De la taqtuqa au mahraganat : Retour sur la musique populaire en Égypte
En mars 2022, la Cour économique d’Alexandrie a condamné deux chanteurs populaires, Hamo Bika et Omar Kamal, à un an de prison pour la diffusion d’une vidéo où ils chantent en compagnie d’une danseuse. Le clip est accusé de porter atteinte à la pudeur et aux valeurs de la famille. Le courant de musique électro auquel appartiennent ces deux chanteurs est la cible d’une série de sanctions et d’attaques visant à le dévaloriser. Les mahraganat (nom donné à cette musique) ne peuvent être intégrés à la culture dominante sans perdre en substance.
Le succès populaire du mahraganat
Le classement Spotify de 2021, à l’instar de celui de 2020, place le rappeur Wegz au premier rang des chanteurs égyptiens les plus écoutés. Le rap s’est imposé récemment et se popularise en s’imprégnant d’un type musical plus connu en Égypte, appelé mahraganat (mot arabe signifiant littéralement festival). Des rappeurs comme Wegz, Abuyusif, Marwan Pablo et des chanteurs de mahraganat comme Hassan Shakoush ou Hamo Bika figurent parmi les musiciens les plus célèbres.
Le mahraganat, également nommé l’électro chaabi, représente le genre musical populaire le plus moderne. Apparu dans le courant des années 2000, ce style allie techno et musique orientale en associant différents rythmes à percussion. Les paroles de ces chansons s’inspirent du langage courant et peuvent être vulgaires ou inclure des insultes. Elles font écho au quotidien des populations, notamment des classes ouvrières les plus modestes, et abordent les thèmes de la drogue, de l’alcool, de la sexualité, de l’immigration, de la violence, de la virilité.
Cette musique a un caractère politique et revendicatif puisqu’elle incite à reconnaître une sous-culture marginalisée par les autorités publiques. Elle émerge dans les milieux périurbains et se développe grâce à une économie festive souterraine. Les musiciens et chanteurs sont issus des quartiers pauvres ou des bidonvilles et s’y produisent lors de célébrations urbaines ou de mariages. Le duo Oka et Ortega ainsi que Sadat font partie de la première génération d’interprètes de mahraganat. En dehors des espaces de fêtes populaires, les commerces, les cafés, et les transports, notamment les tok tok[1] et minibus, participent à la diffusion locale et informelle des mahraganat. Les logiciels et les espaces d’enregistrement des premières chansons à succès étaient précaires, alors qu’aujourd’hui, ces chanteurs sont invités à se produire à des concerts, au cinéma, dans des hôtels ou à l’étranger.
Les compositeurs et musiciens des mahraganat ont réussi à élargir leur public par le biais d’internet et sans dépendre des médias conventionnels qui tentent toutefois de canaliser ces nouvelles formes de musique. Le syndicat égyptien des musiciens a d’ailleurs interdit les concerts de nombreux chanteurs de mahraganat en prétextant qu’ils ne possédaient pas de permis d’exercice et en rappelant leur atteinte aux mœurs et au bon goût artistique. Le décloisonnement de l’électro chaabi et sa diffusion au-delà des classes les plus défavorisées ne suffisent pas à son institutionnalisation et à sa reconnaissance par l’establishment musical.
La censure est tant politique que culturelle. Elle s’inscrit dans la continuité de la stigmatisation qui avait visé une génération précédente de chansons populaires répandues entre les années 1970 et 1990. Les chansons de Shaaban Abd El-Rehim sont emblématiques d’un courant de musique à forte sonorité qui introduit l’usage des instruments de musique électrique et dont les paroles sont provocatrices. L’amplification des sons, l’électrisation des rythmes sont portées à un plus haut niveau dans les mahraganat, grâce à l’usage de logiciels électroniques de même que l’harmonie et le sens des paroles perdent de leur importance au profit d’un contenu dense en propos.
Éclectisme et origines du chaabi
La musique populaire égyptienne (chaabi) se caractérise par la continuité et la perméabilité de ses styles. Sadat a souvent chanté en duo avec des rappeurs. Le mélange des genres est commun et le mixage entre rap, hip-hop et musique mahraganat participe à la promotion des uns et des autres en réduisant la segmentation du marché de la chanson populaire. Les mahraganat ne sont pas non plus étanches à l’influence encore actuelle des générations précédentes de chaabi. Tarek El-Sheikh, chanteur populaire connu depuis les années 1990, interprète certains titres en commun avec des chanteurs de mahraganat ou des groupes de rock populaire comme Cairokee.
Les compositeurs et chanteurs chaabi des années 1970 – 1980 s’approprient et modernisent un type de chant plus traditionnel et répandu dans les milieux ruraux, appelé le mawal de telle sorte que ce mouvement musical pourrait être qualifié de néo-mawal.
Le mawal est une forme de composition poétique mélodieuse dont les paroles s’inspirent des valeurs locales, des métaphores et des dictons populaires. Les notes musicales du mawal ne sont pas fixes et laissent une liberté d’interprétation au chanteur, favorisant ainsi l’improvisation et l’interaction avec le public. La répétition des vers par des modulations de la voix procure au chant son expressivité. Bien que les enregistrements audios tendent à fixer les rythmes et les refrains, les chanteurs populaires des années 1980 comme Ahmad Al-Adawya se réapproprient la technique de la variation mélodique et de l’improvisation de même qu’ils inscrivent leur répertoire dans l’imaginaire populaire. Ce type de construction musicale se prête bien à l’économie de la célébration et de la fête. Fatma Aid se spécialise dans la production de chansons pour mariages, dont les paroles renvoient de manière plaisante à l’imaginaire local, notamment rural.
Bien que non savant, le mawal est devenu un classique de l’art populaire. Sa folklorisation participe à une politique de construction de l’authenticité culturelle en opposition aux styles musicaux occidentaux et exogènes. Néanmoins, la musique égyptienne moderne, dont l’origine remonte au XIXe siècle, hérite de certains modes rythmiques ottomans qui participent à la construction d’un style oriental ornementé. La musique arabe, tant dans son acception classique que populaire, est traversée d’influences culturelles à la fois locales et cosmopolites.
Le mawal, segment de la chanson populaire en Égypte, se rapproche de la tradition du chant soufi par sa structure, son contexte et son récit. Durant les mouleds (mot arabe signifiant littéralement « naissance »), les fêtes dédiées au prophète et aux saints ou les commémorations en mémoire des défunts, est organisé un rituel dénommé dhikr (littéralement « souvenir » ou « mémoire »), qui se caractérise par la récitation du nom de Dieu et par des danses de transe. Les mawawil, religieux ou profanes, peuvent accompagner le dhikr[2] durant les célébrations, témoignant de la porosité entre les deux types de chants. Le rôle des écoles confrériques dans la transmission orale de la récitation coranique et de la musique traditionnelle explique la continuité rythmique et instrumentale entre les deux genres de mawal.
Le chant religieux populaire ne se limite pas au mawal. Au milieu du XXe siècle, Mohamed El-Kehlawi popularise les madayeh ou les louanges du prophète en développant une forme orchestrale et plus contemporaine de ce registre religieux. Il est également connu pour ses chansons populaires d’inspiration bédouine.
La musique populaire : le vecteur d’une communauté de valeur
Entre le début du XXe siècle et les années 1950, marquées par la montée au pouvoir des officiers libres, le souci de conservation du répertoire et des instruments de la tradition se conjugue à la volonté d’accéder à l’universalité et à l’hégémonie culturelle régionale. Le champ musical évolue et se diversifie sur fond de luttes nationalistes, de développement urbain, d’innovations techniques et d’apparition du disque, de la radio, du cinéma. Des compositeurs et chanteurs à l’instar de Sayyid Darwich entreprennent dès le début du siècle dernier de moderniser le système tonal en adoptant les instruments de musique européens. La construction de chansons relativement courtes qui expriment la vie, le labeur et les aspirations du peuple constituent la notoriété de Sayyid Darwich. Elles contribuent également à la vulgarisation de ses compositions devenues aujourd’hui des classiques de la musique égyptienne. Sayyid Darwich a retravaillé la forme simple et ancienne de la taqtuqa[3] pour l’investir d’un sens social.
La réinvention de la tradition est un processus non linéaire et l’occidentalisation de la musique n’élimine pas l’usage du ney[4], du luth ou de la cithare. Cheikh Imam, luthiste, est une figure de la chanson contestataire entre les années 1960 et 1990. À l’instar d’Ahmad Fouad Negm dont il met en musique les poèmes, Cheikh Imam est emprisonné pour sa musique à caractère politique qui dénonce les inégalités sociales et l’autoritarisme des dirigeants.
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La délimitation de la musique populaire est un enjeu de légitimité culturelle qui fluctue en fonction du contexte social et politique. La valeur de proximité est cependant une constante. Le langage, le dialecte, la voix, le rythme, les paroles, les jeux de mots et l’interaction avec l’assistance composent un système sensoriel qui communique un sens au public et dans lequel il doit se reconnaître. Les mahraganat répondent à la quête de saturation sensorielle et acoustique qui s’observe dans les mariages de rue et que représente un segment du marché dans les années 2000. La musique rap mahraganat se font écho sans se confondre. En tant que marqueur identitaire, la musique électro exprime le défoulement d’une jeunesse réprimée au-delà des clivages sociaux et culturels.
KARIMAN LABIB
OBSERVATRICE JUNIOR « EGYPTE »
[1] Petit véhicule motorisé à trois roues
[2] Rituel islamique effectué après chacune des cinq Salats (prières) obligatoires et consiste à répéter le nom d’Allah en guise de souvenir
[3] Genre de musique arabe vocale légère chanté en arabe dialectal
[4] Flûte de roseau arabo-persane, à embouchure terminale et ouverte aux deux extrémités