Le 14 mars 2018, l’Assemblée macédonienne a voté pour la seconde fois la loi sur l’égalité des langues portant reconnaissance de l’albanais comme langue officielle de la République de Macédoine [1]. Cette reconnaissance du bilinguisme dans ce petit Etat de 2,1 millions d’habitants où seul le macédonien est consacré comme langue officielle sur tout le territoire ravive les tensions interethniques entre la majorité slave et la minorité albanaise du pays.
Le Independent Balkan News Agency, un organe de presse généraliste et indépendant en langue anglaise, s’interroge sur l’avenir de ladite loi dans un article en date du 23 mars 2018. En effet, le texte divise profondément la société. Soutenue par le gouvernement du SDSM (Union sociale-démocrate de Macédoine), actuellement au pouvoir avec son allié du DIU (Union démocratique pour l’intégration, parti politique albanais), elle a été approuvée par 64 voix sur 120, sans la participation de l’opposition conservatrice du VMRO-DPMNE (Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure – Parti démocratique pour l’Unité nationale macédonienne). Symbole du climat tendu, l’ancien Premier ministre Nikola Gruevski avait cherché à empêcher le déroulement du scrutin lors d’un accrochage remarqué avec le Président albanais de l’Assemblée qui fit le tour des médias.
Un débat sur le bilinguisme symptomatique des tensions interethniques dans le pays depuis l’indépendance
Contrairement aux autres Républiques de l’ex-Yougoslavie, la Macédoine a obtenu son indépendance en 1991 sans recourir à la violence. Depuis lors, la vie politique est toutefois marquée par des tensions interethniques entre les Macédoniens et les Albanais [2]. La constitution de 1991, qui ne reconnaissait qu’un « peuple macédonien » et une « langue macédonienne », a longtemps été décriée par les minorités nationales. En janvier 2001, les affrontements entre les rebelles albanais de l’UÇK-M [3] et les forces gouvernementales, lors d’un épisode insurrectionnel sans précédent, ont illustré l’acmé de ces tensions, obligeant l’OTAN et l’Union européenne (UE) à intervenir.
De l’Accord de paix d’Ohrid à la loi portant reconnaissance du bilinguisme
L’Accord de paix d’Ohrid, signé à l’été 2001, a permis de mettre fin au conflit. L’UÇK-M a accepté le principe de désarmement sous l’égide de l’OTAN. En contrepartie, la constitution macédonienne a été révisée. Des droits ont été accordés aux Albanais : reconnaissance du plurilinguisme dans les villes où les minorités représentent au moins 20 % de la population, usage de l’albanais au Parlement, représentation proportionnelle des minorités dans la fonction publique et financement d’une université albanaise dans la ville de Tetovo (dont la population est à plus de 70 % albanaise).
Toutefois, malgré l’Accord-cadre d’Ohrid, les relations interethniques sont restées tendues entre slaves macédoniens et albanais. De surcroît, une crise politique est née dans le pays lorsque Nikola Gruevski était Premier ministre (2006-2016) après la révélation de plusieurs scandales de corruption, de malversations et d’écoutes téléphoniques de l’opposition et de journalistes. Des élections de sortie de crise ont été organisées en décembre 2016. Zoran Zaev, le leader du SDSM, arrivé second, a réussi à former une coalition avec le DUI. Au cœur de l’accord de gouvernement se trouvait la reconnaissance de l’albanais comme langue officielle et la fédéralisation du pays selon les réalités ethniques.
C’est dans ce contexte que la loi sur le bilinguisme a été adoptée à l’Assemblée pour la première fois en janvier 2018. Elle prévoit, conformément aux engagements présentés pendant la campagne, la reconnaissance de l’albanais comme langue officielle sur tout le territoire macédonien et non plus seulement dans les municipalités où les Albanais forment au moins 20% de la population. Pour ses défenseurs, le bilinguisme permettrait de mieux intégrer la minorité albanaise[4] qui représente 25 % de la population selon le recensement de 2002. Pour ses détracteurs, au contraire, cette reconnaissance serait inconstitutionnelle et remettrait en cause l’unité nationale en ouvrant la voie à la fédéralisation du pays.
Une reconnaissance du bilinguisme incertaine dans un contexte de cohabitation conflictuelle
Selon la Constitution, la Macédoine est un régime parlementaire avec un exécutif bicéphale proche, sur certains aspects, du modèle français sous la Cinquième République [5]. Le Premier ministre est élu par l’Assemblée. Il conduit la politique de la Nation et dispose de l’initiative en matière législative. Le Président de la République, quant à lui, est élu au suffrage universel direct. Il dispose d’un « domaine réservé » en matière de défense et de politique étrangère. Il a un pouvoir de nomination important (membres de la cour constitutionnelle, ambassadeurs) et promulgue les lois.
La promulgation prend la forme d’un décret que le Président peut, selon l’article 75 de la Constitution, refuser de signer une fois. Si le texte refusé par le Président est de nouveau adopté par l’Assemblée, le Président sera tenu de signer le décret de promulgation dans les sept jours (il s’agit d’une compétence liée).
En l’espèce, le Président de la République, qui avait déjà utilisé son véto une fois en janvier 2018, aurait dû, en droit, signer au plus tard le 21 mars dernier le décret de promulgation de la loi votée sept jours plus tôt. Dans les faits, George Ivanov avait paradoxalement annoncé qu’il n’honorerait pas son obligation constitutionnelle précisément pour protéger la Constitution d’une loi qu’il estime menacer l’unité du pays. Dans un contexte de cohabitation conflictuelle, ce blocage pourrait entraîner la Macédoine dans un nouvel épisode de crise institutionnelle alors que le pays s’efforce d’avancer, tant bien que mal, vers l’intégration européenne.
[1] La République de Macédoine n’est pas reconnue sur la plan international sous son nom constitutionnel mais sous le nom d’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (FYROM en anglais). Des négociations entre la Grèce et la Macédoine sont actuellement en cours pour résoudre la « question du nom ».
[2] Selon le recensement de 2002, la population de la Macédoine se compose de la façon suivante : Macédoniens – 64,2 % / Albanais – 25,1 % / Turcs – 3,7 % / Rroms – 2,7 % /Serbes – 1,8 %.
[3] L’UÇK-M est une guérilla qui milite pour la reconnaissance de nouveaux droits pour la minorité albanaise. Résurgence de l’UÇK (l’Armée de libération nationale du Kosovo), particulièrement active durant la guerre contre la Serbie en 1999, l’UÇK-M s’est formée dans la nord de la Macédoine au début des années 2000.
[4] La reconnaissance du bilinguisme a d’ores et déjà été saluée par l’Albanie et le Kosovo. Le chef de la Délégation de l’UE en Macédoine a estimé, pour sa part, que la mise en place de cette loi permettrait d’améliorer les relations entre les communautés et d’avancer dans le programme de réformes.
[5] Robert Badinter a d’ailleurs participé à la rédaction de la constitution macédonienne en 1991.
Image : Inauguration of Talat Xhaferi as Speaker of the Assembly of the Republic of Macedonia, Assemblée de la République de Macédoine, 27 avril 2017. CC BY 2.0.