La Géorgie face à la renaissance postsoviétique de l’islam
Un article sur la Géorgie écrit par Amandine Dusoulier dans le cadre du dossier thématique « Trente ans après, le pluralisme dans l’espace postsoviétique »
Introduction
Encerclée par la mer Noire, la Russie, la Turquie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la Géorgie est une ancienne république socialiste soviétique dans le sud du Caucase (aussi appelé Transcaucasie) [1]. Alors que l’Union soviétique est en plein débat sur sa structure, la Géorgie déclare son indépendance le 9 avril 1991 [2]. Au lendemain de la chute de l’URSS, l’État géorgien se détache du modèle soviétique pour adopter des pratiques occidentales [3] : choix du libéralisme, accélération de l’industrialisation et de l’urbanisation, ouverture vers le monde en particulier, vers les États-Unis et l’Europe. Cette transition rapide s’accompagne d’une affirmation de l’héritage chrétien du pays [4]. Dès son arrivée au pouvoir en janvier 2004 [1], le président Mikhaïl Saakachvili adopte ainsi un nouveau drapeau sur lequel figurent les croix du roi géorgien David II. Après 70 ans d’athéisme soviétique, le christianisme orthodoxe reçoit même une mission publique avec la participation de l’Église orthodoxe de Géorgie à la définition de la nouvelle identité nationale [5].
Alors que cet attachement aux valeurs chrétiennes soutient la renaissance nationale, il en va tout autrement pour l’islam, présenté « comme un élément étranger, extérieur et souvent violent [6]». Or, il s’agit de la deuxième religion la plus pratiquée dans le pays. Selon le recensement de 2014 [7], 83,4 % des Géorgiens se réclament de l’orthodoxie géorgienne, tandis que 10,7 % d’entre eux revendiquent leur foi musulmane. Pour sa part, l’Église apostolique arménienne compte 2,9 % de fidèles. Les 3 % restants regroupent d’autres minorités religieuses comme les juifs, les catholiques, les grecs-orthodoxes, les yézidis, les baptistes, les témoins de Jéhovah, les pentecôtistes et les membres de l’Association internationale pour la conscience de Krishna.
Pour comprendre cet état de fait, il nous semble pertinent de revenir sur l’histoire de l’islam en Géorgie, ses ancrages territoriaux et les difficultés que rencontre encore aujourd’hui la communauté musulmane.
Origines de l’islam en Géorgie et enjeux contemporains
Au VIIe siècle et VIIIe siècle, la Transcaucasie fait l’objet de plusieurs conquêtes arabes. C’est notamment le cas de l’actuelle région géorgienne de Kartlie (au sud-est) en 642-643. Face à sa résistance, le commandant en chef des troupes arabes, Habib ibn Maslama, part en campagne contre cette contrée [8]. Jugeant la situation sans espoir, Stepanoz II, le prince-primat de Kartlie, dépêche son émissaire auprès de Maslama pour lui demander la paix. Celui-ci y consent mais conditionne les futures relations arabo-géorgiennes. Tout d’abord, les Géorgiens se convertissant à l’islam sont exemptés d’impôts. Chaque famille paie également une djizîa [2] d’une valeur d’un dinar. Si les Géorgiens ne peuvent pas rassembler des familles dans le but de réduire le montant de leurs impôts, les Arabes, eux, ne peuvent pas diviser des ménages pour accroître leurs recettes fiscales. Les Géorgiens doivent en outre aider les troupes arabes, qui s’engagent en retour à protéger la population de Kartlie. Mais cette promesse est de courte durée puisque les troupes arabes, sollicitées pour mener des combats internes au califat, quittent la Kartlie après deux ans ; pire, elles reviennent régulièrement pour piller la région. Bien que le peuple géorgien se soulève à plusieurs reprises, sa rébellion est un échec cuisant , avec des destructions multiples et de nombreuses pertes humaines. La répression menée par Marwan ibn Muhammad (appelé aussi Murvan Qru) en 737 compte parmi les plus brutales. À partir du VIIIe siècle, la Géorgie devient, malgré elle, un émirat arabe [9]. Ce n’est qu’en 1122 que la situation bascule avec la reprise de Tbilissi par le roi David II [3] [10]. Vu le faible taux de conversion à l’islam de la population, le roi fait de la Géorgie un État chrétien [11]. Ce retour du christianisme n’a pas d’impact sur la communauté musulmane locale qui demeure importante.
Au XVIIe siècle, un nouveau basculement s’opère lorsque les Ottomans sunnites (1300-1922) et la dynastie des Séfévides (1501-1732) [4] s’imposent dans le sud du Caucase pour plusieurs siècles [12]. À l’issue de cette double occupation, on relève l’islamisation d’un certain nombre de régions conduisant à la formation de deux grandes communautés musulmanes en Géorgie : les Adjars et les Azéris turcophones [13]. Bien que ces groupes soient tous deux de confession musulmane, ils se distinguent par plusieurs aspects qu’il nous semble utile d’analyser. Alors que les Adjars sont sunnites [14], les Azéris appartiennent, pour certains, à la branche chiite de l’islam [5] et pour d’autres, à sa branche sunnite [15]. L’origine de leur islamisation respective explique notamment ce phénomène. Arrivé au XVIe siècle en Adjarie, l’islam y est un héritage des envahisseurs ottomans. Encouragée par la conversion des élites locales souhaitant conserver leur influence économique et sociale, la population accepte sans difficulté la présence ottomane. D’après Bayram Balcı et Raoul Motika, cette acceptation est d’autant plus facile que le sultan ne s’ingère pas dans les affaires locales [16]. La relation liant les Adjars et les Ottomans est d’une telle qualité que les premiers soutiennent les seconds lors des guerres russo-turques des XVIIIe et XIXe siècles. Après que les Ottomans ont cédé l’Adjarie à l’Empire tsariste en signant le Traité de Berlin de 1878, nombre de musulmans préfèrent émigrer [17]. Pour limiter cette vague de départs, le régime tsariste leur propose de multiples avantages administratifs, fiscaux et militaires. Dans le cadre du Traité de Kars de 1921, la Turquie et l’URSS conviennent d’accorder à l’Adjarie le statut de république autonome visant à protéger ses musulmans [18]. Comme l’oblast autonome juif du Birobidjan, l’Adjarie se voit attribuer ce statut sur base de critères religieux et non ethniques. Malgré l’interdiction soviétique de la pratique publique de la religion et l’affaiblissement subséquent de l’islam dans le sud-ouest du pays, la religion musulmane résiste. À la chute de l’URSS, l’Adjarie et la Turquie décident de renouer leurs relations d’antan via, notamment, le commerce et la diaspora géorgienne[19]. Cependant, les activités économiques et religieuses turques en Géorgie suscitent progressivement certaines inquiétudes : les Géorgiens ont l’impression que les marchands turcs s’enrichissent à leur détriment grâce à l’achat de biens de consommation subventionnés à bas prix qui sont revendus ensuite en Turquie ; ils craignent également le développement du fondamentalisme islamique par suite du zèle des autorités et des missionnaires turcs.
Principalement installés à Tbilissi et dans les régions de Kvemo-Kartlie, de Kakhétie (sud-est) et de Chida Kartli (centre), les Azéris de Géorgie sont influencés, pour leur part, par les voisins azerbaïdjanais et les Iraniens [20]. Les Azéris géorgiens sont arrivés en deux temps : d’abord, au XIe siècle lorsque des tribus nomades turciques s’installent sur le territoire géorgien [21] ; ensuite, à la fin du XVIe siècle avec l’implantation locale de la Perse. Afin d’assurer pleinement son essor économique, le shah séfévide Abbas 1er (1587-1629) y déporte d’autres tribus d’Iran central et méridional ainsi que des Turkmènes Kizilbachs dans la première moitié du XVIIe siècle.
Depuis la fin de l’URSS, Tbilissi craint que les Azéris de Géorgie, désormais concentrés à la frontière de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, ne se retrouvent impliqués dans le conflit du Nagorno-Karabagh [22]. Bien que plusieurs incidents se soient produits au début des années 1990 (attentats, prises d’otage, destruction d’installations énergétiques tels les oléoducs, et sabotage de lignes ferroviaires), la stabilisation politique de la Géorgie parvient à instaurer un calme relatif dans la région de Kvemo-Kartlie. De façon générale, les Géorgiens font preuve de tolérance envers les Azéris, dont les droits culturels et religieux sont généralement respectés et appliqués, comme en atteste l’ouverture de mosquées, d’écoles azerbaïdjanophones et d’institutions culturelles diverses (musées, théâtres, centres culturels) sur le territoire géorgien. Cette entente cordiale est toujours de mise, pour autant que les Azéris respectent leur statut d’« hôte [23] », d’après la chercheuse Silvia Serrano. Entre 1989 et 1991, toutefois, les Azéris ont été victimes de menaces de licenciement et de slogans contre les minorités attribués à des alliés de l’ex-président nationaliste Zviad Gamsakhourdia (1991-1992). La pression fut si forte que certains préférèrent émigrer plutôt que de subir pareil traitement. Sur le plan spirituel, même si peu d’Azéris de Géorgie pratiquent activement l’islam, nombre d’entre eux placent religion et nationalité sur un même pied d’égalité [24]. En outre, des missionnaires iraniens soutiennent la construction d’une identité musulmane forte.
L’islam soumis à l’ambivalence tsariste et soviétique
L’arrivée de l’Empire tsariste en Transcaucasie au XIXe siècle perturbe les projets de la Perse et l’Empire ottoman. Ces derniers sont contraints de reculer face à la conquête vigoureuse menée par leur adversaire [25]. Après la guerre russo-turque de 1877-1878, les autorités impériales prennent progressivement la main sur les affaires religieuses géorgiennes. Pour ce faire, elles tentent d’obtenir la loyauté de la communauté musulmane en finançant la construction de mosquées et en ouvrant de nouvelles madrasas [6] [26]. Pour superviser ce dispositif, elles forment des centres d’étude religieuse, interdisent d’étudier dans des pays musulmans et créent une administration chargée de surveiller l’establishment islamique. En même temps, le pouvoir central soutient les missions organisées par l’Église orthodoxe de Russie dans les régions comportant un faible taux de musulmans. L’Empire adapte donc sa stratégie en fonction de la composition ethno-religieuse du territoire géorgien.
Les vingt premières années du régime bolchévique sont marquées par le lancement d’une violente campagne de répression des religions, quelles qu’elles soient, car l’athéisme est un des piliers originels de l’État soviétique [27]. L’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale pousse toutefois Staline, lui-même géorgien, à changer son fusil d’épaule. Souhaitant mobiliser les croyants contre l’Allemagne nazie, il leur fait plusieurs concessions : en 1944, il autorise ainsi les musulmans à créer à l’échelle du pays quatre Directions spirituelles (dukhovnoe upravlenie), chargées d’administrer les musulmans chiites et sunnites [28]. La Direction responsable du Caucase du Sud ouvre ses portes dans la capitale azérie, Bakou. Certains musulmans géorgiens (qualifiés de « Tatars [29] » par l’administration soviétique) ne bénéficient pourtant pas du même traitement, comme en témoigne leur déportation de la région méridionale de Meskhétie [7] en novembre 1944 [30]. D’après la spécialiste Sophie Tournon, environ 100 000 d’entre eux auraient subi ce sort. Comme les Tchétchènes, Karatchaïs, Ingouches et Balkars, ces musulmans sont transférés en Asie centrale [31]. Identifiés comme Turcs, Khemchiles [8] et Kurdes, ils représentent 90 % des déportés géorgiens et sont majoritairement turcophones. Staline aurait ainsi « purgé » cette région des musulmans autrefois alliés à la Turquie voisine lors de combats contre les chrétiens. Le pouvoir soviétique considérait en effet ces musulmans comme des traîtres potentiels du fait de leur religion et leurs liens avec Istanbul [32]. Au printemps 1957, certains peuples déportés tels les Tchétchènes sont autorisés à revenir d’exil. Ce n’est toutefois pas le cas des musulmans de Meskhétie qui ne peuvent réclamer réparation pour le préjudice subi ni retourner sur leurs terres. La donne change finalement le 31 octobre 1957, date à laquelle un décret leur accorde le droit de rejoindre la République d’Azerbaïdjan et d’en devenir les citoyens. Près de 40 000 d’entre eux ont fait le voyage.
Au début des années 1960, Nikita Khrouchtchev entreprend une nouvelle campagne antireligieuse [33]. Malgré la répression, les institutions islamiques et la pratique officieuse de l’islam survivent sous le régime soviétique. La perestroïka (littéralement « reconstruction ») du secrétaire général du Parti communiste d’URSS Mikhaïl Gorbatchev y contribue grandement, notamment avec le projet de loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses, achevé au cours du premier semestre de 1988 [34]. Après moult modifications, le Conseil aux affaires religieuses en communique une version aux organisations religieuses début 1989. Plusieurs mesures y sont envisagées : l’élargissement des droits des croyants comme celui de « répandre leurs convictions religieuses ou athées [35] », la garantie de l’accès des instances religieuses aux médias et la diffusion de la littérature religieuse. En juin 1990, la troisième et dernière version de cette loi est publiée officiellement dans la presse.
L’indépendance de la Géorgie : une renaissance pour la pratique religieuse ?
Libérées du joug de l’URSS, les sociétés post-soviétiques s’appuient largement sur la religion pour se stabiliser et définir leur nouvelle identité nationale [36]. Selon les spécialistes Bayram Balcı et Raoul Motika, « elle [la religion] peut insuffler à un individu sa raison d’être et une orientation, créer au niveau local des communautés de solidarité et, au niveau national, servir les nouvelles idéologies nationales implicites ou explicites [37] ». La chercheuse Silvia Serrano met en évidence le choix cornélien auquel font face certaines de ces sociétés : « Comment sortir de décennies « d’athéisme scientifique » en instaurant de nouveaux instruments de gestion du pluralisme respectueux de la liberté confessionnelle ? Et comment concilier la protection du libre exercice des cultes avec la demande de reconnaissance d’une Église dont les contours tendent à s’assimiler à ceux de la Nation ? [38] ».
Tout comme l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la Géorgie s’appuie sur une Constitution laïque dont l’article 16 prescrit que « chacun a la liberté de croyance, de religion et de conscience. Ces droits ne peuvent être restreints que pour assurer la sécurité publique ou pour protéger la santé ou les droits d’autrui, dans la mesure de ce qui est requis dans une société démocratique. Nul ne peut être persécuté pour raison de foi, de religion ou de conscience, ni être forcé d’exprimer ses convictions [39] ». La religion occupe toutefois une place centrale dans la société géorgienne puisque l’Église participe à l’affirmation de la souveraineté nationale depuis l’indépendance [40]. Ceci est particulièrement prégnant dans la Constitution [9] de cet État transcaucasien qui accorde un statut privilégié à l’Église orthodoxe. Son article 8 précise ainsi que « l’État reconnaît le rôle exceptionnel de l’Église orthodoxe apostolique autocéphale de Géorgie dans l’histoire de la Géorgie et son indépendance vis-à-vis de l’État. La relation entre l’État géorgien et l’Église orthodoxe apostolique autocéphale de Géorgie sera basée sur un accord constitutionnel qui sera pleinement conforme aux principes et normes universellement reconnus du droit international dans les domaines des droits de l’homme et des libertés [41] ». Grâce à ces dispositions légales, l’Église orthodoxe bénéficie de droits spécifiques – à la différence d’autres communautés religieuses – comme l’immunité juridique pour le patriarche, le rôle consultatif de l’Église auprès du gouvernement et l’exemption du service militaire pour le clergé et du paiement d’impôts [42].
Face à la complexité du paysage religieux, les autorités géorgiennes créent l’Agence nationale pour les questions religieuses en 2014 [43]. Faisant office de « médiateur impartial [44] » entre l’État et les associations religieuses, elle a pour principales missions : l’élaboration de mécanismes de réconciliation en réponse aux attaques islamophobes, l’attribution de financements à certains groupes religieux (à savoir, les communautés musulmane et juive, l’Église catholique ainsi que l’Église apostolique d’Arménie) [10] et la mise en place d’une nouvelle politique nationale relative à la religion [45]. Un rapport de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance avance que le travail de cette Agence est loin de faire l’unanimité [46], vu le manque persistant d’informations concernant son fonctionnement, ses missions, sa procédure de préparation de recommandations, sa collaboration ou non avec les minorités religieuses du pays. Selon nombre d’associations de défense des droits de l’homme et de représentants religieux, cette Agence est davantage « un mécanisme de contrôle des organisations religieuses minoritaires [47] » qu’un organisme impartial. Notons que tout comme le Bureau du Défenseur public [11], les minorités religieuses n’ont pas été consultées lors de sa création et en tiennent toujours rigueur aux autorités.
Au-delà de ces considérations, une autre problématique s’observe, en particulier depuis l’attribution de fonds d’indemnisation aux groupes susmentionnés. Comme d’autres, les musulmans font face à des discours de haine et des discriminations de façon régulière [48].
Comportements discriminatoires et diffamatoires à l’encontre des musulmans de Géorgie
Comme ailleurs, l’islamophobie est un phénomène qui se répand en Géorgie. C’est surtout le cas depuis les attentats liés à l’apparition de l’État islamique [12] [49], qui a principalement attiré de jeunes musulmans des villages tchétchènes et kistes [13] de la vallée de Pankissi (au nord-est) : fin 2014, le Département d’État américain estimait que 50 à 100 d’entre eux avaient rallié la Syrie et l’Irak [50]. Même si la Géorgie n’est pas menacée directement par ce type de terrorisme [51], d’aucuns instrumentalisent la menace islamiste pour calomnier les musulmans [52]. Par exemple, l’hebdomadaire Kviris Chronika affirme en janvier 2015 que : « [l’ancien président] a donné des passeports géorgiens à une dizaine de milliers de musulmans étrangers ; il a transformé l’Adjarie, déjà menacée de turquisation, en enclave turque. Tout le monde sait aujourd’hui que certaines de ces personnes combattent en Syrie pour l’État islamique [53] ». Comment expliquer de tels propos ? Selon la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, ils trouveraient leurs origines dans le fait que l’identité nationale géorgienne est intrinsèquement liée à l’Église orthodoxe : les minorités religieuses sont souvent perçues comme une menace pour la survie et l’unité de la société géorgienne [54]. Cette idée préconçue se manifeste d’autant plus lorsqu’il s’agit de communautés religieuses entretenant des liens étroits avec des États voisins (cf. les musulmans sunnites d’Adjarie avec la Turquie ou les chiites avec l’Azerbaïdjan) [55]. Ces relations privilégiées nuiraient, selon certains, à leur loyauté envers la Géorgie.
Les propos diffamatoires ne sont pas les seules armes utilisées. Un rapport de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance fait état de violences policières à l’encontre des musulmans [56]. Selon des témoignages, des membres de la police militaire ont proféré des menaces contre la minorité musulmane en avril 2013. Ils ont aussi arrêté des voitures près de la ville adjarienne de Kobuleti pour s’assurer que les passagers portaient une croix chrétienne et ne présentaient aucun signe d’appartenance à la communauté musulmane. Un an plus tard, alors que des musulmans de Mokhe protestaient à la suite de la destruction d’une ancienne mosquée, la police les aurait insultés et maltraités lors de leur arrestation. Certaines franges de la population géorgienne ont également intimidé et menacé des musulmans. À Nigvziani et Tsintskaro en 2012 et à Samtatskaro en 2013, des représentants officiels de l’islam et des fidèles ont été attaqués par des orthodoxes, avec le soutien d’une partie des autorités locales et du clergé orthodoxe géorgien. Ils se sont vu refuser l’accès à leurs lieux de culte. En septembre 2014, les opposants à l’ouverture d’un nouvel internat pour enfants musulmans à Kobuleti ont notamment cloué une tête de porc sur la porte de l’établissement.
L’affaire relative à la construction d’une nouvelle mosquée à Batoumi illustre la situation complexe à laquelle sont confrontés les musulmans géorgiens [57]. En 2016, ces derniers se sont activement mobilisés dans le but d’obtenir l’édification d’une nouvelle mosquée en Géorgie. Alors que leur pétition avait obtenu 12 000 signatures, le gouvernement y a accordé peu d’attention. En réaction, la communauté musulmane a décidé de financer – grâce à des fonds propres et des donations – l’achat d’une parcelle dédiée à ladite mosquée. Elle a ensuite introduit en 2017 une demande de permis de bâtir auprès des autorités de Batoumi, qui ne lui a pas été accordé. Soutenue par le Tolerance and Diversity Institute [14] et le Human Rights Education and Monitoring Center [15], la minorité musulmane a porté l’affaire devant la justice en juin 2017. Au cours des audiences, l’un des représentants de la mairie de Batoumi a justifié ce refus en affirmant qu’il y avait suffisamment de places mises à disposition des musulmans pour prier [58], mais le mufti d’Adjarie [16] a répliqué que près de 2 000 croyants étaient contraints de prier à l’extérieur par manque de places dans les mosquées. Le 30 septembre 2019, le tribunal de Batoumi a conclu que la communauté musulmane avait été victime de discriminations à caractère religieux puisque, dans le même quartier, on retrouvait sept églises orthodoxes [59], dont certaines étaient même installées sur des terrains appartenant à la municipalité, ce qui prouvait que les deux groupes religieux n’étaient pas traités sur un pied d’égalité. Le recours de la mairie de Batoumi a été vain puisqu’en confirmant le premier verdict, la Cour d’appel de Géorgie a statué en faveur de la communauté musulmane en avril 2021 [60]. Bien que la justice ne puisse contraindre la mairie à délivrer ce permis de bâtir, elle a mis au jour les discriminations que subissent les musulmans.
Conclusion
Deuxième religion du pays, l’islam connaît une histoire ancienne en Géorgie. Entre déportations, violences et répressions, la communauté musulmane a dû faire face à de nombreuses difficultés. Pourtant, ce passé ne l’a pas empêchée de croire en un nouveau départ après l’effondrement de l’URSS. Depuis le regain post-soviétique de religiosité, l’identité religieuse des musulmans géorgiens s’épanouit, notamment grâce aux financements de diverses organisations non gouvernementales ou financées par des États (le plus souvent, turc et iranien)[61].
Malgré le chemin parcouru, leur intégration dans la société géorgienne se heurte encore au discours étatique associant Église orthodoxe et nation [62]. À cela s’ajoute le départ d’islamistes géorgiens en Syrie et Irak. Ce contexte alimente les tensions interreligieuses, qui prennent parfois la forme de menaces et discriminations dirigées contre la minorité musulmane géorgienne. La chercheuse Angela Ullmann estime que la situation présente n’est pas une fatalité, et que la cohabitation pacifique est un objectif réalisable, pour autant que le gouvernement géorgien adopte une approche plus inclusive [63].
Notes
[1] Mikhaïl Saakachvili s’est hissé au pouvoir à l’issue de la Révolution des roses de 2003.
[2] Il s’agit d’un impôt que les populations non musulmanes devaient payer aux dirigeants de confession musulmane.
[3] À partir de ce moment-là, Tbilissi devient la capitale de l’État réunifié de la Géorgie chrétienne.
[4] Les deux rivaux proposent une politique religieuse différente dans le cadre de cet affrontement. Alors que les Ottomans sont partisans d’une islamisation totale dans le sud-ouest de la Géorgie et d’une non-ingérence dans les affaires religieuses dans certaines provinces occidentales, les Iraniens, eux, concentrent leurs efforts d’islamisation sur les élites de l’est de la Géorgie et non sur l’ensemble de la population qui est majoritairement chrétienne.
[5] Pour information, nombre d’Azéris de Géorgie sont sous l’influence de l’islam chiite duodécimain en raison du long passé entre leur région de Kvemo-Kartlie et l’Empire perse séfévide.
[6] Établissement islamique d’enseignement sunnite (traditionaliste).
[7] Cette région partage une frontière avec la Turquie.
[8] Ce terme désigne des Arméniens de confession musulmane.
[9] Datant de 1995, la Constitution géorgienne a subi plusieurs amendements. Sa dernière révision date de 2018.
[10] Ces groupes religieux bénéficient d’allocations financières qui constituent une réparation partielle pour les torts subis sous le joug soviétique.
[11] Institution veillant au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle est, entre autres, responsable de la protection des droits des minorités religieuses et ethniques ainsi que de leur intégration en Géorgie.
[12] Le groupe terroriste est également connu sous son acronyme arabe Daech signifiant « État islamique en Irak et au Levant ».
[13] Proches des Tchétchènes, les Kistes descendent de groupes vaïnakhs qui se sont installés en Géorgie au cours du XIXe siècle.
[14] Créé en 2013, le Tolerance and Diversity Institute est une organisation géorgienne prônant la liberté de religion, la neutralité étatique sur les questions religieuses, la lutte contre les discriminations et la protection des droits des minorités.
[15] Le Human Rights Education and Monitoring Center est une association fondée en 2012. Ses thématiques d’action vont de la défense des droits de l’homme à la protection des droits des groupes vulnérables, marginalisés et discriminés (cf. les minorités religieuses, la communauté LGBT, les victimes de violences policières, etc.) ainsi que l’oppression sociale.
[16] Interprète officiel de la loi musulmane.
Sources
[1] KING Charles, “Potemkin Democracy: Four Myths about Post-Soviet Georgia”, The National Interest, n° 64, été 2001, p. 93.
[2] Université de Laval, « Géorgie », Université de Laval, 5 septembre 2021.
[3] BOJUC Louison, « La Géorgie : un arrière-goût de soviétisme », Le Journal international, 25 mai 2018.
[4] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, « Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique », dans Bayram Balci et Raoul Motika (dir.), Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique, Istanbul, Institut français d’études anatoliennes, 2007, numéros de page non communiqués.
[5] SERRANO Silvia, « La construction d’une laïcité postsoviétique en Géorgie : Mise En Œuvre, Mise En Cause et Résistance », Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 44, janvier 2013, p. 79.
[6] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, loc.cit.
[7] Département d’État américain, Rapport intitulé « Georgia 2018: International Religious Freedom Report », 2018, p. 2.
[8] BÍRÓ Margaret B., “Marwan Ibn Muhammad’s Georgian Campaign”, Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae, vol. 29, n° 3, 1975, pp. 289-299.
[9] SANIKIDZE George et WALKER Edward W., “Islam and Islamic Practices in Georgia”, Institute of Slavic, East European, and Eurasian Studies, automne 2004, p. 3.
[10] SANIKIDZE George, “Muslim Communities of Georgia: Old Problems and New Challenges”, Islamophobia Studies Journal, vol. 4, n° 2, printemps 2018, p. 248.
[11] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, loc.cit.
[12] Ibidem.
[13] Ibidem.
[14] SANIKIDZE George, loc. cit., p. 249.
[15] SERRANO Silvia, « Les Azéris de Géorgie : Quelles perspectives d’intégration ? », Cahiers d’Etude sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 28, juin-décembre 1999, p. 232.
[16] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, loc.cit.
[17] SANIKIDZE George et WALKER Edward W., loc.cit., p. 8.
[18] POPOVAITE Inga, « Georgian Muslims are strangers in their own country », Open Democracy, 5 mars 2015.
[19] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, loc.cit.
[20] Ibidem.
[21] SERRANO Silvia, loc.cit., 1999, p. 231.
[22] Ibid., p. 233.
[23] Ibid., p. 237.
[24] SANIKIDZE George et WALKER Edward W., loc .cit., p. 25.
[25] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, loc.cit.
[26] SANIKIDZE George, loc.cit., p. 250.
[27] AKOPIAN Astrid, « L’athéisme en Union soviétique : quand le marxisme-léninisme se pare de religiosité », Institut du pluralisme religieux et de l’athéisme, 13 novembre 2017.
[28] SANIKIDZE George et WALKER Edward W., loc. cit., p. 4.
[29] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, loc.cit.
[30] TOURNON Sophie, « La déportation des musulmans de Géorgie », Sciences Po, 2 février 2010.
[31] DUSOULIER Amandine, « Revendications nationales et islamisme en Tchétchénie », Observatoire Pharos, 22 janvier 2021.
[32] TOURNON Sophie, loc. cit.
[33] HAMANT Yves, « La révision de la législation en matière religieuse lors de la perestroïka », La Revue russe, n° 38, 2012, p. 85.
[34] Ibid., p. 91.
[35] HAMANT Yves, loc.cit., p. 92.
[36] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, loc. cit.
[37] Ibidem.
[38] SERRANO Silvia, loc.cit., 2013, p. 79.
[39] République de Géorgie, Constitution de Géorgie, 1995.
[40] SERRANO Silvia, loc.cit., 2013, p. 79.
[41] République de Géorgie, Constitution de Géorgie, 1995.
[42] BALCI Bayram et MOTIKA Raoul, loc.cit.
[43] European Commission against Racism and Intolerance (ECRI), « Rapport de l’ECRI sur la Géorgie (cinquième cycle de monitoring) », Conseil de l’Europe, 1er mars 2016, p. 30.
[44] European Commission against Racism and Intolerance (ECRI), « Conclusions de l’ECRI sur la mise en œuvre des recommandations faisant l’objet d’un suivi intermédiaire adressées à la Géorgie », Conseil de l’Europe, 5 mars 2019, p. 5.
[45] European Commission against Racism and Intolerance (ECRI), loc.cit., 2016, p. 30.
[46] Ibidem.
[47] European Commission against Racism and Intolerance (ECRI), loc.cit., 2019, p. 6.
[48] European Commission against Racism and Intolerance (ECRI), loc.cit., 2016, p. 16.
[49] POPOVAITE Inga, loc.cit.
[50] ULLMANN Angela, « Les enjeux de la cohabitation en Géorgie », Politique de sécurité (Center for Security Studies ETH Zürich), n° 186, février 2016, p. 3.
[51] SANIKIDZE George, loc.cit., p. 257.
[52] European Commission against Racism and Intolerance (ECRI), loc.cit., 2016, p. 16.
[53] Ibidem.
[54] European Commission against Racism and Intolerance (ECRI), loc.cit., 2016, p. 29.
[55] Ibidem.
[56] European Commission against Racism and Intolerance (ECRI), loc.cit., 2016, pp. 19-20.
[57] Tolerance and Diversity Institute, « Muslims Have been Discriminated: Batumi City Court’s Decision on a Mosque Case », Tolerance and Diversity Institute, 30 septembre 2019.
[58] KMUZOV, Beslan, « Muftiate and Batumi Mayoralty argue about prayer rooms for Muslims », Caucasian Knot, 3 avril 2021.
[59] KMUZOV, Beslan, « In dispute over construction of mosque in Batumi, court sides with Muslims », Caucasian Knot, 14 avril 2021.
[60] KMUZOV, Beslan, « In dispute over construction of mosque in Batumi, court sides with Muslims », Caucasian Knot, 14 avril 2021.
[61] SANIKIDZE George, loc.cit., p. 253.
[62] ULLMANN Angela, loc.cit., p. 1.
[63] Ibid., p. 4.
Image : Batumi Mosque in 2014, grego142, CC BY SA – 3.0