Le 24 mars, le Premier ministre Narendra Modi annonçait un confinement obligatoire pour l’ensemble du pays prenant effet dès le lendemain. Cette annonce, attendue mais soudaine, a semé la confusion sans permettre une véritable préparation de la population et des acteurs économiques. Cela s’est notamment ressenti pour les travailleurs journaliers qui se sont retrouvés sans situation du jour au lendemain. Le cas de l’Inde est particulièrement inquiétant de par la grande précarité de l’emploi.
Déjà le 8 janvier dernier, près de 250 millions de travailleurs indiens descendaient dans les rues à l’occasion d’une grève massive. Cette grève intervenait dans le cadre plus large de la loi sur la citoyenneté votée en décembre 2019 et largement dénoncée comme étant antimusulmane. Concernant le travail, les grévistes demandaient une protection contre la privatisation et la précarité de l’emploi ainsi qu’une hausse du salaire moyen. L’ensemble des professions, du privé au public et du tertiaire au primaire ont été impactés.
Le marché de l’emploi et le travail journalier
Selon la Banque mondiale, la population active en Inde représente près de 520 millions de personnes soit un peu moins de la moitié de la population totale estimée à près d’1,3 milliards d’habitants. La population active se définit comme l’ensemble des personnes en âge de travailler qui sont disponibles sur le marché du travail, qu’elles aient un emploi (population active occupée) ou qu’elles soient au chômage. La grande majorité des travailleurs sont des jeunes hommes. Selon la même source, les femmes actives représentent uniquement 27% des travailleurs. La pyramide des âges indienne indique nettement la forte natalité mais celle-ci ne résulte pas en une force de travail proportionnelle puisque la mortalité infantile est également élevée. En effet, 63 enfants sur 1.000 naissances meurent avant l’âge de cinq ans. Ces chiffres classent l’Inde au 167ème rang sur 228 en matière d’Indice de développement humain.
Le travail journalier renvoie aux travailleurs « à la journée » mais aussi à ceux qui ne disposent d’aucune protection légale et peuvent donc être renvoyés du jour au lendemain. En Inde, près de 90% de la population est touché par ce travail informel ou non-organisé. Il faut noter ici que le travail informel en Inde (et en Asie du Sud plus largement) persiste. Il est particulièrement présent dans les domaines des industries manufacturières, la construction, le commerce et l’agriculture.
Dans un article d’Arnaud Kaba paru dans la revue Autrepart, le chercheur s’intéresse aux raisons de la prédominance du travail ouvrier journalier auprès de jeunes indiens issus des villes comme des villages. Il a notamment interrogé les jeunes des quartiers à dominante musulmane issus des mouvements de population de 1992. Ces déplacements liés aux pogroms anti-musulmans et émeutes interconfessionnelles résultent de la destruction de la mosquée de Babur, à Ayodhya. Le sentiment d’insécurité des musulmans les a poussés à se rassembler dans des quartiers précaires, sous menace permanente d’expulsion. Beaucoup de jeunes de ces quartiers sont touchés par le chômage ou le sous-emploi. Ils sont très peu nombreux à travailler tous les jours. Le manque d’investissement dans les structures publiques, dans la santé et l’éducation seraient donc des facteurs de persistance du travail informel. En effet, dans les quartiers défavorisés ou en campagne, la formation professionnelle et la protection sociale n’atteignent pas les communautés.
Malgré tout, le travail est souvent vu comme une vertu. C’est une manière d’éviter à l’enfant de « trainer dehors ». Les enfants n’allant pas à l’école travaillent donc très tôt, vers 14 ans, voire avant. L’école serait alors davantage un chemin pour trouver un « vrai » travail, plus stable. L’illettrisme exclut, de fait, l’emploi permanent et qualifié.
Le travail de chantier, vecteur de déplacement des populations
Le travail à la journée est visible le long des routes menant vers les villes. En effet, de nombreux « sans-emploi » s’assemblent aux carrefours et attendent des tâcherons (petits entrepreneurs) qui les emmènent vers les chantiers pour y travailler sur la journée. Le salaire est dérisoire puisqu’il tourne autour de 130 à 200 roupies par jour (1,50 à 2,40€). Ce mode de travail peut être, paradoxalement, considéré comme le plus sécurisé par les travailleurs. En effet, les recruteurs proposant plusieurs mois de travail sur des chantiers lointains sont nombreux à faire des retenues sur salaire, du chantage ou encore refusent de donner nourriture et médicaments. Travailler à la journée possède l’avantage d’obtenir son salaire directement. Cet avantage a toutefois l’inconvénient de très peu permettre d’épargner.
Si le travail journalier peut être effectué à proximité du domicile ou dans la grande ville adjacente, certains travailleurs sont contraints de se déplacer sur le territoire national. C’est notamment l’absence d’emplois dans certains États (Bihar, Uttar Pradesh) qui pousse des millions de personnes à tenter leur chance dans les grandes villes ou États du sud. Le travail est alors éprouvant pour un salaire faible et des conditions de vie très pénibles (logements insalubres et surpeuplés, absence de protection sociale, etc.). Le peu d’argent de côté est expédié aux familles restées dans leurs régions d’origine. Selon des chiffres récents, près de 30% de la population est constituée de déplacés internes. Ce terme de déplacés internes est à différencier de la définition plus usuelle de l’UNHCR qui l’attribue aux personnes forcées de quitter leurs résidence « notamment en raison d’un conflit armé, de situations de violence généralisée, de violations des droits humains ou de catastrophes naturelles ».
La vie de chantier a plutôt un effet de mixité des groupes communautaires. En effet, les règles de castes et les différences religieuses ne s’appliquent pas de façon aussi stricte que dans d’autres emplois. On parle de règles de pollution pour exprimer les « règles relatives à la conservation de la pureté propre à chaque caste qui interdisent aux individus de haute caste le contact avec les individus de caste inférieure, en particulier lors du partage du repas et de l’eau ». Ici, les groupes sont mixtes et les règles moins respectées.
Une précarité renforcée en période de pandémie du Covid-19
Le travail journalier touche donc des millions d’Indiens. La crise sanitaire actuelle se répercute nécessairement sur l’économie mondiale comme peuvent l’indiquer les chiffres des bourses mondiales, la chute du prix du pétrole ou les perspectives de croissance. Il en est de même en Inde pour l’ensemble des travailleurs. Cependant, la précarité du travail journalier impacte d’autant plus les Indiens qui ne bénéficient pas de la sécurité de l’emploi.
Des scènes d’exode massif de travailleurs urbains, contraints de retourner dans leurs villages se sont multipliées en Inde. Les déplacés internes n’ont souvent pas d’autres choix que de retourner dans leurs régions d’origine. Les bus et autres transports ont été pris d’assaut. C’est pourquoi beaucoup sont rentrés à pied, entamant parfois un périple de plusieurs jours ou semaines. Cet exode fait toutefois craindre la propagation du virus dans un pays où les installations sanitaires sont trop fragiles pour faire face à une telle pandémie.
La crainte du pire dans un système de santé largement privatisé
Le système de santé indien a démontré ses nombreuses faiblesses ces dernières années. Plusieurs scandales ont notamment fait la une des journaux démontrant l’absence d’investissement de l’État dans les structures de santé. D’après la Banque mondiale, la part de la santé dans le PIB du pays était de 3,7% en 2016 (pour 11,5% en France ou 8% en Iran). Aujourd’hui, il y aurait 0,7% de lits pour 1000 habitants dans le pays avec un système de santé largement privatisé. Près d’un tiers des maladies et opérations seraient traitées dans un hôpital ou une clinique privés. Le nombre de lits, déjà faible, est donc à relier avec cette réalité. Certains Indiens n’ont aucun accès aux soins appropriés qui ne sont disponibles qu’à condition de pouvoir se le permettre financièrement.
Au-delà même de cet exode, l’environnement social et culturel ne favorise pas la bonne mise en œuvre des gestes barrières (respects des distances de sécurité, lavage des mains, confinement, etc.) notamment dans les bidonvilles. C’est pourquoi le gouvernement a imposé un confinement particulièrement strict avec une répression forte. Ainsi, les travailleurs journaliers rentrant chez eux ont parfois été frappés avec des bâtons ou forcés à marcher à quatre pattes en guise de punition pour ne pas avoir respecté le confinement. Ces mesures visent à freiner au maximum la propagation et laisser le temps aux hôpitaux de se préparer.
Le gouvernement a annoncé un plan de secours de 20 milliards de dollars pour les travailleurs pauvres mais beaucoup ne sont pas déclarés et ne devraient toucher aucune aide. Les plus précaires n’ayant pas de filet de sécurité ou d’épargne privée, l’impact de la crise et sa répercussion au quotidien devraient être particulièrement violents.
Image : Travailleurs en Inde by Thomas Gerlach. Pixabay Libre de droit.