoque un mouvement de réaffirmation et revendication des cultures afro colombiennes dans la capitale.
L’exemple du quartier Sinaï, à Medellin, à la croisée des cultures régionales
Nous l’avons vu, le déplacement forcé peut autant être source d’érosion culturelle, que de réaffirmation de la culture sur de nouveaux territoires, dans le cas des femmes afro-colombiennes de Bogotá. Il permet aussi un mélange des cultures régionales qui pourra être utilisé pour se reconstruire sur un territoire. Nous le verrons dans le cas suivant. Les déplacés qui arrivent en zones urbaines sont souvent relégués dans des territoires de grande précarité. À Medellin, par exemple, les déplacés se concentrent dans des quartiers caractérisés par une urbanisation illégale et une absence des services publics. Dans bien des cas, ces zones de grande précarité sont des espaces de développement de nouvelles solidarités pour tenter de survivre. Les déplacés tentent de se reconstruire une identité en lien avec leur nouveau territoire. Muriel Holguín, Ramos et Batti, dans leur thèse en urbanisation sociale [1] , étudient un quartier accueillant pour la majorité des déplacés, le quartier Sinaï. Ils s’intéressent aux différentes ressources que les personnes mobilisent pour s’approprier un nouvel espace.
Alors qu’ils tentent de se reconstruire, retrouver un territoire est source de beaucoup d’espoir. Or son caractère illégal rend particulièrement imprévisible leur avenir, car ils peuvent être expulsés à tout instant. Après avoir vécu de déplacement forcé des zones rurales aux zones urbaines, ils s’exposent également au déplacement interurbain très fréquent et tout aussi traumatisant. La chercheuse analyse les éléments qui permettent une appropriation de l’espace et la construction d’une vie collective. Elle note que ces lieux sont caractérisés par une rencontre entre les différentes coutumes et savoir-faire des différentes régions colombiennes qui est vécue comme une grande richesse pour les habitants. L’échange de recettes, de diverses musiques, danses ou encore jeux traditionnels permettent la construction d’un tissu social riche mélangeant la culture caribéenne, chocoanaise transportées par les déplacés et la culture antioquienne, département où se situe Medellin. Les habitants issus de zones rurales tentent également de préserver leur culture paysanne et les savoir-faire associés. La culture de plantes médicinales est source de grande fierté pour les femmes du quartier qui peuvent par cet intermédiaire disposer d’un élément à donner ou à transmettre. Ceci leur permet de retrouver leur dignité. L’affirmation de ce tissu social et du capital culturel qu’il contient sera un argument utilisé par les leaders communautaires pour revendiquer la non-expulsion et légalisation de leur quartier.
[1] Muriel Holguin, Ramo ,Batti, Intangibles comunitarios en la construccion social del territorio en el Sector Sinai, Comuna 2 santa Cruz, Maestria en Procesos Urbanos y Ambientales, Universidad EAFIT, Medellin 2017
Image : Niños de Paz en el Catatumbo – ACNUR y ECHO por la educación, par UNHCR/ACNUR Américas, Flickr, CC-BY-NC-SA 2.0