Chronique d’une histoire d’amour entre le twarab et les Comores
Dans sa définition la plus répandue, le « twarab » signifierait la « joie par la musique[1] » en arabe. Nous ne sommes pas parvenus à déterminer ses origines exactes, mais ce style musical viendrait du Moyen-Orient et aurait une base solide en Égypte, depuis le siècle dernier. Le twarab apparaît aux Comores dans les années 1960. L’orchestre twarab devient alors l’élément phare des mariages. Actuellement, la musique twarab a perdu de son intérêt auprès de la jeunesse comorienne. Certains en regrettent la disparition progressive, d’autres estiment qu’elle subit les affres du temps. Cette évolution s’explique par plusieurs facteurs tels que les crises économiques et politiques et le manque de transmission. À ce stade, il est important de comprendre comment la société comorienne, en particulier à Grande Comore, se sert des cérémonies twarab pour mettre en avant certaines pratiques sociales. À travers le regard d’artistes de référence, nous pourrons observer à quel point le sens de la musique twarab lie l’orchestre à son public aux Comores. Ces éléments nous permettront de mieux appréhender la nécessité de transmettre cette musique aux jeunes artistes comoriens.
Aux origines
Le twarab a traversé le continent au gré des voyageurs swahiliphones, des influences arabes et indopacifiques de la corne de l’Afrique. Il connaît son apogée en Tanzanie, durant les années 1960-1970 où une relation intense se crée entre cette musique et les idéologies politiques tanzaniennes. Le twarab n’est plus une cérémonie cantonnée aux fêtes religieuses, mais relaie des messages, tant politiques que sociaux et culturels.
La musique finit par achever sa course aux Comores et entame son « Grand Mariage »[2]. L’Universitaire Ahmed Ouledi rappelle « qu’au départ, le twarab était chanté en arabe. Il se jouait dans les salons de la mariée, puis devant la maison des futurs grands mariés et finalement sur la place. Cette forte influence était liée à l’aura du nationalisme incarné par Gamal-Abdel Nasser et les icônes égyptiennes de la musique comme Farid El Atrach, Mohamed Abdel Wahab et Oumou Koulthoum[3] ».
À l’image des pratiques en Égypte, les musiciens comoriens formés sur les instruments (accordéon, mandoline et oudi) ainsi que sur les gammes arabes en Tanzanie, jouent essentiellement pour la transmission d’émotions fortes. En ce sens, les majilis (les mariages) constituent un des meilleurs moyens pour favoriser le partage d’émotions. Il fut un temps où l’une des fiertés d’un quartier se déterminait par la présence d’un orchestre de twarab.
« Le twarab est un outil de la société comorienne »
Le twarab est joué par un orchestre composé d’un ou plusieurs chanteurs et de musiciens. L’oud, le violon, la mandoline et l’accordéon sont les instruments de référence. À l’origine, la gestion de l’orchestre twarab était à la charge du village, par le biais du notable tandis que l’achat des instruments était financé par les habitants. L’orchestre jouait pendant les cérémonies et récoltait des dons pour développer les infrastructures de la localité[4].
Parmi les nombreuses fonctions de l’orchestre, ce dernier fait figure de lieu d’apprentissage. Le musicien Salim Ali Amir nous raconte comment sa carrière a commencé dans les orchestres de majilis : « Mon intérêt pour la musique a commencé vers l’âge de 5-6 ans à l’École coranique […]. Pour continuer à jouer, je me rendais à l’association du quartier et je pratiquais avec un groupe de musiciens spécialisés dans les majilis. Comme il n’y avait pas d’école officielle de musique, jouer avec ces musiciens m’a permis de m’initier à divers instruments. » La « saison » des Grands-Mariages, qui dure de juin à septembre, est effectivement une belle occasion pour promouvoir la musique twarab[5]. Paradoxalement, alors que cette musique est à présent préservée comme patrimoine culturel, elle connaît simultanément un déclin.
En effet, de nos jours, le tournant conservateur a déclenché plusieurs mutations sociales et économiques. Un témoin, raconte, à grands regrets, ce qu’il s’est passé dans son village : « les femmes n’osaient plus venir au twarab avec leurs robes et ne pouvaient plus danser… Autrefois, les chansons d’amour étaient chantées devant les épouses et les femmes venaient avec leurs maris, maintenant pendant le madjilis[6], les femmes restent assises, derrière leurs maris… ». À cela, s’ajoute le départ de plusieurs musiciens twarab vers l’Europe, notamment la France. Enfin, les crises économiques ont forcé la population à faire des choix… économiques. Les villages ne pouvaient plus se permettre de financer un orchestre.
« Mener le menuisier comme le chercheur vers l’extase »
À Moroni, nos recherches nous ont guidés vers une jeune égyptienne. Celle-ci nous apporte un éclairage pertinent sur l’importance du sens de la musique twarab en Égypte : « Le twarab est issu de la langue arabe […] connue pour l’utilisation de métaphores et des périphrases. Au temps des sultans, les meilleurs artistes excellaient dans l’art de la flatterie. Nous retrouvons ces mêmes traits concernant le twarab. À travers sa voix et son chant, l’artiste doit user de métaphores poétiques et saisissantes pour conquérir son public. En Égypte, la musique twarab était un classique. D’ailleurs, Oum Kalthoum a contribué à rendre ce style musical très populaire. Sa voix puissante […] hypnotisait l’assistance. Ses textes très engagés, en particulier, pendant la période de Nasser, ajoutaient une touche supplémentaire aux chants et le public en sortait souvent, comme ébahi. Je n’ai pas connu Oum Kalthoum, elle était de la génération de mes parents… Pourtant, aujourd’hui encore, la population égyptienne, jeunesse comprise, écoute cette artiste. La musique twarab est à l’Égypte ce que la musique classique est à la France. Aujourd’hui, vous pouvez assister à des représentations twarab à l’Opéra du Caire et de jeunes artistes s’approprient ce style à leur convenance. »
Mchebli Msaidie observe ce même sens de la musicalité twarab ainsi qu’un effet similaire sur le public aux Comores. L’auteur nous rappelle que le rôle d’un orchestre est clair : « mener le menuisier comme le chercheur vers l’extase ». La beauté de la musique twarab réside dans un simple fait : l’assistance demeure en transe par les paroles du chanteur et la mélodie. Le chanteur se rappelle la façon dont cette musique était jouée lors du mariage de ses parents : « Mon père avait composé plusieurs chansons d’amour pour ma mère. Lors de leur mariage, il s’est levé et les a chantées pour ma mère. En tant qu’enfant, c’était magnifique […] d’écouter comment mon père montrait son amour pour ma mère, en face de leurs familles et amis. C’était un échange de sentiment puissant par le biais de la voix et la musique. Malheureusement, c’est quelque chose auquel nous n’assistons plus actuellement. »
Le twarab permet également de questionner certaines pratiques, comme la polygamie. Salim Ali Amir revient, sur ce sujet, qu’il a décidé d’interpréter en twarab : « Pendant très longtemps, vous pouviez observer des hommes quittant leur village pour travailler à Moroni. Au bout de plusieurs années, […] ils finissaient par se marier avec une femme qui vivait également à Moroni. Or, ces hommes ont bâti un petit capital financier et au lieu de le partager avec leur épouse en ville, ils l’utilisaient pour faire le grand mariage avec une femme de leur village natal. Ainsi, nous avons composé un chant évoquant ce phénomène : Que chacun se marie chez lui ! – Nous avons composé ce chant au début des années 2000, depuis cette musique est devenue un classique pendant les mariages. Si elle n’est pas interprétée, c’est qu’il y a un problème ! »
Pour l’artiste Cheikh MC, les chants twarab sont une source précieuse de l’histoire comorienne. « Le twarab est arrivé aux Comores grâce à un sultan omanais réfugié à Zanzibar. Il a engagé des jeunes de Zanzibar pour leur faire apprendre le twarab d’Égypte. Cet orchestre devait uniquement jouer pour le roi, mais très vite, les Tanzaniens ont récupéré cette musique pour la jouer de façon populaire. Étant donné que l’apprentissage est difficile, les musiciens ont littéralement réadapté un instrument, le kidombac[7], afin de jouer le twarab plus facilement. »
À l’image de la rumba au Congo ou encore du tango en Argentine, le twarab a toute sa place au panthéon culturel des Comores. Cependant, l’absence de promotion et de transmission de cet art contribue davantage à le considérer comme une relique.
Transmission de la musique twarab aux Comores : un parcours semé d’embûches
Au cours d’une discussion avec Mchebli Msaidie, artiste et auteur de l’ouvrage Sur le chemin du twarab, nous avons conclu que la perte d’intérêt à l’égard du twarab était inhérente à la musique elle-même. Les générations apportent leur lot de changement et l’évolution d’un style musical n’est pas un problème fondamental. En revanche, la perte du sens profond des chants et de la musicalité twarab reste le cœur du sujet.
Il y a tout de même des artistes qui parviennent à se servir des chants twarab pour les intégrer habilement à leur style musical, à l’image de Cheikh MC. L’artiste est connu pour lier le rap au twarab dans ses compositions : « Le twarab tel qu’on l’a connu, n’est pas le même que celui que nos parents. Si nous voulons que ça existe encore, il faut la convertir et la mélanger avec la musique des jeunes et ne pas la jouer avec des gens de 70 ans. En fait, il faudrait faire du twarab pour les enfants et les jeunes » explique-t-il.
Au téléphone, il nous expose le cas de Dadiposlim, chanteur comorien très populaire sur l’archipel. « J’ai produit Dadiposlim. Lorsqu’il est passé sur The Voice – Afrique, il a chanté des chansons RNB et soul, mais les débuts étaient difficiles. Puis, il a travaillé sur le twarab et la musique tanzanienne avec des gammes orientales. À partir de cet instant, tout a changé pour lui, il est devenu le chouchou du public. Dadiposlim a fait un retour aux sources ».
En revanche, les artistes interviewés déplorent le manque de promotion du twarab envers la jeunesse. À l’exception des majilis et du Festival International des Musiques d’influences twarab organisé par l’Alliance Française de Moroni fin mai 2022, très peu d’événements sont planifiés. D’autre part, l’accès aux instruments du twarab reste un parcours du combattant et n’est pas à la portée financière de tous.
Les acteurs du twarab, eux-mêmes, n’auraient pas l’expérience suffisante pour permettre de transmettre le savoir. Pour Cheikh MC, « Il y a tellement peu de renouvellement de la musique twarab que l’on peut prendre des chansons qui ont 30 – 40 ans d’existence, pour des musiques nouvelles. Au Congo, tu as des artistes comme Damso, Youssoupha, Gims ou Dadju qui ont quelque chose que les autres n’ont pas : leurs parents ont été des musiciens professionnels et leur ont transmis la pratique de la rumba. À partir de ce moment, ces artistes seront toujours au-dessus de tout le monde. ». La musique twarab reste pourtant très diverse en fonction du pays d’origine. Par exemple, les chants twarab du Kenya, de Zanzibar, de Dar Es Salam et des Comores n’ont rien à voir entre eux, bien qu’il s’agisse de la même mélodie. Le public campe sur la musique de son pays sans écouter ce qui est produit chez l’autre.
Pas de désespoir pour autant du côté des artistes comoriens qui s’organisent autrement pour renouveler le twarab. Cheikh MC salue des initiatives telles que celle de l’Alliance Française et l’organisation du festival international des musiques d’influences twarab : « La seule chose manquante du festival était un atelier entre musiciens tanzaniens et comoriens. Les artistes tanzaniens ont fait du twarab-jazz (saxon, oudi, mandoline, piano-jazz), une chose qui n’a jamais été imaginée auparavant. Imagine l’échange que cela aurait pu être. »
Salim Ali Amir, également présent lors du Festival, revient sur la création de son studio musical qui a permis d’aider de jeunes artistes : « Avec la bande, nous avons créé le Studio 1, où nous encourageons les jeunes artistes à la création de leurs albums. Ici, du matériel instrumental et sonore de bonne qualité est mis à disposition, afin que les conditions de production soient à leur maximum. ». En effet, ces artistes-monuments de l’archipel ont la crédibilité suffisante pour demander le soutien de l’État.
*
Ainsi, les dynamiques s’opèrent en dehors des structures culturelles habituelles, mais une chose est sûre, le twarab continue d’évoluer aux Comores par le biais d’artistes comme Mchebli Msaidie, Salim Ali Amir ou Cheikh MC. Ce dernier conclut notre échange sur un plaidoyer et une touche d’humour : « Il ne faut pas attendre que d’autres organisations fassent la promotion de la musique comorienne. Il est temps qu’on le fasse. On va concurrencer les Congolais ! »
JEANNIC LUBANZA
OBSERVATRICE JUNIOR « COMORES »
[1] RIZK Mohamed El-Mohammady, Women in Taarab : The Performing Art in East Afrika, Peter Lang, 2007.
[2] L’archipel des Comores mêle plusieurs cultures par le biais des communautés malgaches, bantoues, arabes (en particulier avec le Yémen et le sultanat d’Oman) et françaises qui y résident.
[3] OULEDI Ahmed, « Le Twarab aux Comores : Un point d’Histoire », Al-Watwan, 24 mai 2022, p.7.
[4] Sous Ahmed Abdallah, un orchestre twarab a contribué à la construction du 1er foyer des femmes à Moroni, un second foyer a vu le jour dans le quartier de hadoudja grâce à un autre orchestre. Ce qui a créé, au passage, une rivalité entre famille et une guerre de quartiers entre les deux orchestres pendant des décennies.
[5] À Grande-Comore, le twarab est l’une des quelques cérémonies qui composent le Grand-Mariage.
[6] Le Madjilis est l’une des cérémonies du Grand-Mariage consacrée aux hommes
[7] Cet instrument à corde ressemble à une basse ou une 808. Elle est composée d’une caisse avec un bâton et une corde en plastique.