Le 17 juin 2020, dans le cadre du projet « Who started all this ? – Historians against revisionism », l’association serbe Krokodil a présenté sa déclaration « Defend History ». Véritable appel à la défense de l’histoire dans les Balkans occidentaux, elle est le fruit d’une lutte continue contre les tendances révisionnistes des historiographies régionales. Face aux manipulations politiques de l’histoire dans la région, elle souhaite créer un espace de dialogue historique et interculturel contribuant à une culture de la mémoire plus inclusive. Aux côtés de nombreux historiens régionaux, des personnalités de la vie publique, politique ou culturelle se sont liées à la Déclaration.
Défendre l’histoire : un engagement nécessaire face au révisionnisme ambiant
La manipulation politique des faits historiques est chose courante dans les pays issus de l’ex-Yougoslavie. L’association Krokodil l’observe avec regret et colère. Près de 30 ans après le début des conflits dans la région, et alors que la connaissance des faits historiques n’a jamais été aussi importante, partis politiques, groupes d’intérêts, médias et même historiens fabriquent leur propre vérité.
En préambule de la Déclaration, l’association date l’origine de cette attitude révisionniste au début des guerres yougoslaves. L’utilisation politique de l’histoire a été un moyen de préparer psychologiquement à la guerre. Surtout, dans la période d’avant-guerre des années 1980, elle a permis de diviser et mobiliser des communautés sur la ligne ethnique. Les différentes communautés nationales qui composaient la Yougoslavie vont user d’une rhétorique basée sur la politisation de l’ethnicité. La conscience et le sentiment d’attachement national vont être exaltés, notamment à travers un processus de réinvention d’une version particulière de l’histoire et de la mémoire. Durant près de 10 ans, les guerres successives de Croatie (1991-1995), Bosnie-Herzégovine (1992-1995) et du Kosovo (1998-1999) enracinent ces divisions fondées sur une histoire et des mythes tronqués. Pire encore, les pays qui succèdent à la Yougoslavie fondent leur construction nationale sur ces modèles révisionnistes.
À juste titre, la Déclaration constate que le révisionnisme s’est transformé en programme politique nationaliste des nouveaux États post-guerre. Le déni est ancré dans la vie quotidienne et lié à des interprétations concurrentes du passé. À la sortie du conflit, le travail de mémoire nécessaire à la réconciliation ne s’est pas effectué à l’échelle étatique. Par la volonté des autorités, l’environnement est construit autour de la volonté d’effacer le passé pour le réinterpréter. Pour l’association Krokodil, le maintien des mythes et de la haine dans la région s’effectue de deux manières : l’auto-victimisation et les commémorations. À travers ces deux mécanismes, l’objectif est de renforcer l’homogénéisation de la nation et d’annihiler la pluralité, tout en nourrissant un désir de vengeance.
La Bosnie-Herzégovine en est un bon exemple. À Visegrad, les autorités de la ville ont eu pour projet en 2013 la destruction d’une maison, rue Pionirska, dans le but supposé de construire une route. Or, c’est dans cette maison que furent enfermés et brûlés 70 civils bosniaques en juin 1992. À Pale, c’est au nom de Radovan Karadzic, premier président de la Republika Srpska condamné pour crime de génocide, qu’a été inaugurée une résidence universitaire. À Foča ou Trnopolje, des mémoriaux en hommage aux victimes serbes ont été érigés, alors même que les deux villes ont été des lieux centraux de la politique de nettoyage ethnique des Bosniaques. Plutôt que résultats d’un travail de mémoire visant à la réconciliation, les mémoriaux sont construits de manière à renforcer l’appropriation des territoires et l’identification ethno-nationale.
Pour reprendre les mots de la Déclaration, l’histoire n’est autre qu’une plateforme qui alimente les guerres yougoslaves. Cette tendance contribue à détruire les sociétés et à les maintenir dans des divisions ethniques artificielles.
« Stop the abuse of History » : principes et actions de la Déclaration
Défendre l’histoire, c’est mettre fin aux comportements dangereux. Ces comportements, la Déclaration s’engage à les combattre. Point par point, elle s’efforce à différencier l’histoire du discours politique et érige un certain nombre de principes. À partir de ceux-ci, elle appelle un grand nombre d’acteurs impliqués dans le développement de l’histoire à modifier en urgence leurs comportements.
Tout d’abord, l’histoire est une science. Elle se base sur des faits vérifiables et non sur des opinions arbitraires. De fait, il faut la considérer dans ses différentes perspectives. Le débat doit avoir lieu entre historiens quand il s’effectue autour de données pertinentes. En aucun cas cela doit permettre de cacher ou oublier une partie des faits historiques qui ne correspondent pas aux récits politiques nationaux. C’est pourquoi il ne doit y avoir aucune sélection politique de l’histoire. Si les historiens sont appelés à la plus grande prudence et à l’application d’une méthode scientifique rigoureuse, la sphère politique doit se détacher de toute utilisation de l’histoire à des fins politiques. Les autorités compétentes (ministères de la Culture, gouvernements locaux) doivent ainsi mettre fin à l’auto-victimisation omniprésente. L’utilisation de mémoriaux, noms de rue ou statues à la gloire de chefs de guerre condamnés doit cesser.
Ensuite, l’histoire est dynamique. Elle évolue au fur et à mesure de l’accès aux données et des analyses. Néanmoins, cette nature dynamique de l’histoire ne doit être confondue avec le révisionnisme, qui manipule les faits à des fins politiques. Ainsi, l’histoire est libre. Chaque historien doit pouvoir participer au débat. Il est inacceptable que la sphère politique puisse qualifier certains historiens de « convenables et patriotes » et d’autres d’« inconvenables et traîtres ». C’est pourquoi la Déclaration en appelle aux ministères de la Recherche et des Sciences pour « encourager et soutenir financièrement des projets de recherche libres et critiques sur tous les thèmes de la recherche scientifique même ceux qui concernent des aspects sombres et controversés de l’histoire nationale ».
Enfin, l’histoire est transnationale. Elle ne peut s’élaborer au sein de frontières ethniques excluantes. C’est l’interdépendance des communautés qui permet de comprendre le passé et le présent. De fait, il est important de réformer les systèmes d’éducation, qui, à l’heure actuelle, associent l’histoire à la construction d’un groupe ethnique particulier.
Après la publication d’une « Déclaration sur la langue commune », l’association Krokodil continue de promouvoir la résolution des conflits dans les Balkans occidentaux. Avec la Déclaration « Defend History », elle s’attaque à un problème ancré dans les différentes sphères de la société. Le déni et la manipulation politique du passé est un des freins principaux à l’épanouissement inter-culturel des sociétés balkaniques.
Image: Dont_forget, Open Democracy, 5 juillet 2007, CC BY-SA 2.0