Traduction du Coran en hébreu, l’Égypte veut rayonner de nouveau
Depuis la France, une traduction du Coran en hébreu pourrait paraître contradictoire. En annonçant un tel projet, le ministère égyptien des Affaires religieuses poursuit pourtant des buts précis pour le rayonnement de l’Égypte sur la scène religieuse et politique mondiale. Entre rivalité pour le leadership religieux et concurrence avec l’Arabie saoudite, le statut accordé au Coran induit une pluralité de questionnements.
Le 1er décembre dernier, le ministre égyptien des Waqfs a annoncé un vaste projet de traduction du Coran en plusieurs langues, dont l’hébreu. Cette déclaration inattendue de Muhammad Mokhtar Goma‘a a fait réagir tant dans le monde arabe qu’en France. Cette annonce est révélatrice de la manière dont l’Égypte cherche aujourd’hui à reconquérir son statut de leader de l’islam sunnite.
Quelques journaux arabes en vue ont traité de ce sujet. Il est intéressant de noter que si la traduction vers l’hébreu est une interrogation récurrente, elle n’est pas la seule. En général, les journaux s’interrogent autant sur la pertinence de la traduction vers l’hébreu que sur celle de la traduction tout court.
On a pu lire les titres suivants :
« L’Égypte envisage une « traduction du Coran vers l’hébreu » … Qui est la cible ? » Sky News Arabiya [1]
« [Ministère des] Waqfs : une traduction du Coran vers le grec et l’hébreu dans la période à venir » Al-Watan [2]
« Le ministre des Waqfs : le ministère à décider de traduire les sens du Coran en hébreu » Al-Masrawy [3]
Questionnements autour de la traduction d’un texte sacré
Justifier la traduction d’un livre intraduisible
Dans ses déclarations, le porte-parole du ministère égyptien des Waqfs s’exprimait surtout sur les fondements et motivations du projet. ‘Abd Allah Hassan parlait d’ailleurs du projet en général, plus large que la seule traduction vers la langue hébraïque : il s’agit d’une salve de traductions vers le grec, le hausa [4], et enfin l’hébreu. Un commentaire coranique viendra compléter les nouvelles traductions. ‘Abd Allah Hassan précisait que « ce processus s’appuie sur un comité de professeurs renommés, issus des départements de langues de différentes universités égyptiennes, dont celle d’al-Azhar, afin de parvenir à une précision de traduction digne du statut du Coran ».
Par le passé de nombreux linguistes menèrent des travaux de traduction vers des langues variées. Ces traductions allaient du swahili à l’indonésien en passant les langues européennes.
Le statut du Coran dans l’islam
Pour comprendre les interrogations sur la traduction du Coran, il faut revenir sur la place de ce livre dans l’islam. Avant d’être transcrit à l’écrit, le Coran est d’abord pour les croyants la parole de Dieu révélée à Muhammad, prophète de l’islam. Selon la tradition musulmane, Dieu aurait d’abord révélé le Coran à Muhammad qui l’aurait transmis à ses compagnons par la voie orale. Le célèbre verset relatant le premier épisode de la révélation illustre bien l’importance de cette oralité :
« {1} Lis, par le nom de ton Seigneur qui a créé, {2} qui a créé l’homme d’un caillot de sang. {3} Lis ! Car ton Seigneur, le Très Noble, {4} c’est lui qui a enseigné la plume. {5} Il a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas. » [5]
Plus grand cadeau de Dieu à l’humanité, le Coran est un lieu de présence divine pour les croyants. La grande majorité des musulmans sunnites du monde croient que le Coran est inimitable [6] et immuable, ainsi la langue dans laquelle il a été révélé (on peut aussi entendre que le Dieu a « fait descendre » le Coran) occupe-t-elle un statut particulier en tant qu’elle a été employée par Dieu. On trouve ici la principale raison du décalage entre les questions françaises et égyptiennes, car l’arabe n’a pas ce caractère sacré pour la plupart des Français. Pour nombre de musulmans, le Coran et ses traductions sont fondamentalement deux choses distinctes. Les traductions peuvent au mieux servir d’outil aidant à saisir le sens du livre sacré, mais ne resteront toujours qu’un pâle essai d’imitation du texte original.
Si on conçoit aujourd’hui le Coran comme un livre, le texte a pour vocation première l’écoute ou la récitation, selon des règles bien précises. Sa mise par écrit n’a pas été évidente, et reste encore aujourd’hui mal connue.
La mise en écrit du Coran, un processus complexe
La mise par écrit du Coran est un sujet de vifs débats dans le champ académique. Selon la tradition islamique, le troisième calife entreprit d’organiser en 653 la recension des différents passages du Coran. Plusieurs passages étaient alors en circulation dans la Péninsule Arabique. Le calife ‘Uthmân (644-652, dates de règne) aurait pris cette décision face à l’apparition de divergences entre différents disciples des compagnons de Muhammad [7]. Cette première version aurait visé à fixer le texte pour éviter des désaccords par la suite, mais cette version elle-même a été l’objet de vives critiques, notamment de la part des chiites, partisans de ‘Ali [8], neveu et gendre de Muhammad.
Même sans évoquer ces critiques parfois d’ordre politique, la question de la version canonique du Coran est loin d’être évidente. De nombreux historiens considèrent que les premiers transmetteurs du Coran privilégiaient une transmission « par le sens » (bi-l-ma‘na). Ils admettaient donc des variations dans les mots employés. D’autres facteurs importants rentrent en ligne de compte, mais donnent lieu à des débats techniques que nous n’évoquerons pas ici [9]. Au delà de cette problématique de la traduction, le projet égyptien s’inscrit dans une perspective de leadership dans le sunnisme.
Le rayonnement dans le monde sunnite : un enjeu pour l’Égypte
Vu d’Égypte : un projet pour le leadership islamique
Le ministère des Waqfs a affirmé que ce projet de traduction était une partie de l’action de l’Égypte en tant qu’acteur de premier plan dans la diffusion des « idées islamiques correctes ». Si le ministre se permet une déclaration aussi forte, c’est que l’Égypte joue depuis les premiers siècles de l’islam un rôle religieux important. L’université d’Al-Azhar est un des principaux éléments de cette position d’influence. Elle est fondée en 970 au Caire. Les premiers cours attestés sont datés de 988. Ce fait la place au rang de la plus vieille université encore en activité du monde arabe.
D’autres universités du monde arabe sont très actives dans le champ des sciences islamiques. Toutefois, le rayonnement d’Al-Azhar repose aussi sur sa réputation particulière. La rédaction et la signature commune du Document sur la Fraternité humaine par le pape François et le grand Imam d’Al-Azhar Ahmad al-Tayyeb [10] illustrent bien la place centrale qu’occupe l’université d’Al-Azhar dans le monde musulman. Cette place centrale s’inscrit dans le temps long, en témoigne le congrès du monde islamique organisé au Caire en 1924.
1924 : l’édition du Coran du Caire
En 1924 se déroula au Caire un congrès islamique majeur. L’un des principaux résultats fut la mise au point de l’édition du Coran la plus répandue aujourd’hui. Il s’agit de la première édition du Coran imprimée dans le monde arabe à une telle échelle. Le comité chargé de l’édition se composait de savants en sciences religieuses et en langue arabe. Il y avait auparavant eu plusieurs tentatives d’édition, mais la plupart déclenchèrent des polémiques : en 1833, l’université Al-Azhar s’attaqua à l’édition du Coran commandée par Muhammad ‘Ali Basha [11] en raison d’erreurs dans le texte et de l’insuffisante pureté de l’encre utilisée [12].
Demandé par le roi Fouad, le congrès se tint à un moment où le roi d’Égypte cherchait à donner à son pouvoir un fondement religieux : l’édition du Coran du Caire fut présentée officiellement en juillet 1924, quatre mois après l’abolition du califat par Mustafa Kemal. Il s’agissait alors pour le roi Fouad de tenter de remplir le vide spirituel laissé par le calife. Par la même occasion, il tentait d’asseoir un peu plus son pouvoir sur une base religieuse. On appelle d’ailleurs parfois cette édition « Al-Malikiyya » (littéralement « la royale ») en référence au roi Fouad à son initiative. Un siècle plus tard, on observe une certaine similitude dans l’usage de l’édition du Coran. Cette fois-ci pour tenir tête à un voisin gênant.
La concurrence avec l’Arabie Saoudite et les Frères musulmans
Le ministre des Waqfs a affirmé haut et fort les raisons et buts de la nouvelle traduction du Coran vers l’hébreu : il s’agit d’abord de « faire face aux détournements dans les versions en hébreu existantes », sous-entendu à celle publiée par l’Arabie Saoudite en 2020, et dans laquelle l’Égypte prétend avoir trouvé des fautes importantes [13]. Il faut percevoir cette critique dans le contexte de concurrence entre les deux pays sur l’édition du Coran : le Coran de Médine, une version saoudienne, est la seule qui fasse jeu égal avec l’édition du Caire [14].
Pour ce qui est du second objectif : « le projet est effectué dans le cadre des efforts du ministère égyptien des Waqfs pour renouveler le discours religieux et faire face aux idées extrémistes diffusées par les associations terroristes à travers leurs commentaires coraniques déformés ». Ici, il est question des commentaires du Coran et non du texte en lui-même.
Le ministre égyptien place la confrérie des Frères Musulmans dans la catégorie des terroristes. Fondée en 1928, l’organisation prônant un islam politique accéda au pouvoir en juin 2012 puis en fut chassée par l’armée en juillet 2013. ‘Abd el-Fattah al-Sissi, actuel président issu de l’armée, mène depuis cette date une politique de répression intense contre la confrérie. On peut percevoir cet effort de traduction et de commentaire comme un mouvement dans ce sens.
Le projet de traduction du Coran vers l’hébreu est loin d’être un acte désintéressé d’ouverture de la culture islamique. Il s’inscrit dans une politique de légitimation du pouvoir égyptien, et de rayonnement dans le monde musulman. Cette traduction est l’occasion de doubler l’Arabie Saoudite sur le terrain religieux. Par la même occasion, elle vise à rendre caduque la traduction hébraïque du Coran par Riyad. Le gouvernement égyptien a également saisi l’opportunité de diffuser un commentaire coranique différent de celui des organisations islamistes qu’il combat.
Si le ministère des Waqfs n’a que vaguement évoqué le public visé, il a identifié et cité ses adversaires. Les traductions posent néanmoins la question du statut du Coran dans la religion musulmane. Ce genre de projet aura toujours le mérite de faire réfléchir sur ce texte et son histoire.
Notes
[1] Article de Hisham Al-Miyani, 1er décembre 2021
[2] ‘Amr Hansi, 1er décembre 2021
[3] Mahmoud Moustapha, 1er décembre 2021
[4] « Avec le kiswahili, le hausa est la langue qui compte le plus de locuteurs en Afrique sub-saharienne. Il est la langue première d’environ 80 millions de personnes au Nigéria, au Niger, et dans divers pays avoisinants. À cela s’ajoutent quelque 20 millions qui l’utilisent en tant que langue véhiculaire. Le kiswahili est présent dans les médias et possède une presse et une littérature. Il est donc lointainement apparenté à l’arabe, au berbère, etc. ». Alain Kihm, CNRS – Université de Paris. https://lgidf.cnrs.fr/sites/lgidf.cnrs.fr/files/images/hausa_fiche_5p.pdf
[5] Coran 96 : 1-5, traduction M. Hamidullah.
[6] Coran, 11 : 13
[7] SCHOELER Gregor, Écrire et transmettre dans les débuts de l’islam, Paris, PUF, 2002.
[8] DE SMET Daniel & AMIR MOEZZI Mohammad Ali, Controverses sur les écritures canoniques de l’islam, Paris, Éditions du Cerf, 2014.
[9] Pour un exposé clair et concis du processus de canonisation du texte coranique des origines à 1924, voir le très bon article de Hassan Chahdi : « Le Coran du Caire (1924) » sur le site Coran 12-21 (http://editions.ihpc.huma-num.fr/fr/contextes/caire)
[10] Signé lors du voyage du pape aux Émirats Arabes Unis du 3 au 5 février 2019.
[11] Vice-roi d’Égypte de 1805 à 1848, il est considéré comme le fondateur de l’Égypte moderne.
[12] Hassan Chahdi, op. cit.
[13] Cette vidéo de la BBC Arabic est un exemple de critique. Nous n’avons cependant pas examiné cette version en détail : https://www.bbc.com/arabic/tv-and-radio-51286823
[14] On estime que le Complexe du roi Fahd pour l’impression du Coran a imprimé plus de 127 millions de corans en arabe et 24 millions de traductions entre sa création en 1985 et l’année 2007. Source interne : Wayback Machine (archive.org), site internet du complexe d’impression : (qurancomplex.gov.sa).