Le début de l’année 2020, marqué par une grève massive dans tout le sous-continent indien suite au vote de la loi sur la citoyenneté « Citizenship Amendment Act », a mis en lumière la capacité revendicatrice des femmes musulmanes qui se sont imposées comme cheffes de file de la contestation. D’ordinaire invisibilisées voire reléguées au statut de citoyennes de seconde zone, leur rôle dans l’organisation du mouvement de protestation a participé à redéfinir leur image au sein de la société indienne.
La manifestation de Shaheen Bagh contre les discriminations
Le 15 décembre dernier, deux jours après l’adoption de la loi sur la citoyenneté « Citizenship Amendment Act » (CAA), des femmes de la communauté musulmane ont organisé un sit-in dans le quartier de Shaheen Bagh, dans le sud-est de Delhi. Cette manifestation visait à protester contre l’amendement de la loi CAA, qui induit une inégalité en droit dans l’accès à la citoyenneté pour les immigrés de confession musulmane, et contre la mise en place d’un Registre National des Citoyens (NRC en anglais). Cette loi, vue comme discriminatoire et anticonstitutionnelle par une large partie de la population, a provoqué dans le pays une vague de grèves sans précédent et mené à des émeutes meurtrières entre nationalistes hindous et musulmans à New Delhi.
Le mouvement de Shaheen Bagh, qui se démarque par sa nature pacifique, a débuté suite à l’intervention violente de la police à l’Université de Jamia Milia Islamia qui a fait 125 blessés. Au cours de cette dernière, trois étudiantes ont été arrêtées et sont devenues des icônes de la protestation. La manifestation, démarrée par une poignée de femmes, a surpris par sa longévité et sa puissance puisqu’elle a été rejointe par des centaines de manifestants au point que le sit-in géant a bloqué l’accès au quartier pendant plusieurs semaines, de jours comme de nuits, et ce malgré le froid de la fin décembre à New Dehli. Le mouvement s’est tari précipitement du fait de la crise sanitaire après 101 jours de protestation, mais a inspiré de nombreuses manifestations similaires dans les villes de Bombay, Pune, Bengalore ou encore Ludhiana où les citoyens se sont montrés solidaires avec les manifestantes de la capitale.
Les femmes musulmanes brisent les stigmates
Cette manifestation a ébranlé le gouvernement central tant le symbole est fort. En effet, les femmes musulmanes représentent une catégorie particulièrement discriminée et invisibilisée dans la société indienne de par leur genre et leur appartenance à la minorité religieuse islamique victime de l’islamophobie grandissante en Inde.
Dans les représentations collectives, que l’impérialisme et le colonialisme ont largement contribué à façonner, «la femme musulmane » est présentée comme une entité uniforme et stéréotypée. Considérée passive, elle serait particulièrement pieuse, incapable de revendication, non-éduquée et nécessairement soumise par les hommes de sa communauté religieuse. Le port du voile en serait d’ailleurs la manifestation flagrante. Ainsi, les femmes musulmanes subissent un double stigmate, d’une part celui imputé à l’islam, caricaturé comme religion particulièrement misogyne qui étouffe la liberté et la parole des femmes et d’autre part, celui du sexisme qu’elles vivent en tant que femmes. Dans la société indienne, « la femme musulmane » est ainsi pensée comme une femme qui doit être rétablie par l’hindouisme, puisque naturellement asservie à la religion musulmane.
Les femmes de Shaheen Bagh parviennent à briser cette image caricaturale qu’on leur assigne en s’élevant comme les symboles de la grève anti-CAA. Toutefois, la contestation n’en est pas moins décrédibilisée par ses opposants, en premier lieu desquels certains élus du parti majoritaire, à l’instar des moqueries du chef du parti Bharatiya Janata Party (BJP) dans le Bengal-Occidental sur le mouvement de Shaheen Bagh.
En outre, la communauté musulmane est régulièrement la cible d’attaques, les femmes sont particulièrement prises à partie, voire visées par des invectives haineuses, notamment sur les réseaux sociaux. Ce cyberharcèlement, qui vise avant tout à discréditer la portée de leurs revendications, témoigne toutefois de la puissance de leurs voix qui ébranle la hiérarchie sociale indienne. Rana Ayyub, journaliste et musulmane, en a fait la difficile expérience puisqu’elle est victime depuis plusieurs années d’un harcèlement quotidien sur les réseaux sociaux visant systématiquement son appartenance à la communauté musulmane et son identité de femme.
Un mouvement historique
Le mouvement de Shaheen Bagh fut unique et même selon certains historique dans sa nature et dans la puissance du signal qu’il envoie à la société indienne et aux structures du pouvoir.
Tout d’abord, c’est une des premières fois que les femmes musulmanes s’érigent comme cheffes de file d’un mouvement global contre l’oppression et l’injustice que subit leur communauté religieuse. En effet, les femmes musulmanes ont déjà une histoire de la lutte contre les violences de genre ou encore contre la pratique de la dot ou celle de la sati qui consiste à ce que la veuve se brûle sur le bucher de son mari lorsque celui-ci décède. Elles avaient par exemple rejoint les manifestants pour protester contre les violences sexuelles suite au viol collectif d’une jeune étudiante qui avait entraîné sa mort à New Delhi en 2012. Cependant, elles se révoltaient alors contre les obstacles sociaux et les discriminations qu’elles pouvaient vivre en tant que femme. Cette fois, elles deviennent porte-parole d’un mouvement plus large contre l’oppression des minorités et notamment de la communauté musulmane.
Par ailleurs, les « femmes de Shaheen Bagh » se sont imposées comme le symbole d’un nouveau mode de contestation pacifique et fédérateur, au-delà des clivages sociaux et religieux. En effet, le mouvement initialement débuté par des femmes au foyer, issues d’un milieu social défavorisé, a ensuite été rejoint par les activistes, intellectuels, entrepreneurs, mais aussi d’autres membres de la société civile, tels que les Dalits, qui se sont reconnues dans ce mouvement et réagissent à l’oppression subie en tant que minorité.
En s’érigeant comme agents de résistance, elles gagnent aussi une nouvelle estime d’elles-mêmes en tant que femmes d’une communauté discriminée et d’un milieu social défavorisé. Elles se sont montrées citoyennes actives, capables de revendications et de lutte, et brisent ainsi l’identité et les stigmates qui leur sont imputés.
Si la manifestation a été largement traitée sous l’angle du genre, notamment dans les médias, certains y voyant un mouvement de libération des femmes du joug de leur mari, le mouvement de Shaheen Bagh semble avant tout une manifestation contre les structures de pouvoir qui oppriment les minorités religieuses et culturelles. Shaheen Bagh a ainsi marqué l’histoire comme une lutte des femmes pour la préservation du sécularisme de la Constitution, l’égalité et la démocratie mais aussi contre l’islamophobie qui ne cesse d’augmenter dans la société indienne, dont les femmes sont les premières victimes.
Image : DTM / CC0 via wikimedia