Fin juillet, le film Red sea diving resort est sorti sur Netflix, site de streaming désormais bien connu. Au cœur de l’intrigue, l’histoire d’une opération secrète menée par des agents israéliens, ayant pour but d’exfiltrer des juifs éthiopiens vers Israël. Nous sommes au début des années 1980, l’Ethiopie a basculé dans une guerre civile. Pour sauver les juifs qui y vivent, les services secrets israéliens ouvrent un hôtel au Soudan, près de la mer rouge, qui leur servira de couverture. Si l’histoire de cette mission semble capable de tenir en haleine les spectateurs, le réel enjeu du souvenir de cette histoire se situe, pour certains, ailleurs.
Le 28 juillet, le journal israélien Haaretz a publié un article dont le titre donne le ton : « The real heroes of the ‘Red Sea Diving Resort’ rescue » (« Les véritables héros du sauvetage du ‘Red Sea Diving Resort’ »). Naftali Aklum, un israélien originaire d’Ethiopie, œuvrant pour une meilleure compréhension de l’histoire de sa communauté, y donne son avis sur la réelle mission de ce long-métrage. « Je ne veux pas que les gens se disent ‘Oh, le gouvernement israélien a sauvé les Juifs éthiopiens’, parce que ce n’est pas vrai. Nous sommes les vrais héros – nous, les Juifs éthiopiens, qui avons quitté nos foyers et marché jusqu’au Soudan, alors que personne ne nous avait promis que, à la fin, nous parviendrons à Jérusalem. » Lui-même a participé à ce périlleux trajet, alors âgé d’à peine un an.
Il existerait en fait un double problème à propos de l’histoire des juifs venus d’Ethiopie : eux-mêmes ne connaissent pas leur passé et leur histoire ; et la société israélienne, dans laquelle ils vivent, ne les accepte ni ne les intègre pleinement. Alors que le mois de juillet a mis en lumière la situation compliquée de cette communauté, raconter et partager l’histoire de celle-ci semble d’une importance capitale.
Les juifs d’Ethiopie : des olim particuliers
En vertu de la loi du retour, votée en 1950 par l’assemblée israélienne, tout juif est libre de venir et de s’installer en Israël. Cette loi renoue avec l’idéal qui se trouvait au fondement du sionisme, et donc de la volonté de créer un Etat juif : c’est à la fin du XIXème siècle que la pensée politique du sionisme apparaît en Europe. Theodor Herzl, le fondateur de ce mouvement, a suivi l’affaire Dreyfus en France, et a été particulièrement frappé par l’antisémitisme palpable de cette affaire. L’année suivante, en 1895, il publie Der Judenstaat, Versuch einer Modernen Lösung der Judenfrage (L’Etat juif, recherche d’une solution moderne à la question juive). On peut résumer sa thèse ainsi : la situation de la diaspora juive européenne est catastrophique, il est donc nécessaire de fonder un Etat où cette diaspora pourra trouver un refuge. Plusieurs décennies après, le sauvetage des juifs d’Ethiopie répond à cette volonté.
Toutefois, cette « loi du retour » pose certaines questions, dont la plus importante est sans doute : « Comment définir qui est juif ? ». Les critères permettant de définir qui est juif du point de vue de cette loi ont évolué au fil du temps. Dans le cas de la diaspora venue d’Ethiopie, la judaïté des immigrants a été au cœur de nombreuses discussions. Les avis divergent énormément lorsqu’il s’agit de l’appartenance ou non de cette communauté au peuple juif. « Les Falashas [nom donné aux membres de cette communauté] ne sont pas considérés comme juifs par la loi juive, puisqu’ils se sont convertis à la chrétienté au cours du XIXème et du XXème siècle – même si, dans la plupart des cas, ces conversions n’ont pas eu lieu de manière formelle. En 2002, le rabbin sépharade Ovadia Yosef a décidé qu’ils s’étaient convertis par peur et à cause des persécutions. Quelques années plus tard, un autre rabbin, Shlomo Amar, a conclu que les Falashas étaient, ‘sans aucun doute’, des juifs. Néanmoins, tout juif d’Ethiopie immigrant en Israël doit passer par un processus de conversion formelle au judaïsme, et même ceux s’étant convertis ainsi font parfois face à des persécutions religieuses au sein de l’Etat juif. » explique un article du Jerusalem Post.
Ainsi, la situation des Éthiopiens immigrés en Israël est complexe. D’autres vagues d’immigration de juifs éthiopiens ont suivi, et on estime qu’aujourd’hui, environ 135 500 israéliens d’origine éthiopienne vivent au sein de l’Etat hébreu. Leur intégration semble incomplète comparée à l’intégration d’autres immigrants. Les olim, nouveaux immigrés en Israël, se trouvent en général intégrés assez rapidement. Les juifs éthiopiens, bien que parfois immigrés depuis plusieurs décennies, connaissent eux une situation bien plus critique que celle des autres juifs israéliens. Si certaines avancées se produisent, les immigrés d’Ethiopie gagnent en moyenne moins, sont plus nombreux à vivre sous le seuil de pauvreté, etc. Ce qui conduit certains à s’interroger sur les efforts réels faits pour intégrer ces derniers. Des voix s’élèvent pour critiquer les discriminations subies par cette communauté – discriminations qui seraient peut-être moins dues à un critère religieux qu’au racisme.
Une société actuelle embourbée dans le racisme ?
En juillet 2019, la mort de Solomon Tekah, tué par un policier, a déclenché une vive protestation dans tout le pays. Âgée de dix-huit ans, la victime était originaire d’Ethiopie. Cette révolte, causée par cette perte, a donc aussi eu pour objectif de montrer à quel point le racisme était présent au quotidien dans la société israélienne. Ce n’est pas la première fois qu’une action policière a conduit à de telles réactions. En 2015, la vidéo d’un jeune soldat aux origines éthiopiennes, battu par un policier avait mené à d’importantes manifestations. Dans les deux cas, un fort sentiment d’injustice face à des traitements jugés racistes. « Les statistiques montrent que, en Israël comme aux Etats-Unis, les personnes ayant une couleur de peau noire ont plus de risques de voir leurs droits violés. Par exemple, en Israël, si vous êtes un mineur noir, vous avez quatre fois plus de chances de finir en prison qu’un semblable blanc. » a déclaré Sharon Abraham-Weiss, directrice exécutive de l’association pour les droits civils en Israël, au journal Haaretz. La mort de Solomon Tekah aurait donc été la goutte d’eau dans un vase déjà rempli d’inégalités quotidiennes.
Bien sûr, cette vision mérite d’être nuancée. Dans l’un de ses articles, le Jerusalem Post a présenté, chiffres à l’appui, certains progrès pouvant être constatés dans la situation des Éthiopiens en Israël. « Nous voyons les premiers signes de changements ; bien sûr, il y a de l’espoir. Notre situation tend à s’améliorer, par bien des aspects ; en termes du nombre d’élèves obtenant des diplômes de fin d’études, d’étudiants entrant dans l’éducation supérieure, de soldats de notre communauté entrant dans les unités d’élite de l’armée israélienne, et bien d’autres choses encore. » y déclare Michal Avera Samuel, directrice de l’ONG Fidel. Elle ajoute toutefois que des progrès considérables sont encore à faire. « Beaucoup de gens, au sein de la société israélienne, perçoivent les Israéliens éthiopiens comme noirs, violents, faibles et primitifs », déplore-t-elle. « Il faut que la société israélienne considère la communauté éthiopienne comme une part d’elle-même ; autrement, les choses ne changeront pas. »
Montrer que cette lutte concerne la totalité de l’Etat hébreu est compliqué ; au cours des manifestations, nombreux ont été ceux qui ont perdu confiance dans la représentation médiatique de la communauté. « Beaucoup d’adolescents [prenant part aux manifestations] ont refusé de parler à la presse. En premier page de l’un des journaux les plus populaires d’Israël, on peut lire le mot « Anarchie » suivi d’une photographie d’une voiture en flammes. ‘J’emmerde les médias, je vous emmerde. C’est votre faute. Ils nous tirent dessus et nous tuent à cause de la façon dont vous nous représentez’ a crié l’un des jeunes à l’intention d’un groupe de photographes présents lors de l’une des manifestations. » La mauvaise représentation de la communauté et de son combat s’ajoute à la liste de ses griefs envers la société. Dans Haaretz, un journaliste raconte ainsi : « Pendant la vague de protestation, beaucoup ont écrit dans les médias à propos de la méfiance des manifestants à leur égard, et de la façon dont ils étaient étiquetés comme « médias blancs ». La vérité c’est que beaucoup de journalistes ont véritablement mérité ce titre. » Il donne l’exemple de la mort de Yehuda Biadga (d’origine éthiopienne lui aussi), sur lequel un policier a tiré deux fois en janvier 2019. L’un de ses collègues a écrit à propos de cet événement qu’il s’agissait d’un manque de professionnalisme, et que les policiers travaillant dans des zones en tensions avaient plus de risques d’être victimes de burn-out. On comprend dès lors pourquoi les Éthiopiens d’Israël ne font pas confiance aux médias pour les représenter.
L’importance de la représentation culturelle et le défi de la fiction
La façon dont on se représente la communauté revêt donc une importance capitale pour que celle-ci puisse conquérir son égalité au sein de la société israélienne. C’est pourquoi des projets culturels peuvent aider cette communauté, à la fois en lui permettant d’avoir conscience de sa propre histoire, mais aussi de montrer aux autres juifs israéliens pourquoi elle mérite sa place en Israël. On comprend mieux pourquoi Naftali Aklum insiste sur les « vrais héros » du film proposé par Netflix. En montrant comment les juifs d’Ethiopie ont lutté pour rejoindre Israël, le film peut faire comprendre au grand public l’importance pour la société israélienne d’inclure cette communauté en son sein. L’auteur et producteur Gideon Raff a ainsi déclaré à propos de l’événement montré dans le film : « C’est un beau message. L’histoire de la diaspora juive est réellement importante à notre époque. L’idée de deux communautés, très différentes, qui s’unissent m’a beaucoup ému. Les Éthiopiens étaient aussi actifs dans leur propre sauvetage que l’était le Mossad. C’est l’histoire d’une mission folle, presque impossible, qui finalement a réussi. (…) Mon film n’est en aucun cas un documentaire, mais c’est un film inspiré par la vérité. Je me sentais responsable de bien raconter cette histoire et d’honorer cette communauté. »
D’ailleurs, certains n’hésitent pas à présenter ce film comme encore insuffisant par rapport à l’enjeu de la question de la communauté éthiopienne. Malgré les efforts de Gideon Raff, il semblerait que certains considèrent le résultat comme non représentatif la véritable histoire de celle-ci. « Le public ne voit qu’une trop petite partie d’une histoire qu’il n’a probablement jamais connue : celle d’un voyage dangereux, à pied, de villages éthiopiens jusqu’à un camp de réfugiés en Israël. Cette histoire concerne la détresse des réfugiés juifs éthiopiens, mais ceux-ci sont presque un sujet secondaire dans le film » dénonce Ben Sales dans le Times of Israel. Il déplore ainsi que seul un personnage éthiopien soit vraiment mis en valeur, et que l’histoire se concentre plus sur une histoire d’espionnage que sur la vie véritable des juifs d’Ethiopie. « Bien sûr, la vision de Chris Evans torse nu sur une plage est bien plus attrayante que des conversations anxieuses, faites la nuit et en Amharic [langue parlée par les juifs éthiopiens]. » ironise-t-il. « Mais un film à propos des juifs éthiopiens qui se focalise à peine sur les juifs en question apparaît comme une opportunité manquée. » C’est là tout le problème d’un long-métrage fictionnel, qui peut négliger certains aspects de la réalité.
On peut mettre cette représentation fictionnelle de l’histoire des immigrants éthiopiens en miroir avec l’utilisation d’une autre forme d’art : la musique. Le Times of Israël a consacré fin juillet un article aux artistes israélo-éthiopiens qui, dans leurs chansons, présentaient le combat quotidien de leur communauté. Yael Mentesnot, l’une de ces musiciennes, déclare ainsi : « Toute notre vie est un combat, nous sommes confrontés à des défis, et nous devons les surmonter, a-t-elle dit. Je veux que le public le voie. Pour comprendre ce que nous ressentons. » Un rappeur, Teddy Neguse, chante quant à lui à propos des violences policières que subit sa communauté. « Ils veulent me piéger avec les menottes aux mains/ ils me regardent avec des milliers d’yeux/ ils voient seulement ma couleur de peau alors ils me mettent de côté », dit le texte de Menotté, l’un de ses morceaux. Il s’agit ici de représenter la réalité des juifs éthiopiens telle que les concernés la vivent, sans le fard de la fiction. Être correctement représentés afin de pouvoir mieux faire entendre leurs revendications : voilà un besoin de la communauté israélo-éthiopienne auquel la culture peut, peut-être, répondre.
Image : Ethiopian Jewish religious leaders attend the unveiling ceremony for a monument on Mount Herzl in Jerusalem March 14, 2007. The monument commemorates the 4,000 Ethiopian Jews who perished on their way to Israel more than two decades ago. David Silverman. [CC BY-SA 2.0]