Transformation de la représentation des Dalits dans le cinéma indien
L’Inde est le plus grand producteur de films au monde. Le cinéma a contribué à la formation de l’identité culturelle de la nation indienne dès les années 1930, en occultant cependant l’histoire des populations marginalisées et l’héritage politique de B.R. Ambedkar, père de la Constitution indienne et dalit. Cet article est à retrouver dans notre dossier thématique liant pluralisme et cinéma disponible ici.
Bollywood et Dalit, ou comment reproduire les inégalités
La prééminence de la représentation des castes supérieures dans des industries majoritairement composées de ces mêmes castes a occulté les réflexions sur les violences contre les plus marginalisés, comme les Dalits hindous, les sikhs et les bouddhistes. Les élites sociales ont écrits la grande majorité des films sans avoir l’expérience des discriminations subies par les Dalits. Cela a non seulement freiné l’inclusion et la participation effective des Dalits à la mise en récit de leurs vies et expériences, mais cela a aussi favorisé des représentations stéréotypées et discriminantes qui reproduisent le système de castes.
Les Dalits exclus du système de caste sont désignés comme des « êtres humains inférieurs », « impurs » et donc « polluants » pour les autres groupes de castes. Ils sont soumis à des « pratiques d’intouchabilité » comme l’interdiction d’accès à des temples, aux services publics, à des emplois ou à la propriété foncière. Ils se voient attribuer les emplois les plus dégradants et dangereux, et nombre d’entre eux sont soumis à des travaux forcés ou à la servitude pour dettes.
Dans l’ensemble, le cinéma indien fait écho à ces réalités sociales, sans remise en question ni inclusion des personnes dalits dans sa production artistique. Le cinéma vient renforcer voire justifier ce système pour le bénéfice d’une minorité. Si le cinéma indien a produit des films avec des personnages dalits au cours de son histoire, il faut s’interroger sur les modes de représentation, et se demander si l’arrivée de nouveaux réalisateurs politiquement engagés constitue réellement une révolution, dans un contexte politique toujours hostile à l’abolition du système de castes.
Une représentation victimisée et stéréotypée des Dalits dans le cinéma indien
Dès les années 1930, les Dalits ont fait l’objet de représentations au cinéma avec les films hindi Achhut Kanya (1936), Neera (1926) et le film malayalam avec la première actrice dalit, PK Rosy, intitulé Vigathakumaran (1928). Par la suite, la représentation de cette caste a été très limitée dans toutes les industries, souvent cantonnée à des rôles secondaires, et représentée en victime du système. Entre 2013 et 2015, 300 films hindis (langue la plus communément parlée, notamment dans le Nord du pays) ont été réalisés, mais seuls 5 d’entre eux mettaient en avant des héros ou des héroïnes dalits.
Ce chiffre révèle ainsi la prédominance des hautes castes dans les personnages incarnés à l’écran mais aussi dans la production cinématographique, conséquence de la reproduction sociale dans ces industries souvent dominées par les mêmes familles, et de l’absence des politiques d’inclusion des Dalits dans le secteur du cinéma. Cependant, certains films produits dans les 1950 malgré au départ des bonnes attentions ont finalement renforcés les stéréotypes. Des artistes de hautes castes interpretaient des personnages dalits, de manière stéréotypée, c’est-à-dire en étant présentés comme inférieurs et ne devant leur survie qu’au bon vouloir des hautes .
Une société indienne marquée par une hierachie où les Dalits occupent la dernière place
Le système de caste n’a pas toujours fait consensus, certains ont mêmes voulu l’abolir. Mahatma Gandhi souhaitait une amélioration du statut des Dalits en supprimant les stigmates liés aux pratiques de l’intouchabilité sans pour autant abolir le système traditionnel des castes, alors que le Dr Ambedkar soutenait que le seul moyen d’éradiquer l’intouchabilité était l’abolition du système de castes. Il souhaitait une reconnaissance juridique distincte, similaire à celle accordée aux musulmans, aux sikhs et aux chrétiens. La vision de Gandhi prima.
Malgré l’abolition de l’intouchabilité dans la Constitution et la mise en place de politiques de discrimination positive afin de faciliter l’accès à l’éducation et aux emplois des Dalits, le manque de volonté politique et de mécanismes de suivi de ces politiques a empêché jusqu’ici la mobilité socio-économique des Dalits, très souvent réduits à des situations de pauvreté, en proie à des difficultés financières et des discriminations. Le cinéma véhicule ainsi une certaine vision des Dalits, portée notamment par l’interprétation gandhienne des castes, en opposition à la vision de leaders anti-castes (Phule, Dr Ambedkar et Periyar).
De nombreux films comportent des personnages issus de basses castes qui exercent des métiers « stéréotypés » : exploitants agricoles sans terre, travailleurs journaliers, blanchisseurs ou conducteurs de rickshaws. Loin de remettre en question cette répartition des métiers ou de les mettre ces derniers en lumière, ces films viennent représenter une réalité tacitement admise dans la société où les personnages de hautes castes détiennent le pouvoir et la puissance, et les personnages de basses castes sont dépendants de ces derniers.
L’identité dalit comme vecteur de résistance
Alors que de nombreux films – hindis notamment – réalisés depuis les années 2000 suspendent les divisions de caste au nom de la nation indienne sans pour autant les remettre en question, une nouvelle vague de cinéastes a émergé dans les années 2010 et a transformé la représentation des Dalits à l’écran, à partir d’un discours militant en faveur de l’abolition des castes, qui puise dans leurs histoires et identités personnelles. Parmi eux, nous pouvons citer : Pa. Ranjith, Mari Selvaraj, T.G Gnanavel, Vetrimaaran, Neeraj Ghaywan, Nagraj Manjule, Chaitaniya Tamhane et Jayan K. Cherian. Cette liste non exhaustive vient illustrer la profusion d’artistes ayant produit des films ces dix dernières années qui portent un regard émancipateur sur la vie des Dalits.
Les personnages ne sont plus victimes de ce système mais le dénoncent et luttent activement contre lui, conscients des inégalités sociales qu’il produit et continue d’alimenter. L’exemple du film tamoul Kaala (2018), réalisé par Pa. Ranjith, incarne cette transformation radicale de la mise en récit de la vie des Dalits. Pa. Ranjith revendique son identité dalit, et infuse sa pensée politique ambedkarite dans ses personnages. Kaala met en scène la lutte d’une communauté tamoule immigrée vivant dans le bidonville de Dharavi (Mumbai), contre l’expulsion de leurs terres par Haridev Abhyankar, un politicien véreux, soucieux d’accélérer le développement de la ville aux dépens de cette communauté. Karikaalan, chef de la communauté, se positionne en organisateur de la résistance de ces habitants.
Kaala, film symbolique d’une opposition sociale
Ce film est porteur de nombreuses symboliques, à commencer par le terme Kaala qui signifie « noir », la couleur associée au mouvement de Periyar, homme politique opposé au système de castes. Détails significatifs, on retrouve chez ce personnage des photos de leaders dalits comme Ambedkar ou Rettamalai Srinivasan : le film renverse ici le récit du Ramayana, et présente Ravana comme un héros tragique trompé par les castes supérieures. Haridev Abhyankar, toujours habillé en blanc, incarne quant à lui l’obsession de la propreté et de la pureté associée aux hautes castes. A l’inverse de Kaala, habillé en noir, et issu des quartiers populaires.
Cette symbolique se retrouve dans les méthodes de lutte des habitants, dans l’organisation de grèves et de manifestations. Une scène centrale dans le film révèle les dynamiques de pouvoir en jeu, lorsque Kaala affirme que leur terre est source de vie pour la communauté alors qu’Haridev lui rétorque que la terre est un enjeu de pouvoir. Le personnage de Kaala est ainsi une synthèse de la lutte politique et sociale des Dalits, ancrée dans une résistance perpétuelle contre la dépossession de leur identité et de leur territoire.
Pa.Ranjith réussit à transmettre ces messages en utilisant les codes du cinéma populaire, et en prêtant les traits de Kaala à la star la plus populaire du Tamil Nadu, Rajnikanth. Kaala est un exemple parmi de nombreux autres films où les personnages revendiquent non seulement leur identité dalit mais démontrent également leur résistance active afin de s’émanciper de leur condition. Cette réappropriation du récit permet également une plongée dans le quotidien et les réalités de cette caste : les films Masaan, qui se déroule autour des ghats de Bénarès, ou Court, qui met en scène le procès d’un activiste politique, en sont d’autres illustrations.
Les limites du cinéma face au défi de l’inclusion
Les industries régionales (Tamil Nadu, Maharashtra, Andhra Pradesh) propagent une autre vision des Dalits à travers une meilleure représentation des communautés marginalisées. Tandis que le cinéma hindi peine à produire des films sur ce sujet car les cinéastes, souvent issus des hautes castes, ne parviennent pas à en saisir les nuances. Ils occultent la question sous couvert de la division de classe, ou mettent en scène des protagonistes issus d’une caste supérieure qui jouent les sauveurs des communautés marginalisées.
Le cinéma hindi tend par ailleurs à faire davantage écho à la politique nationale, en favorisant des productions progouvernementales (Samraj Prithviraj, Kesari, Godse) qui maintiennent un statu quo sur la question des castes. Par ailleurs, dans ce contexte politique complexe, les films régionaux qui portent des transformations peinent également à avoir des impacts concrets dans leurs industries respectives. Peu nombreux sont les artistes dalits dans le cinéma ; les soutiens pour les artistes déjà présents sont rares car ces voix dissidentes dérangent des dynamiques claniques très fortement ancrées. Pa. Ranjith a lui-même mis en place des initiatives qui encouragent l’inclusion et la promotion des artistes dalits comme The Casteless Collective, Vaanam Arts Festival et Neelam Productions Company.
Conclusion
Ainsi, l’émergence d’un cinéma produit pour et par des artistes dalits ces dix dernières années a permis de transformer les récits sur les membres de ce groupe social dans le cinéma populaire à travers des représentations au plus proche de leurs préoccupations. L’impact de cette nouvelle tendance demande à être mesurée, à l’aune d’un contexte politique national hostile à l’abolition des castes et alors que les restructurations socioécnomiques sont en cours au sein des industries cinématographiques indiennes.