Le Caire confidentiel : le destin d’une immigrée en clair-obscur
Le Caire confidentiel (2017) de Tarik Saleh peint une fresque sombre et sans illusion sur l’Égypte de 2011. Centré sur la dénonciation de la corruption et de la répression policière, ce polar laisse également en perspective la problématique des migrants. L’enquête nous mène jusqu’à Salwa, jeune immigrée soudanaise. Ce personnage discret interroge la politique migratoire de l’Égypte ainsi que la condition des femmes immigrées subsahariennes. Article à retrouver dans notre dossier cinéma disponible sur notre site.
15 Janvier 2011 | À l’aube du printemps égyptien, l’inspecteur Noureddine Mostafa déambule dans les rues sombres et poussiéreuses du Caire. À deux pas de la place Tahir, l’ambiance est bouillonnante. Dans l’effervescence de la vie cairote, la population oscille entre résignation et exaspération face à l’injustice, au coût de la vie et au prix du pain. Le renversement du président Ben Ali en Tunisie suscite l’espoir : la révolution est possible.
Mais, Noureddine est résigné. C’est un policier corrompu au cœur d’un système mafieux. Les pots-de-vin gonflent son maigre salaire et rythment sa vie solitaire dans un appartement vétuste. Face à l’impunité des puissants et à l’absence totale de morale, rien ne semble avoir de sens, encore moins le métier de policier.
Apathique, une cigarette à la bouche, Noureddine scrute l’œil hagard la télévision d’État. Les protestations ne semblent pas parvenir jusqu’à lui, ou peut-être y est-il indifférent. Ce 15 janvier 2011, Lallena, chanteuse libanaise, est retrouvée assassinée dans un grand hôtel. La police conclut rapidement au suicide. Après tout, ce n’était qu’une femme aux mœurs douteuses se disent-ils. Et puis, les ordres viennent d’en haut : un proche du président Moubarak serait impliqué. Pourtant, cette fois-ci, comme subitement revitalisé, l’anti-héros ne lâche pas l’aaire. Sursaut de conscience ?
Obsession pour son chant et sa beauté ? Son enquête le mène jusqu’à Salwa, femme de chambre soudanaise. Témoin du meurtre, sa vie est en danger. Noureddine la prend alors sous son aile. Derrière le mutisme de Salwa, le spectateur devine les enjeux de sa vie d’immigrée : sans perspectives et invisible dans la société égyptienne, elle est à la merci de la violence policière et des trafiquants. Sous les traits d’un film noir policier, Tarik Saleh dénonce une société égyptienne corrompue.
Dans un entretien avec Le Monde en octobre 2022, le réalisateur suédois d’origine égyptienne dévoile la recherche identitaire et le sentiment d’outsider nourrissant ses films. Sentiment renforcé depuis le tournage du Caire confidentiel : sa critique politique et sociale n’est pas la bienvenue dans l’Égypte du Maréchal al-Sissi. Suivons le sillon esquissé par Tarik Saleh, et plongeons dans la banlieue cairote sur les traces de Salwa et de ses compagnons d’infortune.
L’Égypte, un carrefour migratoire
L’Égypte est traditionnellement un pays de transit pour la migration, principalement de Somalie, d’Érythrée, d’Éthiopie et du Soudan, à destination de l’Europe. À partir des années 1990, des travaux ont mis en lumière des « communautés soudanaises et subsahariennes, marginalisées et reléguées dans certains quartiers périphériques de la capitale égyptienne » (Le Houérou, 2006). En 2022, l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) de l’ONU répertorie 9 millions d’immigrés, soit 8,7 % d’une population de 110 millions d’habitants (IOM Egypt, 2022).
Parmi ces immigrés, 4 millions sont soudanais, 1.5 million syriens, 1 million yéménites, et 1 million libyens. On y retrouve également des Éthiopiens, des Irakiens, et des Sud-Soudanais. Les chiffres sont en hausse à cause de l’instabilité régionale. Historiquement pays de transit, l’Égypte devient de plus en plus un lieu d’installation durable des migrants. En effet, avec le durcissement des politiques migratoires occidentales, les frontières se ferment. Comme pour Salwa, l’Égypte peut devenir alors un piège politique sans issues.
Face à l’immigration, l’État égyptien entre laisser-faire et violence
L’Égypte est signataire de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés (1951) et de la Convention d’Addis-Abeba de l’Union Africaine (1969). Pour autant, elle refuse de développer une politique d’asile et multiplie les obstacles à l’intégration. Le statut de réfugié se transmet de génération en génération. Le mariage avec un(e) Égyptien(ne) ou la naissance d’un enfant sur le territoire ne permettent pas d’acquérir la nationalité.
En réalité, le gouvernement égyptien incite avant tout au « retour volontaire », sans aide financière, et procède à des expulsions forcées. La précarité de Salwa, reflète une réalité partagée par des millions de jeunes migrants, bien au-delà des travailleurs étrangers d’un hôtel de luxe. Sans statut, elle n’a aucuns droits et se trouve prise entre des groupes mafieux de son pays d’origine et des policiers corrompus. Tandis que l’État égyptien ignore les politiques migratoires, l’Union européenne développe une approche sécuritaire. L’Union européenne a développé depuis 2015 une coopération autour de la migration avec l’Égypte, par crainte que cette dernière ne devienne un pays de départ de l’immigration irrégulière.
Officiellement, cette coopération a pour objectif de réprimer les trafiquants d’êtres humains et d’externaliser les frontières européennes. Dans les faits, tout en bénéficiant d’un important soutien financier, l’Égypte lui donne une tournure sécuritaire. D’après un rapport de Migrerop de 2020, la répression des migrations irrégulières échappe à tout contrôle de la loi. Au moins 60 centres de détention de migrants ont été répertoriés. En 2021, plus de 80 000 personnes auraient été détenues pour avoir tenté de quitter l’Égypte clandestinement. Avant 2011, des cas de tirs à balles réelles avaient également été répertoriés à la frontière israélo-égyptienne.
Délégation de la question migratoire au HCR et aux ONG
En l’absence de politique étatique, la procédure d’asile est externalisée au Haut-Commissariat des Réfugiés (UNHCR). Le nombre de demandeurs est largement sous-estimé car beaucoup n’entament pas les procédures, par manque de moyens ou par crainte des décisions arbitraires. À l’issue de procédures longues, le HCR peut octroyer un titre de séjour (carte jaune), ou un statut de réfugié (carte bleue) après cinq ans.
Si ce précieux document octroie la liberté de mouvement sur le territoire et fait office de carte d’identité, il ne permet pas de sortir de la précarité. En outre, face au coût administratif, nombre d’entre eux ne renouvellent pas leur titre de séjour, tombant ainsi dans la clandestinité. Face à l’impasse égyptienne, le HCR promeut la « réinstallation » dans des pays tiers, procédure complexifiée par le durcissement des politiques migratoires. En réalité, l’institution onusienne est prise en étau entre les exigences de l’État égyptien, celles des pays occidentaux favorables à une réinstallation au « Sud », et le manque de moyens.
En 2005, l’évacuation de plusieurs milliers de protestataires soudanais devant le HCR par la police égyptienne avait causé la mort d’au moins 20 personnes. Depuis, le siège régional du HCR a été déplacé dans une ville nouvelle au milieu du désert. L’impuissance du HCR entraîne une perte de confiance des ONG et réduit sa crédibilité. La distribution d’aides aux populations migrantes et la mise à disposition de centres d’accueil reviennent aux organisations non-gouvernementales, notamment chrétiennes, européennes et américaines, telles que Caritas. Néanmoins, les capacités de ces ONG restent limitées et le gouvernement égyptien voit d’un mauvais œil l’action d’organisations étrangères.
Racisme à l’égard des migrants subsahariens
En février 2023, les déclarations du président tunisien Kaïs Saïed à l’égard des migrants subsahariens mettaient la lumière sur le racisme antinoir au Maghreb. Si le racisme antinoir n’est pas évoqué dans Le Caire confidentiel, qu’en est-il en Égypte ? Tout d’abord, le poids du passé esclavagiste reste un tabou. Dans l’imaginaire collectif, l’association de l’insulte « esclave » aux personnes noires reste courante.
De même, la blancheur est encore régulièrement associée à la beauté et à l’élite. En outre, malgré les liens historiques et culturels unissant l’Égypte à la Nubie, le malaise des autorités vis-à-vis de la composante noire de l’Égypte subsiste. Par ailleurs, aucune loi ne pénalise la discrimination raciale. Avec l’aggravation de la crise économique égyptienne, les migrants subsahariens sont davantage ciblés, accusés d’être une concurrence bon marché dans le secteur du travail.
Au quotidien, le racisme antinoir se manifeste par des insultes, des agressions sexuelles et physiques dans la rue, des jets de pierre, ou encore du harcèlement à l’école. Le montant du loyer et le prix des courses sont régulièrement augmentés arbitrairement, sans possibilité de négocier. Confrontés à l’insécurité, les migrants subsahariens sont contraints de se confiner dans leur quartier, soumis à la ségrégation urbaine. Certains renoncent à envoyer leurs enfants à l’école ou à se faire soigner.
Derrière le personnage de Salwa et son silence, le spectateur ressent toutes les pressions quotidiennes qu’entraîne la clandestinité. Un mutisme qui cache une invisibilisation des travailleurs subsahariens, et un parcours de vie difficile teinté d’une souffrance qui finit par lui arracher les mots de la bouche. Souvent en situation irrégulière, les victimes de racisme n’ont pas la possibilité de faire valoir leurs droits auprès de la police, peu décidée à les protéger. Les victimes peuvent se tourner vers le HCR, mais se confrontent aux délais d’attente et à la rigidité des procédures.
En 2019, face aux violences, le président égyptien al-Sissi a dû déclarer : « Les réfugiés et les migrants sont nos invités et les mauvais traitements ne sont pas acceptables ni autorisés ». Comme le souligne Joseph Fahim dans un article de Middle East Eye, la représentation des noirs dans le cinéma arabe — où ils sont dénigrés et ridiculisés — nourrit leur marginalisation. Selon une étude du Border Center for Support and Consulting citée par Middle East Eye, 51 films égyptiens produits entre 2007 et 2016 diffusent une représentation stéréotypée des noirs.
L’usage du black face par des célébrités arabes est également courant. Toutefois, depuis les années 2010, la démocratisation des réseaux sociaux et le mouvement Black Lives Matter permettent de documenter les actes racistes. De plus, la question du racisme gagne le cinéma arabe, comme avec le film Capharnaüm (2018) de Nadine Labaki, qui met en scène une réfugiée érythréenne au Liban.
Femme subsaharienne et immigrée : la double peine
Les femmes subsahariennes sont les premières victimes du racisme allié aux violences sexuelles. En Égypte, l’amalgame des femmes noires à des prostituées est récurrent. En 2022, une étude de l’université libano-américaine de Beyrouth sur les travailleuses immigrées au Liban (IMS, 2022) révélait que deux tiers d’entre elles avaient été agressées sexuellement par leur employeur. La situation est similaire en Égypte où les femmes migrantes représentent 82 % des travailleurs domestiques et sont majoritairement originaires d’Afrique subsaharienne (Le Houérou, 2006).
L’État égyptien ne délivre pas de visas aux travailleuses domestiques étrangères, ce qui renforce leur vulnérabilité. Ainsi, de nombreux employeurs refusent de payer le salaire ou versent un salaire dérisoire. Face à ces pratiques, l’impunité règne. Les femmes seules avec enfants sont d’autant plus précaires. Ces femmes de peur de se retrouver dans la rue sont contraintes d’accepter cet esclavage moderne, ou de chercher la protection auprès d’hommes violents et mafieux de leur communauté. Lorsque Tarik Saleh filme le logement de Salwa, on y découvre une vie, faite de précarité et d’incertitude.
Conclusion
Ce personnage ouvre une nouvelle perspective, et ore un autre angle de vision sur la société cairote : celle d’une immigration invisible, dénigrée et violentée. En mettant en scène le personnage de Salwa, Tarik Saleh lève le voile sur le quotidien d’une femme immigrée subsaharienne dans l’Égypte contemporaine. Le printemps arabe est passé par là, mais rien n’a vraiment changé. Pour ceux qui ont fait le choix de l’exil, le cinéma politique est un outil de mise en lumière des maux de l’Égypte. Censuré et tributaire des financements étrangers, le cinéma indépendant égyptien est célébré dans les festivals européens mais reste inconnu des Égyptiens.
Dans ces circonstances, le chemin est encore long pour que le cinéma égyptien contribue à une réelle remise en question au sein de la société. La démocratisation des réseaux privés virtuels (VPN) pourrait permettre aux jeunes générations de se sensibiliser aux questions politico-sociétales grâce à l’évitement d’une censure étatique.
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