A l’instar de nombreux pays arabes, l’Égypte possède une législation plurielle et d’inspiration religieuse en matière de réglementation des statuts personnels. Alors que le mandat de l’actuelle chambre des représentants arrive à échéance et que les prochaines élections législatives sont prévues pour novembre 2020, demeurent en suspens le projet de loi unifié sur le statut personnel présenté par les différentes églises ainsi que des projets d’amendement du code général de la famille, attaché aux préceptes de la sharia.
Histoire d’une problématique sociétale
Le flou juridique et les remous socio-politiques liés à l’encadrement des statuts familiaux et personnels remontent au début du XXème siècle, période de formation de l’État moderne et d’assimilation du principe de citoyenneté au sein d’un système veillant à préserver l’équilibre inter-communautaire. La réticence du gouvernement à imposer une codification du droit familial s’explique par l’autorité traditionnelle accordée en ce domaine aux institutions religieuses. Validité des mariages, prononciation des divorces, vie domestique, droit de succession, garde et éducation des enfants sont autant de déterminants de l’intimité et des libertés individuelles qui sont soumis aux interprétations plus ou moins rigoristes et contradictoires des écoles islamiques hanafite, hanbalite, chaféite, malékite d’une part et des confessions chrétiennes catholiques, protestantes, orthodoxes d’autre part, et ce, sans compter les divergences de rites entre coptes, grecs, arméniens, syriens, maronites, latins, chaldéens. Ce sont les mouvements féministes nationalistes des années 1920 dont une figure de proue est Hoda Sharawi qui contribuent à accélérer la codification des lois du statut personnel en revendiquant que soient réformées les règles musulmanes s’agissant du droit de la femme à l’octroi d’un divorce judiciaire, de la réduction du droit à la polygamie et d’un droit à une pension alimentaire. En 2000, la loi du Khul (divorce unilatéral initié par l’épouse), suscite une controverse entre les juristes musulmans et s’inscrit dans la lignée des revendications féministes.
Paradoxes d’un État arbitre entre des juridictions communautaires
Quand en 1955, les juridictions sont nationalisées et les tribunaux communautaires sont annulés, la pluralité des législations antérieures est néanmoins préservée. La décision du juge se réfère ainsi à la doctrine religieuse du couple non-musulman mais la loi islamique prévaut si les deux époux ne sont pas de même confession et de même rite. L’ambiguïté intrinsèque à ce système de cohabitation juridique dont l’inégalité de traitement va à l’encontre des principes de citoyenneté, est accentuée par la variabilité et la désunion des sources ecclésiastiques. Entre l’interdiction absolue du divorce chez les catholiques qui obéissent au canon du Vatican, les règlements de 1929 et de 1937 qui régissent respectivement les statuts des syriens et des grecs orthodoxes, le protocole adopté en 1938 par les coptes orthodoxes puis critiqué par le Saint Synode en 1955 pour son ouverture au divorce, les ordonnances du Pape Shenouda de 1971 et de 2008 limitant les causes de divorce à celles de l’adultère et du changement de religion, la bureaucratie judiciaire ne peut rationaliser cette complexité confessionnelle sans la court-circuiter en laissant souvent en suspens le statut civil de personnes qui sont séparées mais qui ne peuvent obtenir d’autorisation pour un second mariage. La dualité du contrat de mariage chrétien qui est à la fois civil et sacramental explique cet état de fait. Le refus du pape Shenouda d’obtempérer aux décisions de la cour de cassation et du Conseil d’État et de remarier les personnes ayant obtenu un divorce auprès des tribunaux pour une raison reconnue par le protocole de 1938, telle que la séparation pendant plus de trois ans, est emblématique de ces situations sociales paradoxales. Afin d’échapper à cette précarité statutaire, plusieurs recourent à la conversion à une autre confession, voire à l’islam.
Concilier stabilité doctrinale et réformes institutionnelles
La reproduction socio-biologique d’un ordre religieux consensuel est un enjeu de stabilité pour un pouvoir autoritaire dont la fragilité systémique peut être compensée par des institutions garantes du conservatisme sociétal. L’accord tacite entretenu entre le pape Shenouda et le régime Moubarak se fonde ainsi sur le cantonnement paroissial des revendications civiles coptes et l’appui au statu quo politique en échange d’une gestion autonome des affaires de l’Église, laquelle se traduit par un contrôle clérical accru des sociabilités des fidèles et d’une protection étatique minimale de la communauté qui se voit menacée dans un espace public islamisé. La révolution de 2011 révèle cependant les dissensions internes à l’Église copte orthodoxe en permettant aux organisations civiles coptes d’exprimer leurs oppositions. Quand Tawadros II est élu patriarche, l’apport d’une résolution à l’épineux dossier des affaires personnelles constitue une priorité de son agenda. Un projet de loi unifié pour les diverses églises d’Égypte qui existe depuis les années 1980 mais n’aboutissait jamais au parlement, est renégocié et conclu. Celui-ci maintient certaines différences de réglementation entre les confessions mais vise à simplifier les procédures de divorce devant les tribunaux civils et à appliquer la règle confessionnelle du contrat de mariage de sorte à empêcher qu’une conversion à un autre rite permette à une des parties de se reporter à la loi islamique pour obtenir un divorce ou une répudiation en son intérêt. Cette clause renforce par ailleurs la mainmise de l’Église sur l’octroi d’un droit au remariage à la seule partie qu’elle considère comme victime et en droit de divorcer ; ce qui risque de sanctionner davantage et durablement les parties considérées comme fautives. Un second apport de fond introduit par l’Église copte orthodoxe est qu’elle a reconsidéré que la séparation de corps pendant trois années ou cinq années pour les couples ayant des enfants est une raison valide pour demander le divorce, le départ de l’un des conjoints étant vu comme une incitation à l’adultère. Enfin, le droit à l’adoption et l’égalité de part à l’héritage entre filles et garçons marquent le progressisme de ce projet de loi chrétien.
Reste que cette évolution conjoncturelle de la pluralité des lois du statut personnel ne résout pas le dilemme de la confessionnalisation de l’identité civile et participe à la reproduction d’un ordre patriarcal sous-jacent à un encadrement religieux masculin.
Image : par WikiImages de Pixabay