Le peuple du Tigré : minorité structurante de la construction de l’État-nation éthiopien
Depuis près de deux ans, le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) s’oppose à l’armée fédérale dans le Nord du pays. En réalité, dès 2018 et la nomination d’Abiy Ahmed au poste de Premier ministre, des tensions se sont manifestées entre les deux camps. D’un côté, le TPLF (Front de libération du peuple du Tigré) reproche au gouvernement sa politique centralisatrice. Cette tendance aurait conduit à écarter le TPLF du pouvoir et à marginaliser la minorité tigréenne. De l’autre côté, Addis-Abeba accuse le TPLF de fomenter l’instabilité dans le pays pour déstabiliser le régime.
Si le TPLF bénéficie d’une couverture médiatique importante dans le cadre du conflit, on trouve peu d’informations relatives à la culture et à l’identité propre au peuple tigréen. Pourtant, le Tigré, en raison de son histoire et sa position géographique, est un passage incontournable pour comprendre le développement de l’État-nation éthiopien.
Carte : Les régions d’Ethiopie
Les fondements culturels et identitaires de l’idéologie nationaliste du Front de libération du peuple du Tigré.
Le TPLF est un mouvement politico-militaire fondé en 1975, à un moment où les expressions révolutionnaires en Afrique comme au Moyen-Orient sont en plein essor. Un an plus tôt, des officiers de l’armée renversent Haïlé Sélassié, le dernier empereur d’Éthiopie. Ces derniers installent alors un régime autoritaire d’inspiration marxiste baptisé la junte militaire du Derg. Pour comprendre les origines du TPLF, il est indispensable de remonter aux événements qui ont forgé le nationalisme tigréen.
Les Tigréens, héritiers d’une civilisation millénaire
L’Éthiopie en tant qu’État trouve ses racines au troisième siècle de notre ère dans l’actuel Tigré, alors connu comme le royaume d’Aksoum. Les Aksoumites développèrent leur propre écriture, l’alphasyllabaire Ge’ez, leur numération et leur calendrier. En 340, le roi se convertit au christianisme. L’orthodoxie chrétienne devient alors la substance de l’idéologie royale et la religion commune aux habitants. Selon la croyance, Aksoum est le lieu sacré où le premier empereur d’Éthiopie Ménélik 1er, fils du roi Salomon et de la reine de Saba, aurait rapporté de Jérusalem l’Arche d’alliance contenant les Tables de la Loi. Fin novembre 2021, l’armée fédérale a pris cette ville classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Des dizaines de civils ont été tués au cours de l’offensive et des centaines d’autres ont été forcés au déplacement pour fuir les combats.
Dans la région, on trouve également plusieurs dizaines d’églises séculaires creusées à même la roche dont certaines datent du Ve siècle de notre ère. C’est l´héritage de cette civilisation aksoumite mondialement reconnue qui constitue le fondement du nationalisme tigréen. Derrière cette apparente unité, le Tigré n’en reste pas moins un territoire morcelé. La région se découpe en plusieurs aires d’influence claniques. Chaque clan dispose de ses traditions communautaires et de son propre droit coutumier.
Ce sentiment fort d’appartenance qui anime les Tigréens et chacun des combattants du TPLF s’est renforcé au cours du siècle dernier. Il s’explique notamment par des facteurs environnementaux, économiques et politiques.
Le Tigré, une région agricole régulièrement confrontée à des épisodes de sécheresse
Dans l’extrême nord de l’Éthiopie, le Tigré est l’une des dix régions administratives du pays. Des plateaux montagneux et des plaines composent majoritairement la zone. On dénombre six millions de Tigréens dans cette région bordée au nord par l’Érythrée, ennemi de longue date, dont les troupes interviennent aussi dans le conflit. Au sud du Tigré se trouve la région de l’Amhara, qui, motivée par des différends frontaliers avec son voisin du nord, a également envoyé des forces régionales combattre aux côtés de l’armée fédérale.
Bien qu’elle abrite quelques industries d’envergure, la région vit principalement de l’agriculture. Or, depuis une soixantaine d’années, on dénombre des sécheresses à répétition. Ainsi, celle de 1972-1974 débouche sur un épisode de famine qui n’est pas étranger à la fin du règne d’Haïlé Sélassié et à la création du TPLF un an plus tard.
Bien en amont de cette période, il nous faut revenir sur un événement qui a marqué la mémoire collective et contribué à nourrir l’ethno-nationalisme tigréen.
L’affirmation identitaire tigréenne en opposition à un pouvoir centralisateur et autoritaire
En 1943, des paysans du centre et du sud du Tigré se rebellent. Ils espèrent pouvoir obtenir des concessions de la part d’un gouvernement investi quelques mois plus tôt. Assistée par la Royal Air Force britannique, l’armée d’Haïlé Sélassié bombarde la région et réprime dans le sang le soulèvement paysan connu sous le nom de Woyane, qui signifie « révolte » en tigrinya.
Pour punir les rebelles et les dissuader de toute nouvelle révolte, le régime saisit de nombreuses terres appartenant aux paysans et les redistribue à la noblesse qui lui est fidèle. Un nouveau système fiscal est imposé. En outre, Haïlé Sélassié prend la décision de retirer le pouvoir régional aux chefs héréditaires locaux pour laisser la place à des administrateurs issus de la bureaucratie d’Addis-Abeba.
En muselant toute forme d’expression politique dans le Tigré, le régime centralisateur d’Haile Sélassié provoque alors un fort ressentiment ethno-nationaliste. Selon Patrick Gilkes, qui a conseillé le ministère des Affaires étrangères éthiopien durant 15 ans, « l’indépendance vis-à-vis de l’autorité Choane [2] a été soulevée comme un cri de ralliement et s’est avérée populaire » [3]. Face à un pouvoir centralisateur, les cultures et traditions locales se sont vues marginalisées. Addis-Abeba, sous prétexte de modernité, favorisait sa langue amharique. Ainsi, avant 1991 et l’arrivée au pouvoir du TPLF, les Tigréens n’étaient pas autorisés à utiliser leur langue dans leur système scolaire et dans leur système judiciaire.
Au cœur de la coalition gouvernementale du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien entre 1991 et 2018, le TPLF a dominé la scène politique éthiopienne durant près de trente ans. Cette emprise prend fin brutalement en 2018, lorsque Abiy Ahmed devient Premier ministre. Le nouvel homme fort du pays unifie alors la quasi-totalité de l’ancienne coalition au pouvoir en un seul parti de la prospérité. Ce revirement s’accompagne d’un retour à une politique centralisatrice et synonyme de marginalisation pour le TPLF qui bascule alors dans l’opposition.
L’annonce du TPLF après deux années de conflit : un premier pas vers la paix ?
Dans un contexte de crise économique, l’escalade des tensions a conduit à un affrontement armé de haute intensité entre le TPLF et l’armée fédérale. Après une brève accalmie au printemps suite à un accord de cessez-le-feu, les combats ont repris à la fin du mois d’ août.
Moins de trois semaines après, l’Éthiopie célébrait son passage à la nouvelle année sur fond de sécheresse et d’une hausse record de l’inflation. Dans ce contexte, le Nouvel An s’apparentait davantage à une occasion de soumettre des vœux de paix et de redressement au pays. Ainsi, à l’issue de la prière de l’Angélus, le Pape a invité les parties au conflit « à faire prévaloir la concorde fraternelle et la voie pacifique du dialogue » [1].
Le 11 septembre dernier, le gouvernement régional du Tigré y a donné un début de réponse. Dans un communiqué, il s’est dit « prêt à participer à un processus de paix robuste sous les auspices de l’Union africaine » alors qu’il s’y refusait jusque-là. Cette annonce redonne l’espoir de voir le conflit se diriger vers une issue pacifique, à ce jour encore très lointaine.
Notes :
[1] Vatican News, « Le Pape invoque la paix et la réconciliation pour le nouvel an éthiopien », 11 septembre 2022.
[2] Choane : aristocratie puissante issue d’une province historique de l’Éthiopie où se situe l’actuelle capitale du pays, Addis-Abeba.
[3] Patrick Gilkes, “The Dying Lion: Feudalism and modernisation in Ethiopia”, Julian Friedman Publishers, London, p.187.
Image : Eglises rupestres de Lalibela