La région du Tigré en Éthiopie est en proie à un conflit armé depuis plus d’un mois, opposant le pouvoir central d’Addis-Abeba aux forces armées du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). On assiste à une escalade de la violence et à un arrêt net de toutes les télécommunications qui inquiètent les Tigréens de l’étranger, toujours sans nouvelles de leurs proches.
Depuis le 3 novembre, il n’est plus possible pour les cinq millions d’habitants du Tigré, au nord de l’Éthiopie, de téléphoner ou de se connecter à Internet. La coupure localisée du réseau étatique Ethio Telecom a mis la région, aussi grande que la Slovaquie, en quarantaine. Cette décision radicale fait écho aux récentes déclarations du Premier Ministre éthiopien Abiy Ahmed, qui accuse le TPLF d’avoir attaqué une base militaire fédérale. Selon le site Netblocks, le réseau Internet aurait été interrompu à partir d’une heure du matin (heure locale).
Depuis, seules quelques informations triées et décantées par le Gouvernement fédéral circulent. Par ailleurs, quelques humanitaires – de la Croix Rouge notamment – captifs dans la région communiquent grâce à des téléphones satellites.
Pour la diaspora tigréenne, c’est désormais l’incompréhension et l’anxiété qui règnent. Selon les chiffres de l’AFP repris par le Monde, au moins 50 000 Tigréens auraient déjà fui vers le Soudan voisin. De son côté, le quotidien suisse Le Temps évoque 300 arrestations par les autorités. Ces estimations n’incluent toutefois pas les victimes et les personnes toujours portées disparues.
La communauté internationale sollicitée
Aux États-Unis, où la population éthiopienne était estimée par la Banque mondiale à 244 900 personnes en 2018, des activistes ont donné de la voix à Portland, Louisville ou Las Vegas, ces dernières semaines. Les principaux slogans appelaient à une intervention de l’administration Trump pour négocier un cessez-le-feu. Jusqu’à présent, seul le Secrétaire d’État Mike Pompeo s’est exprimé, motivé en cela par vingt sénateurs américains.
Les mêmes protestations s’observent lors des rassemblements en Australie où la diaspora a également demandé le rapatriement des cinquante ressortissants bloqués dans le Tigré. Ce protocole d’urgence a déjà été envisagé par le Gouvernement fédéral, en pleine crise du coronavirus, rapporte ABC Australia. Le Département des Affaires Étrangères et du Commerce Australien (DFAT) avait exhorté les expatriés tigréens à se manifester auprès de leur ambassade. Cette décision sonne comme un dernier recours alors que le prix des liaisons entre Sydney et Addis-Abeba a récemment atteint un prix moyen de plus de 8 400 dollars (environ 7 000 euros).
À l’étranger, le spectre des tensions inter-ethniques
Si les Éthiopiens de l’étranger restent mobilisés, ils n’en restent pas moins divisés. Le récent conflit dans le Tigré a fait ressurgir les vieilles rancunes et les frustrations latentes des Oromos et des Amharas à l’encontre des Tigréens. En effet, pendant dix-sept ans, la minorité tigréenne était au pouvoir, avant qu’Abiy Ahmed, Oromo, ne devienne Premier Ministre en 2018. Cette longue gouvernance a cristallisé une haine envers le parti du TPLF et plus largement envers le peuple du nord. Selon certains Tigréens, cette animosité a été la cause d’emprisonnements, d’interdiction de droits bancaires mais également de licenciements abusifs, comme le rapporte le Telegraph. Aujourd’hui, ce schéma des tensions interethniques se joue également hors du pays.
En France comme au Royaume-Uni, c’est sur les forums d’expatriés que cette discrimination s’exprime de manière décomplexée. Des insultes, des menaces, ainsi que des campagnes de dénigrement et de harcèlement sont diffusées, malgré une modération toujours plus stricte. « Personne ne peut imaginer à quel point les Éthiopiens, plus précisément les Amharas, essaient d’isoler les Tigréens des autres ethnies », décrit Girmai, chimiste de profession, désormais activiste à temps plein à Paris. « Ces discriminations se répercutent aussi parfois dans des cercles d’Éthiopiens comme les ambassades et les lieux de cultes » [1].
La recherche d’un bouc émissaire
Des activistes éthiopiens déplorent le manichéisme de l’idéologie de la diaspora, d’une part tigréenne donc anti-gouvernemental, ou d’une autre région et de facto anti-tigréenne, sans possibilité de nuance [1]. Si ces rivalités dites « ethniques » sont bien réelles, elles ne constituent pas à elles-seules l’essence du conflit, selon le Professeur Eloi Ficquet : « Comme il était impossible de régler ces questions politiquement, les causes multifactorielles des dysfonctionnements ont été éludées et rapportées à des rivalités ethniques par tous les acteurs politiques, y compris l’État . » [2]
La colère et la frustration accumulées ont été alors utilisées davantage comme des leviers politiques pour attiser les ressentiments. « Pour toute une frange de la population, la recherche de boucs émissaires, notamment par des pratiques de ciblage ‘ethnique’, a été mise en avant plutôt que d’admettre les causes réelles des échecs administratifs, économiques et politiques », ajoute-t-il [2]. Cette fuite en avant dans l’accentuation des rivalités ethniques a été l’un des facteurs de la confrontation entre Abiy Ahmed et les anciens dirigeants tigréens de la coalition de pouvoir. « Dans sa pensée, modelée par la foi pentecôtiste, tous ceux qui ne s’inscrivent pas dans son idéal de société, où le respect des valeurs morales détermine le succès, sont forcément des obstacles à vaincre » , conclut le Professeur Eloi Fiquet [2].
Dans ce conflit, le pouvoir d’Addis-Abeba a de nouveau franchi un cap samedi 28 novembre : la prise de la ville tigréenne de Mekele , annoncée par le Premier Ministre sur Twitter. Cette déclaration difficilement vérifiable serait un signe fort puisque l’agglomération de 500 000 habitants accueille les principales institutions de la région. La presse internationale reste mesurée quant à cette information prématurée. Pour preuve, les Nations Unies ont rapporté que les combats continuaient dans la région. La diaspora y voit surtout un coup de communication du Gouvernement pour limiter les ingérences étrangères et étouffer les voix dissidentes. Ces voix dissidentes continueront de résonner ces prochaines semaines dans diverses métropoles mondiales.
[1] Entretien avec Girmai (nom d’emprunt), activiste tigréen, réalisé par courriels et appels téléphoniques, 2 décembre 2020.
[2] Entretien avec le Professeur Eloi Ficquet, enseignant chercheur spécialisé dans l’histoire et l’anthropologie de la Corne de l’Afrique, 10 décembre 2020.
Image : La manifestation des Tigréens à Paris, lundi 7 décembre devant le Ministère des Affaires étrangères à Paris, Girmai, 2020