Abd el-Fattah al-Sissi a récemment été réélu Président de la République égyptienne avec plus de 92 % des voix au terme de trois jours de scrutin du 26 au 28 mars 2018. Ces élections ont montré que l’Egypte s’enlisait dans un régime de plus en plus autoritaire. Ce régime est en effet convaincu que le président Hosni Moubarak est tombé à cause de la légère libéralisation politique qu’il a introduite dans le pays. Cela explique cette logique de répression violente qui touche notamment les islamistes. Human Rights Watch fait ainsi état de dizaines de milliers d’opposants politiques emprisonnés. Elle épargne curieusement les salafistes quiétistes, qui eux-mêmes n’hésitent pas à soutenir l’armée.
Il s’agit donc d’expliquer cette alliance surprenante de prime abord entre le régime militaire laïc et des musulmans salafistes.
Le parti Al-Nour : le difficile engagement des salafistes dans la compétition politique
Il y a des clivages importants chez les salafistes. En Egypte, les seuls qui semblent être favorisés par le régime sont ceux du parti Al-Nour. Ainsi, il faut différencier les salafistes révolutionnaires des salafistes quiétistes que l’on trouve au sein d’Al-Nour (« la lumière » en arabe). Les premiers sont par essence opposés au régime. Les seconds cherchent à vivre comme les pieux ancêtres (« el-salaf el-salih ») sans imposer ce mode de vie aux autres. Ce parti est créé en 2011 par la da’wa el-salafiyya (« la prédication salafiste », un groupe basé à Alexandrie) au tout début de la révolution dans une logique de concurrence avec les Frères Musulmans. En effet, les salafistes sont en concurrence ces derniers sur le terrain de la prédication, ils ont donc voulu s’assurer un moyen de rivaliser en cas d’élection. Néanmoins, la grande incohérence de ce projet politique ne facilite pas les choses puisque, pour les salafistes, la démocratie est impie. Le seul combat à gagner se déroule ainsi sur le terrain de la prédication. Ils veulent transformer la société par le bas alors que les Frères Musulmans compilent aides sociales et politique dans le but de gagner les élections. C’est d’ailleurs le principal élément de distinction entre les deux groupes.
Pour concurrencer l’organisation des Frères Musulmans, un dangereux soutien des salafistes aux militaires
Ce parti, Al-Nour, dirigé par le docteur Emad Eddine Abdel-Ghaffour à ses débuts, est informe puisque ses dirigeants n’étaient même pas tous d’accord quant à sa création. Pourtant, il est aujourd’hui le seul se réclamant de l’islam politique en position d’avoir des élus en Egypte. En effet, en décembre 2014, le régime de Sissi a rendu l’organisation des Frères Musulmans, et le PJD qui la représente, « terroriste» au sens de l’article 86 du code pénal, et ce malgré son poids électoral certain. Ainsi, les Frères Musulmans étaient arrivés premiers lors des élections législatives de 2011 avec 235 sièges contre 123 pour les salafistes d’Al-Nour. C’est donc là un vrai « cadeau » aux salafistes qu’a fait le régime.
Toutefois, le soutien qu’a témoigné le parti Al-Nour à l’armée au lendemain du renversement du régime de Morsi, en juillet 2013, avec l’ambition de prendre la place des Frères Musulmans, lui a fait perdre beaucoup de légitimité. En effet, en 2013, un sondage interne au parti a montré que les deux tiers de ses adhérents considéraient cette décision comme une trahison. Il faut préciser que ce soutien a entraîné une fuite en avant des salafistes d’Al-Nour. Ils ont en effet de plus en plus cherché à justifier le soutien à Sissi. Al-Nour a donc multiplié les tentatives pour rendre le régime acceptable pour les religieux radicaux. Ils mettent par exemple en avant la piété du maréchal qui, semble-t-il, se rend tous les vendredis à la mosquée.
Aider les salafistes pour mieux réprimer les autres
Si les salafistes ont essentiellement soutenu Sissi pour des raisons de concurrence avec les Frères Musulmans, il faut souligner que l’armée dispose de nombreuses raisons de favoriser les salafistes. D’abord, ils sont bien moins structurés que les Frères Musulmans. Ainsi il est juridiquement difficile pour le président Sissi de les déclarer terroristes alors que la mention d’« organisation des Frères Musulmans » était très claire sur le décret de décembre 2014. Surtout, puisque le vrai combat des salafistes est la prédication, ils n’ont pas de réelle visée politique. Ils sont donc plus un lobby salafiste qui veut s’assurer le contrôle de ses mosquées qu’un parti souhaitant déstabiliser le pouvoir. Pour le régime de Sissi, il est donc intéressant de laisser ces salafistes prêcher auprès de la population dans les mosquées en échange de leur soutien tacite, alors qu’il est très risqué de laisser les Frères Musulmans prêcher en raison de la visée politique de leur action sociale. Comme le souligne Stéphane Lacroix, professeur à Sciences Po, les salafistes d’Al-Nour deviennent une « caution islamique » pour le régime, qui lui sert à dire que ses attaques envers les Frères Musulmans sont politiques et non dirigées contre l’islam dans une Egypte encore très conservatrice.
Aujourd’hui, et on l’a vu dès les élections législatives de 2015 lors desquelles Al-Nour a perdu 112 sièges, la popularité des salafistes s’effrite grandement. Ceci n’est pas surprenant compte tenu des principes qu’ils ont dû renier ces cinq dernières années pour satisfaire leur stratégie. Néanmoins, on peut penser qu’il y aura un remodelage des relations entre Sissi et Al-Nour à l’avenir puisque, si le parti n’a plus de base populaire, alors il est de moins en moins intéressant pour le régime de le soutenir.
Image : Egyptian President al-Sisi Meets With Secretary Kerry at the Presidential Palace in Cairo, by US Department of States. Flickr.