De nombreux travailleurs indiens immigrés dans les pays du Golfe, dont une grande partie provient de l’État du Kerala dans le sud-ouest de l’Inde, sont devenus personæ non gratæ dans leur pays d’accueil dans le contexte de la crise sanitaire liée au coronavirus. Pris pour cible, accusés de propager le virus, ces travailleurs précarisés cherchent à regagner un pays d’origine lui aussi en proie à l’épidémie et qui tente tant bien que mal d’orchestrer ces retours.
Déjà fortement critiqué pour sa gestion de la crise sanitaire, avec un confinement total décidé à la hâte ayant provoqué des scènes d’exode massif et chaotique, le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi doit faire face à une nouvelle problématique depuis quelques semaines : le rapatriement des nombreux membres de la diaspora indienne installée dans les pays voisins. En tête de liste, la diaspora installée dans les pays du Golfe, où elle constitue la main d’oeuvre bon marché nécessaire au développement exponentiel de ces pétromonarchies. C’est un défi colossal pour les autorités indiennes, qui ne peuvent se permettre de fermer les yeux sur une population qui contribue largement à l’économie nationale par le biais des transferts d’argent. Au Kerala, d’où sont originaires la plupart de ces travailleurs immigrés, les envois de fonds depuis l’étranger représenteraient l’équivalent de près de 20 % du PIB de l’État.
La diaspora indienne des pays du Golfe, implantée notamment dans les Émirats Arabes Unis et au Qatar, mais aussi en Arabie Saoudite et au Koweit, constitue en effet la cheville ouvrière du développement de la péninsule arabique, bien souvent au détriment de ses droits les plus élémentaires. Plus de 8 millions de travailleurs indiens seraient ainsi expatriés dans les pays du Golfe, et la plupart d’entre eux se retrouvent aujourd’hui dans une situation de grande précarité suite à l’arrêt des économies de ces pays dans le cadre de la crise liée au coronavirus.
Les travailleurs étrangers, bouc-émissaires de la propagation du virus
Déjà fortement marginalisés sur le plan socioéconomique pour nombre d’entre eux dans leur pays d’accueil, où ils représentent entre 70 et 90 % de la population dans des pays comme le Koweit et le Qatar, les travailleurs étrangers sont devenus depuis le début de la crise sanitaire les cibles d’attaques récurrentes de la part des populations locales. L’exacerbation des tensions est symbolisée par les propos de la députée koweïtienne Safa Alhashem, appelant à « purifier le pays » par le renvoi des travailleurs illégaux, dans un contexte de hausse du nombre de cas positifs et où les autorités recensent près de 350 décès imputables au coronavirus. Les logements insalubres et sous-dimensionnés sont notamment en cause. Les travailleurs y sont cantonnés et sont rendus responsables des conditions de travail déplorables qui leur sont imposées par les employeurs.
Dans ce climat de défiance, et surtout privés de leur moyen de subsistance suite à l’arrêt des économies locales, les travailleurs indiens se tournent vers leur pays d’origine pour rentrer au plus vite. Toutefois, celui-ci n’a pas échappé non plus à la vague épidémique mondiale. Les autorités indiennes se retrouvent ainsi dans une position délicate. Elles sont mises sous pression par les travailleurs immigrés qui souhaitent rentrer et se doivent également de limiter la propagation du virus que pourrait accélérer ces vastes mouvements de population.
L’État du Kerala, le bon élève de l’Inde
Cette situation est d’autant plus délicate quand on sait que la région d’origine de ces travailleurs, le Kerala, constitue un modèle de gestion de la crise sanitaire. En effet, avec moins de 5 000 cas positifs et seulement une vingtaine de décès, l’État fait figure de très bon élève dans un pays fortement impacté par ailleurs (plus de 160 000 cas positifs dans le Maharashtra, plus de 80 000 à Delhi). L’État a appliqué rigoureusement dès les premières semaines de la pandémie les recommandations de l’OMS, instruit en cela par les précédentes crises sanitaires connues dans le passé, à l’image de l’épidémie de virus Nipah en 2018 et 2019. Des campagnes de tests massives juxtaposées à de strictes périodes d’isolement ont ainsi permis de limiter la propagation du virus dans la population.
Dans ce contexte, le rapatriement des travailleurs expatriés devient un facteur de risque non-négligeable et un véritable casse-tête pour les autorités locales. Rejetés dans leur pays d’accueil, pas forcément les bienvenus dans leur pays d’origine, le sort des membres de la diaspora kéralaise est d’autant plus compliqué qu’il fait l’objet de rivalités entre l’État fédéral, dirigé par le nationaliste hindou Narendra Modi et les autorités du Kerala, dominées par une coalition de partis de gauche. En effet, le gouvernement central, qui a déjà affrété de nombreux vols pour ramener ces populations expatriées, souhaite que l’État du Kerala accélère le retour de ses ressortissants, quand ce dernier priorise la précaution et souhaite les mesures les plus strictes pour empêcher la propagation du virus.
Le Kerala avait ainsi dans un premier temps exigé un certificat de test négatif à tous ses ressortissants pour revenir dans la région. Finalement, cette clause a été abandonnée devant l’indignation des travailleurs expatriés et de leurs familles restées au pays. Le gouvernement local a donc revu sa copie et émis de nouvelles directives, selon lesquelles les expatriés revenant des pays du Golfe doivent impérativement porter un équipement de protection individuelle pour contenir la propagation. Des mesures que le Ministère des Affaires étrangères indien s’est empressé de qualifier d’« impossibles à mettre en oeuvre ». La situation, confuse, ralentit les retours des travailleurs kéralais, coincés dans un pays d’accueil qui les rejette, et accentue leur état de grande précarité. Quel impact cela aura-t-il à l’avenir ? Si rapatriement il y a, combien d’entre eux reviendront dans les pays du Golfe, sachant que leur besoin de main d’oeuvre va encore enfler à l’approche de plusieurs grands événements internationaux, comme la Coupe du monde de football au Qatar en 2022 ?
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