En cette période de l’année, plusieurs mouleds sont organisés en commémoration de saints coptes, dont l’ermite Anba Thomas, le martyr Fam et le père Yassa dans la seule ville de Tema, située en Haute-Égypte. Ceux-ci forment des espaces de rencontre interconfessionnelle dont la tenue a été entravée par les restrictions sanitaires liées au Covid-19. Le vocable de mouled désigne littéralement une naissance et est généralement associé au souvenir de l’anniversaire du prophète Mahomet. En Égypte, il réfère plus largement à une tradition festive mêlant pèlerinage religieux, folklore local et culture foraine partagée.
Aux origines des mouleds : l’invention d’une communauté célébrante
La tradition moulédienne remonte au Moyen Âge et est une pratique d’essence villageoise. Bien que marqués par une vision orientaliste, les récits de voyage décrivent des formes d’organisation carnavalesque ayant la fonction sociale de célébrer et d’affirmer l’identité communautaire. La participation des habitants, des corporations de métier, des notables locaux et des oulémas ainsi que l’inscription des rites processionnels dans l’histoire topographique du lieu, contribuent à promouvoir un certain ordre social. L’organisation de chants, de danses, de parades en l’honneur d’un saint patron local renforce le sentiment de communion populaire dès lors que celui-ci est symbole de bénédiction et d’histoire ancestrale. La diffusion du soufisme en Égypte depuis l’ère fatimide explique la popularité de ces manifestations à la fois dévotionnelles, mystiques et folkloriques. La spiritualité du compromis et le confrérisme qui caractérisent les branches soufies permettent d’intégrer les croyances locales et la consolidation de l’autorité politique dans un moment de distraction collectif. Emblématique de cette religiosité à la fois civique et centrée sur le culte d’une personnalité est le mouled d’Ahmad El-Badawi à Tanta. Vénéré pour avoir combattu les croisés au XIIIe siècle, sa figure permet de légitimer une lignée de cheikhs soufis et incarne l’interpénétration du sacré, de l’histoire locale, du nationalisme et du politique. Ces formes festives s’inscrivent plus largement dans la coutume encore pérenne de partager dans l’espace public des célébrations familiales comme les noces, les funérailles, la naissance ou la circoncision d’un enfant.
Recadrage de l’économie politique des cultes
La construction d’un État moderne et le mouvement de sécularisation qui l’accompagne se traduisent par une rationalisation et un contrôle accru de cette religiosité de foule, dévalorisée par les courants théologiques réformistes. Le rigorisme islamique désavouant le culte des saint-e-s et le renouveau orthodoxe recentrant les fêtes patronales sur la célébration liturgique, il s’opère une censure des pratiques non encadrées par les institutions religieuses. L’urbanisation et la fragmentation des identités collectives participent au déclin des mouleds. Les enjeux sécuritaires liés à l’exacerbation des fondamentalismes religieux depuis les années 1970 conduisent l’État à interdire certaines processions villageoises. A la suite d’émeutes confessionnelles en Moyenne-Égypte, le mouled copte catholique dédié à la Sainte Vierge dont les festivités regroupaient l’ensemble du village de Bayyâdiyya ainsi que celui consacré au prophète Mahomet de la ville de Mallawi ont été interdits en 2001. Malgré les transferts de sens ainsi que la ressemblance relative des modèles de piété et de figuration du sacré au sein de la société égyptienne, la codification des cultes réinvente les communautés de foi en réaffirmant le dénigrement mutuel des croyances. Ces mutations contribuent paradoxalement au regain des commémorations rendues aux saints chrétiens. Le développement des études théologiques orthodoxes et le redéploiement de la dynamique paroissiale contribuent au XXe siècle à diffuser les biographies et les prodiges des martyrs et des ascètes parmi les coptes. Cette action consolide le lien communautaire transrégional à travers l’identification à une histoire ecclésiastique commune et à une même assemblée de saint-e-s.
Partage limité d’un espace-temps de la transcendance
Ces évolutions sociétales participent à une individualisation des expériences religieuses. Dans les monastères, les fêtes patronales sont précédées d’une semaine dite de nahda (mot arabe signifiant la renaissance ou le progrès) destinée à servir l’éveil spirituel des fidèles à travers les homélies, les prières et les messes. C’est par l’intimité du contact avec le saint, en touchant par exemple ses icônes ou ses reliques, que la plupart des fidèles ont foi d’obtenir sa bénédiction. Les mouleds coptes acquièrent ainsi la valeur de pèlerinages dont la fonction ultime est de servir au salut de l’âme. La cléricalisation des modalités de célébration marque la différenciation des cultes et sanctionne les pratiques superstitieuses. Dans un contexte où la pluralité religieuse devient concurrentielle, la surenchère des récits miraculaires et la réappropriation confessionnelle des espaces du sacré sont des stratégies identitaires participant à l’équilibre inter-communautaire. A l’islamisation perçue de l’espace public répond la démultiplication des objets portatifs aux effigies de la Sainte Vierge, de Saint George, de Saint Mercure, du patriarche Cyril VI, de la mère Irîni. La croyance à la fois personnelle et collective en la puissance protectrice de cette lignée d’intercesseurs renforce la solidarité chrétienne tout en représentant un soutien moral face aux difficultés économiques et à l’anomie de la modernité. Si l’État instrumentalise certains de ces évènements chrétiens où l’on observe une mixité socioreligieuse afin de perpétuer le mythe de l’unité nationale, les barrières sacramentelles et les distinctions vestimentaires rendent visible la présence, conçue comme inhabituelle, des musulmans. Parmi les centaines de milliers de visiteurs venus honorer le saint ou la sainte, lui adresser des vœux ou guérir d’un mauvais esprit, on observe en effet nombre de musulmans affluant pour un exorcisme, généralement exercé par un clerc, ou par la formulation d’une supplique.
La littérature hagiographique est utile pour comprendre les dynamiques de pluralité, de partage et de concurrence qui traversent les espaces inter-communautaires de la piété. Il est plaisant de noter que si l’organisation temporelle de l’accès au transcendant est régie par les normes confessionnelles, les récits démontrent l’équité des saints qui distribuent leurs bienfaits aux visiteurs indépendamment de leurs appartenances religieuses.
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