En droit français, le droit au blasphème à proprement parler n’existe pas [1]. La liberté d’expression, elle, si. Elle s’établit dans les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. La Troisième République les complète avec la loi du 21 juillet 1881 relative à la liberté de la presse, dont les limites, l’injure et la diffamation, sont rares. Cette loi de 1881 abolit le délit de blasphème [2]. Néanmoins, en juillet 1972, [3] des limites à la liberté d’expression surviennent avec la loi Pleven, du nom du ministre l’ayant portée, qui vient amender la loi de 1881. La loi – et notamment ses articles 24 et 32 – sanctionne le racisme, qui n’est dès lors plus considéré comme une opinion. L’insulte, la diffamation et l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination fondées sur la race, l’ethnie, la nation ou la religion sont interdites. L’interprétation de ce texte a donné lieu à nombre de débats autour des notions de liberté de la presse se heurtant au sentiment religieux.
Dans un rapport de décembre 2013 intitulé Blasphème : Information sacrifiée sur l’autel de la religion, Reporters Sans Frontières (RSF) a examiné l’impact des accusations de blasphème contre des journalistes du monde entier. Était notamment analysé le danger que les accusations représentent lorsqu’elles servent à restreindre la liberté d’expression. La France se place à la 32ème place dans le classement mondial 2019 de la liberté de la presse, derrière ses voisins européens, entre autres. La censure pour cause de blasphème peut être une des clés de compréhension de ce classement. RSF interroge sur le sentiment croyant : Le sentiment religieux peut-il être considéré comme un droit de l’Homme ? Si tel est le cas, prime-t-il sur ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression, et donc d’information ?
Blasphème : droit ou délit ? Un débat sans fin
Il est impossible d’aborder les limites à la liberté de la presse sans évoquer les attaques de Charlie Hebdo de 2015. Selon les mots du Président François Hollande à l’époque, [4] « attaquer la liberté d’expression, la liberté de la presse revient à attaquer la République ». Mais insulter un symbole religieux, ou attaquer une religion en général revient-il à porter atteinte aux croyants ? Le jugement relatif aux attentats de Charlie Hebdo a permis aux juges d’éclaircir cette question : il est autorisé d’insulter une religion et ses symboles, mais il est interdit d’en insulter les membres. A titre d’exemple, quand Brigitte Bardot, ancienne actrice française, écrit à propos des musulmans qu’ils « détruisent la France », elle est poursuivie par la justice. En revanche, quand l’auteur Michel Houellebecq qualifie l’Islam de « religion stupide », il est acquitté. Cette frontière entre droit et délit n’est toutefois pas toujours évidente. De nombreux jugements font en effet référence aux notions d’injure, de diffamation ou d’incitation à la haine raciale sans mentionner le blasphème en soi [5].
Cette distinction reflète une vision propre à la France, où les citoyens sont protégés, et non pas les cultes et idéologies. Ainsi, au moment du retour de la République en 1871, l’une des priorités des républicains était de mettre fin à l’hégémonie de l’Eglise catholique sur le pays. Ces tensions entre République et groupes religieux génèrent parfois discordes et divisions. L’obsession liée à la question du blasphème, à savoir ce qui en est et ce qui n’en est pas, peut en quelque sorte représenter une forme d’excès favorisant la désunion sociale. Puisque dans notre société laïcisée il n’est plus possible d’appeler à rendre illégal le blasphème, les groupes religieux se réfèrent au langage de la modernité, soit à l’offense envers les croyants [6]. La mise en concurrence de ces deux arguments – l’un religieux, l’autre laïque – mène à un débat sans fin. Les sensibilités de tous doivent-elles être à tout prix protégées au détriment de la liberté d’expression ? Ces sensibilités méritent-elles d’être érigées en droit fondamental ?
Liberté à géométrie variable ?
Aussi, le fait que des groupes, des associations, et pas seulement les individus eux-mêmes puissent invoquer le délit de blasphème pose question. La liberté d’expression, de presse, est entravée par ces groupes s’exprimant au nom de personnes et communautés qui se disent victimes de racisme. Près de 10 ans avant les attentats de 2015, Charlie Hebdo avait déjà été induit en justice par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et la Mosquée de Paris, pour ses caricatures du prophète. En parlant au nom d’une communauté entière, les groupes dont les discours écartent parfois la complexité relative à ces corps sociaux créent in fine une catégorie que l’inconscient collectif a tendance à considérer par la suite comme homogène. Ces catégorisations tendent à accentuer divisions et compétitions, tout en limitant la liberté d’expression.
Pour autant, s’évertuer à définir les contours de cette liberté d’informer ne permet en rien de l’appuyer, bien au contraire : cela accentue ses limites. Cependant, les lois fondatrices de la République, relatives aux libertés des citoyens, sont gravées dans le marbre et les abroger serait une manière de légitimer les discours et comportements haineux. Elles sont nécessaires au respect mutuel et au vivre-ensemble mais doivent d’abord et surtout protéger les individus eux-mêmes. Ce danger, le journal Charlie Hebdo en a été victime. Aujourd’hui, un exemplaire vendu sur deux sert à couvrir les coûts liés à la sécurisation des locaux du journal, et à assurer la protection de ses journalistes. Riss, caricaturiste présent lors des attentats, met alors en garde : « la liberté de la presse est en passe de devenir un luxe ». Mais la liberté véritable, l’indépendance de la pensée, ne s’achète pas : elle se conquiert, se prend, et se défend, quoi qu’il en coûte.
Notes :
[1] A la différence de ses voisins européens, le délit de blasphème n’existe pas non plus. Il est interdit en Espagne, en Pologne, en Allemagne ou encore en Grèce. L’Irlande a renforcé cette interdiction en 2010, qui s’applique pour toutes les religions. Ailleurs, il est passible de peine de mort. C’était la sentence encourue en 2014 par Asia Bibi (acquittée en 2018), jeune pakistanaise chrétienne.
[2] Cette loi suit la loi de 1880 relative à la liberté de réunion, et précède les lois de 1884 (liberté syndicale), de 1901 (liberté d’association) et de 1905 séparant l’Eglise et l’Etat. Ces lois constituent les fondations de la République.
[3] La loi Pleven émerge dans un contexte lié à une prise de conscience internationale du racisme d’une part, et de la découverte du passé collaborationniste de la France sous le régime de Vichy d’autre part.
[4] Rappelons-le, le journal satirique Charlie Hebdo a été victime le 7 janvier 2015 d’une attaque terroriste revendiquée par Daesh. 11 personnes, dont 8 membres de la rédaction, sont alors assassinées.
[5] La position française reflète assez bien la jurisprudence européenne sur ce sujet, bien que la Cour Européenne des Droits de l’Homme octroie une large marge d’appréciation aux états membres en ce qui concerne la liberté de religion et d’expression.
[6] Anastasia Colosimo, Les bûchers de la liberté. Paris: Stock. Anastasia Colosimo analyse les évolutions de la notion de blasphème dans la société française et montre comme ses nouvelles formes peuvent représenter un danger pour cette dernière.
Image : Marche hommage Charlie hebdo et aux victimes des attentats de janvier 2015, by Sébastien Amiet, Flickr CC BY 2.0