L’Église évangélique hmong en France, histoire d’une communauté émergente
Parmi les nombreux courants évangéliques émergents en France, certains groupes se démarquent par leur dénomination ethnique. C’est le cas de l’Église évangélique hmong, créée en France dans les années 1980.
Christianisme évangélique et identité culturelle hmong ne forment pas une association d’idées évidente. Le christianisme évangélique est un courant protestant multiforme qui prend ses racines aux États-Unis au début du XXe siècle, dans les milieux populaires et afro-américains, via des manifestations religieuses dites de Réveil. Par « réveil », il faut entendre le réveil d’une foi en Dieu qui serait en dormance. Les Réveils protestants, dès 1906, sont caractérisés par la multiplication des cultes (équivalent des messes), des guérisons miraculeuses de malades et le «parler en langue» ou glossolalie pendant les cultes, perçu comme un don du Saint Esprit [1]. Le Christianisme évangélique se diversifie massivement depuis les années 1960, notamment en France, principalement avec l’arrivée de groupes pentecôtistes, baptistes, ou charismatiques [2].
Le peuple hmong est un groupe ethnique originaire du sud de la Chine. L’histoire des Hmong est marquée par de nombreuses migrations au fil des époques, de la Chine vers le Sud-Est de l’Asie, surtout au Viêt-Nam et au Laos. Ces migrations ont pu être liées au contexte politique, mais aussi aux systèmes agraires des Hmong, notamment la culture sur abattis-brûlis. Au XXe siècle, les ingérences occidentales coloniales et impérialistes influent profondément sur l’histoire de ce peuple.
L’évangélisation des Hmong du Laos
Comment des Hmong, de culture religieuse animiste et dans une moindre mesure bouddhiste, ont pu découvrir le christianisme et s’y convertir [3] ? Comme c’est souvent le cas, c’est par le biais de missionnaires que le christianisme se répand en Asie du Sud-Est.
Les missions protestantes
Selon les archives de la Lao Evangelical Church (LEC), des missionnaires protestants suédois ont cherché les premiers à évangéliser les Hmong, en 1890. Des missionnaires protestants suisses sont ensuite arrivés en 1902, et c’est en 1928 qu’arrivent les premiers États-uniens de la Christian and Missionary Alliance (C&MA) [4]. Le révérend Ted Andrianoff, de la C&MA, est envoyé en mission au Laos à Xieng Khouang auprès des Hmong en 1948. Les premiers convertis le sont en 1950. La C&MA travaille avec les missionnaires suisses, et créent la LEC en 1953. Les premiers convertis, Nai Sid et Nai Koung, étaient bonzes [5]. Un autre, Boua Ya Thao, converti par Ted Andrianoff, était chaman [6]. C’est suite à ces premières conversions de religieux bouddhistes et animistes que de nombreux Hmong se convertissent aussi, dans les années 1950. La barrière de la langue reste forte, et la C&MA peine à trouver un pasteur bilingue lao-anglais. Un Institut biblique du Laos est ouvert à Xieng Khouang en janvier 1957, marquant une implantation pérenne du christianisme évangélique dans les communautés hmong du Laos.
Les missions catholiques
Pour ce qui est des catholiques, eux aussi commencent leur mission évangélique au Laos à la toute fin du XIXe siècle. Le Vicariat apostolique du Laos, (circonscription ecclésiastique) est créé le 4 mai 1899. Il englobe ce qui est aujourd’hui le nord-est de la Thaïlande et l’actuel Laos. Il semblerait, que, comme du côté protestant, la présence catholique n’impacte pas réellement le paysage religieux des laotiens, et que la mission ne porte pas les fruits espérés, ceux de la conversion, avant les années 1950.
Mais un missionnaire français se démarque par sa démarche d’anthropologue, en plus de sa fonction de prêtre. Le Père Yves Bertrais, membre de la Congrégation des Oblats, arrive en 1947 dans la région de Luang Prabhang, et passe neuf ans auprès de paysans hmong du village de Kiu Katiam, alors animistes et non alphabétisés :
« Épousant les us et coutumes des Hmong, partageant leur mode de vie, leur style d’habitat, d’habillement, leur nourriture, leurs chasses, leurs fêtes et s’initiant immédiatement à leur langue, il s’immerge totalement dans cet univers culturel et religieux sur le mode de l’observation participante, chère aux anthropologues de terrain » [7].
Son apport à la langue hmong est considérable, car il est le premier à la transcrire et à élaborer un alphabet [8]. C’est ainsi, au fil des années, qu’Yves Bertrais commence à traduire des textes chrétiens en langue hmong, et fait mettre à l’écrit, systématiquement, des textes compilant des savoirs et la riche littérature orale hmong, ainsi que la Bible et de nombreux autres textes religieux, tels que des commentaires bibliques, des manuels de catéchisme et des missels. On remarque que c’es0t précisément entre 1950 et 1955, alors qu’Yves Bertrais travaille au premier dictionnaire hmong-français, qu’ont lieu les premières conversions. Sans y voir un lien de cause à effet certain, le travail de linguistique aura facilité à Yves Bertrais le travail de conversion pour lequel il s’est initialement rendu sur place. [9]
Après la crise engendrée par la Guerre du Vietnam, les missions chrétiennes se sont restructurées et ont favorisé la croissance du christianisme chez les populations hmong restées sur place, au Laos en Thaïlande et au Viet Nam.
L’exil et la restructuration du christianisme évangélique hmong
Les raisons de l’exil
Dans un premier temps, pendant la guerre d’Indochine (1946-1954), différentes figures du peuple hmong prennent part aux conflits entre nationalistes, communistes et pro-français. En 1964, les États-Unis justifient leur intervention militaire en prétextant endiguer les velléités communistes. C’est le début officiel [10] de la Guerre du Viet Nam. Le chef hmong Vang Pao coopère avec les États-Unis en encourageant la production d’opium, massivement cultivé par les paysans laotiens hmong. L’opium sert à financer, entre autres, des armes pour l’occupant américain [11]. Cette activité agricole se développe alors que la population souffre de la faim, et les aides alimentaires des États-Unis sont réservées aux familles qui travaillent à la production d’opium et avec l’administration et l’armée américaine. À la fin de la guerre en 1975, les troupes américaines se retirent, laissant le champ libre au parti communiste indépendantiste Pathet Lao. Dès lors, les Hmong sont perçus par le régime comme des traîtres et sont persécutés. Près de de 300 000 personnes prennent le chemin de l’exil, vers les États-Unis, la France, l’Australie et d’autres pays occidentaux. Les premiers demandeurs d’asile hmong en France arrivent dans les années 1970 et obtiennent le statut de réfugiés politiques [12]. La situation des Hmong laotiens est encore actuellement très alarmante du point de vue du respect des droits humains. En effet, le gouvernement laotien perçoit toujours les Hmong comme une menace pour le pays, en raison de leurs anciennes accointances avec les États-Unis. Certains sont incarcérés et subissent des tortures en détention, au motif qu’ils seraient des espions pour les États-Unis. D’autre part, l’armée laotienne lance régulièrement des attaques contre les populations rurales hmong.
Arrivée en France
En 1975, les missionnaires sont menacés par le Pathet Lao. Yves Bertrais accompagne les réfugiés hmong dans des camps en Thaïlande. Il devient un soutien important des communautés hmong diasporiques, tant sur le plan religieux que linguistique, dirigeant continuellement des équipes pour réunir et publier les écrits hmong. Les sources manquent concernant le nombre de conversions au catholicisme ou au protestantisme, mais le processus est enfin enclenché, et il semblerait que de nombreux Hmong exilés deviennent chrétiens. La conversion a parfois lieu en France, au contact de communautés catholiques ou évangéliques hmong. C’est le cas du pasteur Olivier Lo, actuel président de l’AECM de France, interviewé par Sébastien Fath. Il explique que sa famille est arrivée en France en 1978. Ils étaient alors animistes, et ne se sont convertis au protestantisme qu’en 1988. Lui-même est devenu chrétien à l’âge de 26 ans, lors de son baptême dans « un camp de jeunes Hmong ». Il se forme ensuite à l’Institut biblique de Nogent sur Marne et à la Faculté de théologie de Vaux-sur-Seine pour devenir pasteur. Concernant la genèse des églises hmong françaises, il explique que la C&MA a continué son œuvre en France et en Guyane, pour y encadrer les réfugiés et les aider à créer leurs églises.
Premières églises
La première église hmong est déclarée comme association de loi de juillet 1901 (association culturelle) à la préfecture de l’Orne, en Normandie, le 21 octobre 1986. Cette déclaration implique que la communauté est assez importante en nombre et organisée, pour avoir le besoin de s’établir selon la législation française des cultes, et faciliter, entre autres, la location ou l’achat de locaux. Le processus de création d’une église commence bien avant cette déclaration officielle. En général, les familles commencent à se réunir dans les foyers des uns et des autres, et célèbrent le culte dans le cadre privé. C’est ce que relatent les membres de l’Eglise évangélique hmong Loire Atlantique. Pour eux, les réunions commencent de cette manière en 1986, et l’association n’est déclarée qu’en 1998, soit douze ans après. C’est le temps qu’il fallait à la communauté pour se pérenniser.
Les fédérations d’églises évangéliques hmong au sein du protestantisme
La fédération des Églises Chrétiennes Missionnaires Hmong
En 1998, les églises hmong issues de la C&MA se regroupent pour créer la Fédération des Églises Chrétiennes Missionnaires Hmong (FECMIM). L’Association est déclarée le 11 mai 2000 en préfecture de l’Essonne. La fédération est membre du Réseau Fraternel Évangélique Français (FEF). Cette association d’églises « fédère environ 20 % des Églises protestantes évangéliques françaises et constitue l’un des 4 pôles d’unions d’Églises du Conseil National des Évangéliques de France (CNEF) ». Cette première affiliation démontre de l’intégration, à ce moment-là, du groupe dans le réseau protestant français. Les archives de la FECMIM dénombrent 11 églises dans 9 départements différents, sans compter la Guyane, proposant « des cultes publics en week-end au moins trois fois par mois ».
Elle est dissoute par ses membres en 2017 pour intégrer l’Alliance des Églises Missionnaires de France (AECM), une union d’églises constituées en association de loi 1905 (associations cultuelles). Certaines églises hmong restent au sein de l’AECM, tandis que d’autres rejoignent la Fédération Romande d’Églises Évangéliques (FREE), qui a joué un rôle important dans l’accueil des réfugiés sud-est asiatiques des années 1970. D’autres restent indépendantes. En 2018, Olivier Lo compte sept églises hmong en France et trois en Guyane au sein de l’AECM. Cinq autres églises laotiennes se sont regroupées comme Union des Églises Évangéliques Lao au sein de la FREE. Une église, située à Avignon, est affiliée à la Hmong Baptist National Association, basée aux Etats-Unis. Sept autres églises sont indépendantes et non affiliées. « Il y a des familles hmong dispersées dans toute la France se réclamant du protestantisme. Il n’existe pas encore de recensement exact, mais nous pouvons évoquer entre 500 et 700 adultes fréquentant régulièrement le culte dominical en France aujourd’hui ». Les églises hmong françaises présentent donc des affiliations diverses, mais l’AECM reste la plus importante. Le phénomène croissant des églises hmong indépendantes est aussi à interroger, d’autant que c’est une tendance internationale qui concerne tous types d’églises.
Des alliances auprès d’acteurs influents
L’AECM est issue de l’Alliance World Fellowship, fondée en 1897 aux États-Unis, un groupe très tourné vers l’évangélisation, et notamment auprès de populations de culture non chrétienne. Ce groupe porte des idéaux de multiculturalité, et c’est d’ailleurs la seule union d’église française qui accueille des églises de dénomination ethnique. Ainsi, on compte, en plus des églises hmong, des églises des diasporas chinoises, cambodgiennes, vietnamiennes, kabyles et plus généralement des églises pluriculturelles ainsi que quelques églises anglophones.
L’affiliation de l’AECM au Réseau FEF et au CNEF, qui affirme représenter plus de 70 % des Églises protestantes évangéliques de France, fait de l’Église évangélique hmong un membre et un acteur des groupements protestants les mieux implantés en France. L’Église évangélique hmong, en faisant le choix de dissoudre son assemblée pour intégrer l’AECM, a gagné en représentativité et en visibilité, au sein du paysage religieux chrétien comme auprès des pouvoirs publics. Olivier Lo attribue aussi cela à « la présence continue d’étudiants Hmong dans [les] instituts de formation théologique depuis plus de 20 ans mais aussi au désir de certaines églises hmong et de certains pasteurs de travailler avec d’autres églises et pasteurs non hmong ». Il fait ici référence aux différents groupements d’églises auxquels adhèrent les Hmong.
L’Église évangélique hmong, malgré sa jeunesse relative, est bien établie et continue à se développer. On comptait onze églises en 1998, et vingt-trois en 2018. Ceci étant dit, l’Église évangélique hmong conserve certaines particularités que nous allons à présent tenter d’adresser.
Ethnicité hmong, enjeux culturels et place de l’Église
Pratique de l’animisme, tradition ou syncrétisme ?
Pour revenir à la culture traditionnelle hmong, on comprend que le caractère récent des conversions peut impliquer une subsistance de pratiques animistes pour certains chrétiens. Parmi les réfugiés hmong en France, nombreux sont animistes à leur arrivée. En Guyane, Yves Bertrais estime à 60 % le nombre d’animistes, les 40 % restants étant soit catholiques soit évangéliques [13]. Il semblerait, de plus, que le regard respectueux d’Yves Bertrais ait permis des conversions choisies, dans le respect de la culture d’origine. Ainsi, quels sont les exemples de pratiques de tradition animiste ou bouddhistes syncrétiques dans la diaspora hmong ?
Tout d’abord, la communauté célèbre les fêtes traditionnelles hmong, telles que le Nouvel an. On y fait des offrandes aux esprits et aux ancêtres pour assurer la bonne fortune pour l’année à venir. On bénit aussi du riz et des œufs pour demander la bénédiction de Dieu. Ceci atteste d’une forme de syncrétisme entre animisme et christianisme. Si certains français de culture chrétienne célèbrent Noël sans pour autant y voir une dimension religieuse ou spirituelle [14], on peut imaginer que certains Hmong chrétiens perpétuent des traditions sans adhérer à la sacralité des rites propres à ces fêtes. Les données sociologiques manquent à ce sujet. Au vu des articles de presse documentant ces manifestations, il semblerait que la mémoire et la conservation des traditions soit un élément central. Quant à mesurer le degré réel de syncrétisme des chrétiens hmong participant à ces fêtes, il faudrait enquêter auprès des concernés pour le savoir.
Aussi, l’animisme se maintient dans les rites et croyances liés à la mort et à la maladie. Des rites de guérison et des rites funéraires traditionnels sont toujours pratiqués dans certaines familles, en plus des rites chrétiens. On peut aussi citer, par exemple, les doubles funérailles hmong et catholiques d’Yves Bertrais survenues en juin 2007[15]. Cela démontre, si ce n’est l’attachement de l’intéressé à la culture hmong, le syncrétisme effectif de ces deux cultures religieuses distinctes, mais étroitement liées par leur histoire commune. Même si Yves Bertrais est catholique et que nous traitons ici de christianisme évangélique, son apport à la communauté hmong est tel, d’un point de vue linguistique et culturel, que son influence transcende les familles religieuses. Il est une figure centrale pour les Hmong de France, qu’ils soient catholiques ou protestants. La culture religieuse traditionnelle est donc toujours ancrée dans la diaspora hmong française, plus ou moins en filigrane.
L’usage de la langue hmong en perte de vitesse
L’enjeu, pour les réfugiés arrivés dans les années 1970, est aussi linguistique, car certains membres de la communauté ne parlent que très peu français. C’est pourquoi les pasteurs, dans les premiers temps, officiaient principalement en langue hmong, prières et cantiques compris, ce qui illustre le besoin de certaines communautés de se regrouper par ethnicité et origine commune. Sans culte en langue maternelle, l’accès à la religion est compromis. En plus de la langue commune, ces églises peuvent devenir des lieux de sociabilité importants pour une communauté partageant un vécu similaire d’immigrés, avec tout ce que cela implique au niveau légal, administratif, économique et social.
Pour les 2e et 3e générations de Hmong, l’usage de la langue est moins répandu, et le culte se fait alors systématiquement bilingue, avec une prévalence du français. Des personnes étrangères à la communauté assistent de plus en plus aux cultes, par affinités et aussi en raison de mariages mixtes entre Français d’origine hmong et Français ou résidents en France issus d’autres communautés. Pour les pasteurs, il est important de privilégier le français pour éviter que les jeunes de la communauté se sentent déconsidérés et cherchent une église ou l’office est en français. L’usage du hmong persiste malgré tout, en raison de la présence des personnes âgées de la communauté, plus à l’aise avec cette langue, et de celle d’immigrés d’Asie du Sud-Est arrivés récemment en France. Si l’usage du hmong est maintenu, aider à sa préservation est une autre question. Les initiatives d’apprentissage du hmong sont rares dans les églises, probablement à cause de moyens restreints et de la taille modeste des communautés. Par exemple, en 2020, l’Église évangélique hmong Loire Atlantique compte 98 personnes et 48 membres actifs. L’apprentissage du hmong reste donc l’apanage des familles. Cette mise au second plan de la langue hmong au cours des années 2000 est donc à attribuer à une évolution linguistique dans la diaspora hmong, avec le défi de bilingualité que cela implique.
Églises ethniques et implications raciales du phénomène
Nous citons une dernière fois Olivier Lo, dont l’analyse est précieuse pour comprendre le vécu des chrétiens évangéliques hmong :
« Les églises ethniques ne sont pas toujours bien vues en France et on voit souvent les asiatiques comme discrets et repliés sur eux-mêmes. Ces deux aspects font que les Hmong et les églises Hmong restent discrets. En même temps, je rappelle que les Hmong n’ont pas de pays. Ils se sentent à la fois venus d’ailleurs mais aussi citoyens et solidaires du pays où ils habitent. Nos parents se disent laotiens, la deuxième génération se dit française. Les Hmong des États-Unis se veulent américains, ceux de Thaïlande, Thaïlandais et ceux de Guyane se disent guyanais. Je pense que partout où ils sont, les Hmong s’impliquent dans leur pays tant que possible et tant qu’on leur en donne l’opportunité. Cela est vrai pour la vie dans la société comme pour la vie spirituelle [12] ».
Ces propos mettent en exergue différentes choses. Tout d’abord, il est important de comprendre que la dénomination ethnique en France, ou même la notion d’ethnicité, ne fait pas consensus et peut être sujette à des préjugés et des tensions idéologiques. Au cours des années 2010 et en ce début de décennie 2020, des critiques émergent pour questionner l’universalisme humaniste français, et sa conception des singularités et des enjeux que vivent les minorités, notamment en termes d’origine ethnique et de genre. Ainsi, en France, pays historiquement connu pour être celui des droits de l’homme, il ne faudrait pas voir, ni notifier les couleurs de peau des uns et des autres. C’est le principe de color-blindness, théorisé par le sociologue états-unien Eduardo Bonilla Silva et généralement observable dans un contexte postcolonial [17]. L’inexistence de la race biologique conduit à penser que nier toute distinction ethnique serait la posture idéale pour mettre fin aux inégalités [18]. Nommer l’ethnicité serait vue comme un écueil, une façon inquiétante de se mettre à l’écart du reste de la société. Cette position semble ignorer les vécus des personnes non blanches en France, pourtant décrits dans de nombreuses études et dans différents champs des sciences sociales [19].
Il est donc important de rappeler que c’est dans ce contexte de tensions politiques autour de la notion d’ethnicité, que se développent, malgré tout, de petites églises dites ethniques, perçues parfois, à tort, comme des entre-soi, qui, sans aller jusqu’au séparatisme, peuvent mettre mal à l’aise ceux que le dialogue autour de l’ethnicité indispose. Or, construire sa vie dans un pays très éloigné culturellement et géographiquement du sien, nécessite un cercle social fort, qui permette entraide et solidarité. Quand la création de communautés d’immigrés se renforce du besoin de vie spirituelle des individus, cela mène à l’émergence de structures qui ressemblent à ses membres.
Être d’origine asiatique en France, racisme et procès d’intention
Ensuite, Olivier Lo évoque le préjugé raciste accolé aux populations asiatiques en France, qui seraient « discret[e]s et replié[e]s sur [elles]-mêmes ». Cette idée préconçue est parfois distinguée de la discrimination en raison du fait qu’elle pourrait avantager les groupes concernés [22]. Par exemple, les asiatiques seraient aussi « meilleurs en mathématiques », ce qui pourrait être perçu comme valorisant. Or, l’idée qu’une discrimination pourrait être positive pour la personne qui la subit est peu entendable, quand on comprend la dimension essentialiste de telles affirmations. Il est cependant intéressant de relever, dans une interview qui ne traite explicitement de racisme à aucun moment, l’évocation qu’en fait l’interviewé Olivier Lo. Les églises ethniques asiatiques pourraient être source de préjugés négatifs, car d’une part, le choix de la dénomination ethnique hmong est assumé, mais en plus, le fait que ce soit un groupe asiatique peut entraîner des associations d’idées dangereuses, car la discrétion et l’entre soi présumé des asiatiques seraient malvenus voir suspects. Il est bon de rappeler que les diasporas asiatiques françaises sont victimes de discriminations racistes à différentes échelles, des agressions verbales ou physiques aux représentations galvaudées de l’entrepreneur chinois prospère mais malhonnête. On peut aussi évoquer le sursaut raciste qui a valu aux asiatiques de France beaucoup de discriminations pendant l’épidémie de Covid 19 en 2020 [23]. Le milieu évangélique français ne peut pas être totalement exempt d’un fléau tel que le racisme au sein de ses institutions, il convient donc d’être attentif à ces problématiques.
Enfin, Olivier Lo rappelle que les Hmong « n’ont pas de pays ». Ils vivent en effet originellement dans plusieurs zones de l’Asie du Sud Est, depuis leur départ de la Chine vers le XIVe siècle. Cette appartenance est ethnique et pas nationale. Il suppose que cette condition fait des Hmong des citoyens fortement impliqués dans leurs pays d’accueil. Que cette analyse soit juste ou pas, les Hmong évangéliques sont, dans le sillage de l’AECM, dans cette démarche de lisibilité, d’ouverture et de transparence, sans pour autant chercher à gommer leur histoire et leur appartenance ethnique [24].
Altérités et intersectionnalité en religion
Ainsi, dans le contexte d’essor du mouvement évangélique que l’on observe actuellement en France, la création de groupes basés sur l’identité différenciée est une conséquence logique du besoin de se retrouver entre individus partageant histoire, culture, langue et difficultés similaires, sans pour autant que ces communautés soient fermées au monde extérieur. L’universalisme propre au mouvement chrétien évangélique semble particulièrement propice à l’émergence de telles expressions. Les églises évangéliques hmong traversent aujourd’hui des défis partagés par nombres d’autres communautés d’immigrés en France. L’origine asiatique de ses membres influe sur leurs vécus, tout comme leur appartenance à la grande famille chrétienne, historiquement hégémonique en France et donc, avantagée sur certains points, notamment concernant la représentation dans les médias et en politique. Ils viennent « d’ailleurs » mais pratiquent un culte « d’ici». En somme, les chrétiens hmong représentent une altérité relative, et font avec leur héritage et leurs aspirations.
Notes
[1] BAUBEROT Jean, « Le protestantisme contemporain », dans : Jean Baubérot éd., Histoire du protestantisme. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2013, p. 96-121.
[2] FATH Sébastien, « Les protestants évangéliques français. La corde raide d’un militantisme sans frontière », Études, 2005/10 (Tome 403), p. 351-361.
[3] CHINDARSI Nusit 1976, « The religion of the Hmong Njua, Bangkok », The Siam Society, 198 p et CONDOMINAS Georges, 1968, Notes sur le bouddhisme populaire en milieu rural lao, Archives de sociologie des religions, nos 25 et 26, pp. 81-110, 111-150.
[4] BALMER Randall Herber, Encyclopedia of Evangelicalism: Revised and expanded edition, Baylor University Press, USA, 2004, p. 156
[5] Un bonze est un prêtre dans la religion bouddhiste.
[6] Le terme chaman est emprunté à la langue toungouse. Cette langue, ou plutôt cette famille de langue, est parlée en Sibérie, et plus largement en Asie du nord-est. Ce terme peut être délicat à traduire et à utiliser, en raison de son utilisation courante pour désigner des acteurs du culte de traditions très diverses. Il désigne ainsi généralement, dans certaines sociétés traditionnelles, les membres de la communauté chargés de la communication avec les esprits et de la médecine. L’herboristerie, la tenue de rites de passages et les transes sont parmi les quelques pratiques communes de ces chamans, que ce soit en Asie, en Afrique ou en Amérique. Pour nuancer, voir par exemple HAYAMON Roberte, « Le concept de chamanisme: une construction occidentale in Chamanismes. Vivre avec les esprits. De la nature originelle au monde contemporain », Religions et histoire no 5 nov.-déc., Faton, 2005
[7] CHANSON Philippe. « Le père Yves Bertrais des Oblats de Marie Immaculée (1921-2007). Une des dernières grandes figures de missionnaires-anthropologues », Histoire et missions chrétiennes, vol. 4, no. 4, 2007, pp. 183-191.
[8] « Apprenant que le pasteur Burney de la Christian Missionary Alliance commençait lui aussi à forger une écriture auprès des Hmong d’une autre province, le père lui propose une importante rencontre en 1953 avec le linguiste William Smalley et deux jeunes Hmong de Kiu Katiam réputés pour leur prononciation pure, afin de s’accorder sur une transcription unique. Ensemble, ils aboutissent à la mise au point technique et fonctionnelle du système « R.P.A. » (Romanised Popular Alphabet) s’engageant à n’en rien changer. » cf Ibid
[9] Si Yves Bertrais n’a pas perdu de vue sa mission évangélisatrice, il est intéressant de noter que certains missionnaires ont pu effectuer ce même travail d’ethnographe sans pour autant convertir les populations. C’est la cas de Jacques Dournes, missionnaire et anthropologue auprès du peuple Jarai au Viet-Nam. Voir HARDY Andrew, L’anthropologue aux pieds nus – Les hauts plateaux du Champa et du Vietnam selon Jacques Dournes, Silkworm Books, 2015, 160 p.
[10] Voir les Pentagon Papers pour mieux comprendre la temporalité de la Guerre du Viet Nam cf https://www.archives.gov/research/pentagon-papers
[11] DUCOURTIEUX Olivier, DOLIGEZ François, SACKLOKHAM Silinthone, « L’éradication de l’opium au Laos : les politiques et leurs effets sur l’économie villageoise », Revue Tiers Monde, 2008/1 (n° 193), p. 145-168 et DUBUS Arnaud, « Laos : les rebelles hmong piégés par l’histoire : Ils ont été formés par la CIA lors de la guerre du Vietnam. [archive] », sur liberation.fr, Libération, 15 juillet 2003
[12] HASSOUN Jean-Pierre, Hmong du Laos. Changement social, initiatives et adaptations, Paris, Presses Universitaires de France, « Ethnologies – Controverses », 1997, 250 p
[13] CHANSON Philippe, « 2. Parcours croisé d’un compagnon d’œuvre : René Charrier (1924-2017), ou la reconnaissance des traditions religieuses hmong », dans : , Yves Bertrais, la passion Hmong. Un des derniers missionnaires anthropologues du XXe siècle, sous la direction de CHANSON Philippe. Paris, Karthala, « Histoire des mondes chrétiens », 2021, p. 85-115.
[14] CUCHET Guillaume, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Paris, Éditions du Seuil, 2018, 283 p.
[15] CHANSON Philippe, « 2. Parcours croisé d’un compagnon d’œuvre : René Charrier (1924-2017), ou la reconnaissance des traditions religieuses hmong », dans : , Yves Bertrais, la passion Hmong. Un des derniers missionnaires anthropologues du XXe siècle, sous la direction de CHANSON Philippe. Paris, Karthala, « Histoire des mondes chrétiens », 2021, p. 85-115.
[16] FATH Sébastien, « Églises Hmong en France : évolution vers le bilinguisme » Regards Protestants, 9 janvier 2018 https://regardsprotestants.com/actualites/francophonie/eglises-hmong-en-france-evolution-vers-le-bilinguisme/
[17] BONILLA SILVA Eduardo, Racism without Racists : Colorblind Racism and the Persistence of Racial Inequality in the United States, Lanham, Rowman and Littlefield, 2003, 214 p, et SEMEDO Luísa, « « Taisez cette couleur que je ne saurais voir » : l’occultation du racisme », Sigila, 2021/1 (N° 47), p. 119-131.
[18] BRUN Solène, « Rechercher la race : les défis d’une enquête à mots couverts », Genèses, 2021/4 (n° 125), p. 77-94.
[19] FASSIN Didier, Les nouvelles frontières de la société française. La Découverte, « Poche / Sciences humaines et sociales », 2012. SIMON Patrick, MADOUI Mohamed, « Le marché du travail à l’épreuve des discriminations », Sociologies pratiques, 2011/2 (n° 23), p. 1-7. HADJ Laure, LAGADEC Gaël, LAVIGNE Gérard et al., « Vingt ans de politiques de rééquilibrage en Nouvelle-Calédonie : Démocratisation de l’école mais persistance des inégalités ethniques », Formation emploi, 2012/4 (n° 120), p. 101-125.
[20] BASTENIER Albert, « Séparatisme ou ethnicité ? Retour sur la loi française d’août 2021 », La Revue Nouvelle, 2022/2 (N° 2), p. 12-17.
[21] BESSONE Magali, « Analyser la suppression du mot « race » de la Constitution française avec la Critical Race Theory : un exercice de traduction ? », Droit et société, 2021/2 (N° 108), p. 367-382. BOURDON William, BRENGARTH Vincent, « Violences policières. Le devoir de réagir », dans : , Violences policières. Le devoir de réagir. sous la direction de BOURDON William, BRENGARTH Vincent. Paris, Gallimard, « Tracts », 2022, p. 1-48.
[22] CALVES Gwénaële, La discrimination positive. Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2024, 128 p.
[23] CHUANG Ya-Han, « Racisme « anti-asiatique », ou le dénigrement d’une minorité », Pouvoirs, 2022/2 (N° 181), p. 109-117. LIVE Yu-Sion, « Les Chinois en France à travers la presse : un aperçu sur cent ans de stéréotypes », Migrations Société, 2021/1 (N° 183), p. 29-45. ATTANE Isabelle, CHUANG Ya-Han, SANTOS Aurélie et al., « Immigrés et descendants d’immigrés chinois face à l’épidémie de Covid-19 en France : des appartenances malmenées », Critique internationale, 2021/2 (N° 91), p. 137-159.
[24] MOUA Mayhoua, « La diaspora hmong à l’ère numérique : au-delà des similitudes, au-delà des différences », Migrations Société, vol. 132, no. 6, 2010, pp. 95-108.