En Égypte, réfugiés et migrants soudanais – dont le nombre varie entre des centaines de milliers et quelques millions – vivent en majorité de manière clandestine dans la région cairote. La métropole regroupe près du cinquième des cent millions d’Égyptiens ainsi que la quasi-totalité des institutions gouvernementales et internationales. Densité démographique, informalité économique, mixité socio-ethnique, politiques sécuritaires régionales et autoritarisme populiste, banalisent le déni du droit des étrangers et re-territorialisent en exil une violence multiforme. Entre la guerre civile au Sud-Soudan, la transition encore incertaine du régime nord-soudanais et la militarisation du système politique égyptien, les itinéraires migrants se reconfigurent tout en étant maintenus dans la précarité d’une reconnaissance partielle. Cet article vise à démontrer d’une part que les politiques publiques sécuritaires sont créatrices de tensions raciales et d’autre part, que les expériences migratoires participent à redéfinir les identités collectives et individuelles.
Économie politique des conflits et constructions nationales différenciées
L’économie nilotique et la géopolitique transsaharienne structurent les relations cycliques entre l’Égypte et le Soudan. Commerce de marchandises et d’esclaves, intermariages et métissages ethno-culturels, diffusion des croyances religieuses ainsi que guerres de conquêtes marquent l’histoire civilisationnelle des deux pays et expliquent la porosité des frontières territoriales et identitaires de la région nubienne. Souvent perçu comme l’arrière-pays de l’Égypte et bien que l’armée de Mohamed Ali ait réussi à pénétrer des territoires sudistes dont les composantes tribales sont distinctes et historiquement en marge des développements du nord, l’idéologie national-indépendantiste a triomphé dans la deuxième moitié du XXème siècle des tentatives d’unification soudano-égyptienne. Malgré le panarabisme nassérien, la construction d’un État technocratique autoritaire et corporatiste en Égypte se traduit par un recentrement islamo-nationaliste. Au Soudan, la succession des guerres civiles s’est soldée par des millions de victimes et de déplacés. Si le renversement de Béchir en 2019, la constitution d’un conseil de souveraineté transitionnel qui se veut inclusif et la récente abrogation des lois islamiques visent à reconstruire un État civil nord-soudanais désormais libéré du poids des conflits sécessionnistes du sud, l’existence de milices, la continuité des pratiques répressives et clientélistes rendent l’issue de cette période post- révolutionnaire incertaine. Le redéploiement d’une guerre civile au Sud-Soudan indépendant et la persistance des conflits au Darfour inhibent la construction d’une paix durable dans la région.
Gouvernance du refoulement et pérennisation de la clandestinité
La recomposition continue de la matrice des conflits ne permet pas d’envisager le rapatriement des réfugiés ou la diminution du nombre des migrations forcées. Par ailleurs, l’imbrication des motivations politiques et économiques à l’émigration réduisent la pertinence de la catégorisation juridique internationale des flux de population. L’individualisation du droit d’asile qui accompagne la restriction de l’octroi d’un droit de séjour au faciès, accentue la dimension aléatoire et discrétionnaire des processus de régularisation des demandeurs d’asile. Des Soudanais accusent les fonctionnaires du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) d’être cooptés par le régime égyptien, qui influencerait l’attribution des permis de séjour. Le Caire représente un espace de transit dans l’imaginaire de nombreux Soudanais souhaitant être réinstallés en Europe ou en Amérique du Nord. Or, les politiques d’externalisation de l’asile, adoptées conjointement par les pays européens et le HCR visent à contenir l’afflux de migrants africains dans les pays limitrophes ou au sein des camps de réfugiés. La rationalisation négociée et médiatisée des mouvements de population invisibilisent l’hétérogénéité des réalités vécues par les migrants, en plus de les déshumaniser. Outre le fait que cette gestion en amont des flux de déplacés déforme les principes de la Convention de Genève, elle pérennise l’installation souvent précaire des migrants dans leur premier pays d’entrée. La conjonction des intérêts régaliens mène à la suspension à long terme des droits civiques de réfugiés, peu aidés par l’antenne égyptienne du HCR, discriminés par l’État, atomisés dans un espace urbain inégalement développé. La migration Sud-Sud peut exacerber les frustrations et reproduire les contextes de la violence symbolique et physique.
Entre assimilation a minima et dédoublements des logiques de persécution
Dans un système autoritaire et clientéliste, la répression des étrangers, considérés comme « indésirables » par la population locale est double. Le massacre par les forces de l’ordre de centaines de Soudanais ayant manifesté devant les locaux du HCR en 2005 pour revendiquer une protection institutionnelle plus adéquate, illustre la vulnérabilité statutaire et juridique des étrangers ainsi que l’impunité des dirigeants dont dépend le HCR pour maintenir son activité dans le pays. Confrontés à la xénophobie, au racisme, au sexisme, à la discrimination religieuse et aux difficultés de communication, notamment pour les Sud-Soudanais non arabophones, l’intégration de ces immigrés dans l’économie locale, qui est par ailleurs largement informelle, se heurte aux préjugés des nationaux. Nombreux sont ceux qui se résignent à travailler comme domestiques, reçoivent un faible salaire et peuvent se voir qualifiés d’esclaves par les Égyptiens. Malgré la diversité des parcours individuels ou l’assimilation de certains à la classe moyenne, l’accès aux écoles et aux hôpitaux publics est limité pour les étrangers, les enfants noirs sont stigmatisés et les craintes d’être victimes de harcèlements sexuels ou de vols d’organes contraignent les mobilités. Signataire des Conventions de Genève sur le droit d’asile, l’Égypte a émis des réserves quant au traitement égal des réfugiés et des citoyens. Si l’absence de camps de réfugiés accroît théoriquement la liberté de circulation, la formation ad hoc de bidonvilles situés à la périphérie du Caire comme Hadayek El-Maadi et Arbʿa w nus (qui tire son nom du fait que ce quartier informel est situé à 4,5km du Caire), regroupant les communautés selon leurs origines, démontre un certain degré de ségrégation urbaine, même si elle demeure partielle et labile. L’insalubrité des logements, la constitution de gangs et l’insécurité croissante des quartiers qui peut leur être imputée, amplifient la xénophobie cairote et à défaut de coordonner un développement des infrastructures périurbaines, les autorités organisent conjoncturellement des rafles policières. C’est par la répression que l’État sécurise sa stabilité et cherche à encadrer la pluralisation des visages de la pauvreté et de l’informalité urbaine. Cette oppression participe à politiser la résistance de la communauté soudanaise dont les perspectives de réinstallation se réduisent.
Religiosités compensatoires et communautarisation d’une pluralité déshumanisée
Afin de compenser les déficits de l’État, des Églises et des associations chrétiennes mettent en œuvre des services d’assistance pour les plus démunis, parallèlement aux aides octroyées aux nationaux. Ces plateformes de soutien sont partiellement financées par le HCR, comme c’est le cas pour Caritas, bien qu’elles conservent pour la plupart leur autonomie d’action. Cette philanthropie humanitaire est pluriconfessionnelle dans le sens où elle est délivrée tant par des associations catholiques, évangéliques qu’orthodoxes, mais ce champ caritatif reste sous-investi par les ONG musulmanes. La cathédrale copte orthodoxe de Saint-Marc à Masr El-Gedida, connue pour son activisme social, est engagée dans des services d’aide aux Soudanais défavorisés et envoie par ailleurs des missionnaires dans plusieurs pays d’Afrique dans un but à la fois humanitaire et d’évangélisation. Julie Picard [1] observe également que la topographie copte est influencée par la pluralisation du champ religieux chrétien. Le régime humanitaire local entrecroise des logiques religieuses diverses et engage des acteurs laïcs et ecclésiastiques multinationaux. Alors qu’en exil, l’homogénéisation des catégories d’Africains subsahariens dévalorise et indifférencie les particularités ethniques, religieuses, linguistiques de chaque groupe, la relocalisation des cultes permet à la fois de réaffirmer les singularités identitaires et de recomposer des communautés de foi, qui sont parfois trans-confessionnelles ou du moins multiethniques. Les missionnaires africains venus au Caire ne sont pas tant animés par un objectif de prosélytisme que par une volonté de construire des espaces socioreligieux œcuméniques, pouvant subvenir aux besoins des communautés sub-sahariennes exilées, tout en œuvrant pour la fidélisation et le regroupement des croyants dans leur église, sur un territoire majoritairement musulman. Les affinités religieuses transcendent les divisions raciales, comme le prouve la préférence des coptes à louer leurs propriétés dans le quartier d’Arbʿa w nus à des Sud-Soudanais chrétiens, de même que l’accueil indifférencié par certaines structures ecclésiastiques des exilés en difficulté peut, pousser à des conversions.
Conclusion
Pour conclure, l’installation durable de réfugiés et de migrants dans un contexte de sous-développement urbain ne peut être viable que si l’on repense des politiques de déconcentration administrative et de redistribution plus égalitaire des ressources, les imaginaires ségrégationnistes étant nourris de l’état défectueux de la situation sociale. Les formes plurielles de regroupement urbain, religieux, associatif ou contestataire sont défensives et peuvent recomposer les solidarités et les liens d’appartenance. Les espaces temps improvisés, imposés ou choisis de la migration sont évolutifs et réinventent les citadinités.
Image : HCR / Elizabeth Marie Stuart
Note
[1] Julie Picard, « Le Caire des migrants africains chrétiens. Impasse migratoire et citadinités religieuses », Thèse de doctorat en géographie, Université de Toulouse, 2013.