Dès décembre 2014, à l’occasion de la publication du rapport Left out in the cold : Syrian refugees abandoned by the international community, Sherif Elsayed-Ali, responsable du programme Droits des réfugiés et des migrants d’Amnesty International, fustigeait les pays du Golfe pour leur refus d’ouvrir leurs portes. Il ajoutait : « Les liens linguistiques et religieux devraient placer les États du Golfe persique au premier rang des pays offrant l’asile aux réfugiés qui fuient la persécution et les crimes de guerre en Syrie ». Alors que la Turquie, le Liban et la Jordanie ont accueilli la plupart des réfugiés syriens, les États du Golfe, pourtant riches, arabophones et musulmans, ont jusqu’à présent rejeté l’accueil de ces exilés. Le titre de réfugié ne fait d’ailleurs pas partie de leur vocabulaire juridique, ce qui ne signifie toutefois pas qu’ils n’entretiennent aucun lien avec les migrants.
Des politiques nationales de citoyenneté restrictives qui priment sur le droit international
Parmi les facteurs contribuant au refus des pays du Golfe d’accueillir des réfugiés figurent la faible prégnance d’une tradition humanitaire et, en termes juridiques, la non-signature de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. En ce sens, ils ne sont pas soumis à l’obligation d’accorder l’asile aux personnes fuyant les conflits et la persécution ni de mettre en place des camps de réfugiés. Ce choix est intrinsèquement lié aux conditions très restrictives d’accès à la citoyenneté en vigueur dans ces États où le système de parenté est prédominant.
Ainsi, au Qatar, il est impératif d’être né ou d’être descendant d’une personne née dans le pays avant 1930. Aux Emirats Arabes Unis, la date est fixée à 1925 tandis qu’en Arabie Saoudite, il s’agit de l’année 1914. Les travailleurs immigrés eux-mêmes – dont les motivations initiales ne sont pas nécessairement économiques, à l’instar des populations palestiniennes – ne possèdent le plus souvent qu’un statut de résident temporaire, révocable à tout moment. Originaires d’Asie du Sud essentiellement, ils peuvent représenter numériquement jusqu’à cinq fois plus de personnes que les populations natives au Qatar, aux Émirats arabes unis et au Koweït. Les royaumes refusent donc l’accueil de réfugiés au motif de voir leur identité dissoute par la supériorité numérique des migrants au détriment des ressortissants nationaux.
Un attachement au conservatisme sociétal comme garant de la sécurité
En dehors des motivations juridiques et démographiques, cette problématique bouleverse les considérations sécuritaires des régimes en place. Pour ces pays très jeunes et conservateurs, une transformation de l’ordre social représente un risque de déstabilisation majeur par crainte d’une contamination des idées dites « subversives ». Lors des printemps arabes de 2011, l’Arabie saoudite a soutenu militairement l’écrasement des vagues de soulèvement par le pouvoir sunnite. Dans le contexte d’afflux de Syriens fuyant la guerre, la politique des États du Golfe en la matière est d’autant plus restrictive que ces pays ont participé à la crise en finançant et en armant des groupes rebelles et craignent désormais la vengeance des fidèles de Bachar al-Assad. Il ne s’agit donc pas seulement de se protéger de toutes velléités contestatrices mais également du radicalisme islamiste et des actes terroristes. De plus, les pétromonarchies sont d’autant plus réfractaires à ce qu’elles perçoivent comme une source de danger que leurs préoccupations sont ailleurs. Depuis 2015, l’Arabie Saoudite et les émirats arabes unis, mais également le Bahreïn et le Koweït, concentrent une grande partie de leurs efforts au Yémen, dans la guerre contre les rebelles chiites houtis. Selon Sara Hashash, attachée de presse Moyen-Orient et Afrique du Nord pour Amnesty International, le refus de prise en compte de ces demandeurs d’asile de la part des pays du Golfe est « absolument scandaleux ».
Des Syriens accueillis sans le statut de réfugié
Toutefois, les gouvernements répondent à ces accusations de négligence en affirmant que ces politiques ne signifient pas qu’aucun Syrien n’a été accueilli dans leurs territoires. Certains ont pu rejoindre en tant qu’ « invités » des membres de leur famille déjà établis comme travailleurs dans le Golfe avant que la guerre civile n’éclate. Ces derniers, qui ont contribué au développement économique du Golfe, ont parfois pu voir leurs permis de travail – dont le prix a considérablement augmenté – et de résidence étendus. Cependant, ce statut extrêmement précaire ne garantit pas l’accès à l’éducation et aux services de santé ni la protection contre le refoulement permis par le statut de réfugiés. De plus, la priorité est donnée aux personnes hautement qualifiées, telles que les médecins et les avocats. Aussi, il résulte de ces arrangements peu structurés une grande difficulté à distinguer les Syriens ayant rejoint le Golfe parce que la guerre les y a poussés, des travailleurs migrants présents depuis plus longtemps. D’après les estimations de la Banque mondiale, ils étaient moins de 250 000 dans la région en 2010, près de 1,4 millions en 2013 et 1,2 millions en 2017.
Un soutien financier toutefois peu transparent
Par ailleurs, les États du Golfe aiment à rappeler qu’ils ont financièrement soutenu les déplacés syriens à hauteur de 900 millions de dollars en 2015. Il s’agit de fonds apportés à des organisations non-gouvernementales ainsi que de dons émanant de particuliers. Cette démarche s’inscrit notamment comme réponse au devoir de zakat, troisième pilier de l’islam, qui réfère à l’aumône que doit verser chaque musulman par solidarité envers les pauvres mais aussi les orphelins, les sans-emplois, les victimes de catastrophes naturelles et plus généralement les personnes dans le besoin. Cependant, le montant global accordé est à relativiser au regard de l’aide fournie par d’autres pays, à l’instar des États-Unis où elle est quatre fois plus importante. Aussi, des soupçons sont parfois soulevés quant à la nature des contributions de ces pays : par exemple, les dons saoudiens pour accompagner le déplacement de réfugiés yéménites, notamment vers Djibouti, ne sont pas coordonnés par le Haut-Commissariat pour les Réfugiés. Si ce système est légal, il induit une large opacité en termes de traçabilité, à tel point que les sommes attribuées, tout comme leurs fins, ne sont pas connues. Ainsi, au nom de l’aide humanitaire, l’Arabie saoudite a, entre autres, été accusée d’aspirer à diffuser le wahhabisme, mouvement ultrarigoriste de l’islam qu’elle supporte en interne, par la construction de mosquées et d’écoles.
Des pays accusés de manquer à leur devoir moral par la société civile
Néanmoins, ces politiques restrictives ne font pas l’unanimité, y compris sur le plan domestique. La société civile a ainsi pu faire entendre sa désapprobation à l’occasion de la crise migratoire de 2015, qui a marqué l’opinion publique à travers la figure d’Aylan Kurdi, petit Syrien de trois ans retrouvé mort noyé en tentant de rejoindre le Vieux Continent avec ses parents et son frère. Lors d’une interview, son père avait ainsi déclaré : « Je veux que les gouvernements arabes, et non les pays européens, voient ce qui est arrivé à mes enfants et qu’ils aident les gens ». Rapidement sur Twitter, en langue arabe, se sont multipliées les exhortations aux pétromonarchies de se montrer davantage volontaires. Le symbole utilisé et diffusé fut le hashtag « Accueillir des réfugiés est une obligation pour le Golfe ». Il a notamment souvent été rappelé que les Koweïtiens avaient auparavant pu profiter du refuge offert par la Syrie lors de la première guerre du Golfe.
Nées de la société civile, ces remises en question ont rapidement été reprises par des intellectuels arabes mais également d’éminents chefs religieux. Ainsi, le 29 août 2015, le cheikh saoudien Salman Al-Ouda tweetait en arabe : « Dieu, je me plains à toi. Les consciences sont-elles mortes ? Pourquoi des nations aisées comme les pays du Golfe ne font-elles rien pour participer à l’accueil des réfugiés ? #DeuxcentsSyriensmusulmansmortsdanslamer », des paroles partagées par plusieurs milliers d’utilisateurs. En Occident également, l’attitude des pays du Golfe est contestée par des ONG comme Oxfam, dont le responsable des politiques relatives à la crise en Syrie, Daniel Gorevan, a estimé qu’ils pourraient « à l’évidence en faire bien plus » pour les réfugiés syriens en instaurant des dispositifs d’immigration légale.
Au Qatar, un tournant dans la reconnaissance du droit d’asile
Au Qatar, une évolution notable pourrait ouvrir sur des progrès encourageants. En septembre 2018, le pays a adopté la loi n°11/2018 dite « Organiser l’asile politique », ainsi qu’une loi abolissant les autorisations de sortie pour la plupart des travailleurs migrants et une autre autorisant pour la première fois l’octroi du statut de résident permanent. Cette loi n°11/2018 permet, pour la première fois dans un pays de la région, de définir les conditions régissant les procédures que doivent suivre les demandeurs d’asile, à savoir, selon l’article premier « toute personne en dehors de son pays de nationalité ou de résidence habituelle qui est incapable ou ne souhaitant pas rentrer dans ce pays en raison d’une crainte justifiée d’exécution ou de punition corporelle, de torture, de traitements inhumains ou dégradants, ou de persécution et ce, en raison de son appartenance ethnique, de sa religion ou de son affiliation à un groupe social spécifique, ou en raison de ses convictions politiques ». Cette initiative s’inscrit dans un contexte de blocus imposé depuis juin 2017 au Qatar, auquel il a répondu par l’annonce de réformes d’ouverture visant à promouvoir les droits humains. Elles ont d’ailleurs été présentées par Human Rights Watch dans son Rapport mondial 2018 comme « certaines des normes internationales les plus progressistes en la matière dans la région du Golfe », si elles étaient effectivement suivies d’effets. Toutefois, cette loi, bien qu’elle reconnaisse aux « bénéficiaires d’asile politique » – tels que les réfugiés sont appelés dans le texte – le droit au logement, aux allocations de chômage et à la libre circulation, contient également de lourdes restrictions. Ainsi, ceux-ci se voient obligés d’obtenir une autorisation pour quitter le lieu de résidence que le gouvernement leur attribue, ce qui contrevient au Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel le Qatar a pourtant adhéré en 2018. Il n’en demeure pas moins que la promulgation de la loi représente une avancée considérable pour la région, qui pourrait à terme servir d’inspiration aux voisins du petit émirat.
Image : Lost Childhoods : Children are seen in front of makeshift tents at Darwan refugee camp in Amran north of Sana’a, Yemen, by Felton Davis. Flickr, CC BY 2.0.