Élections irakiennes, le rôle accru des clercs chiites
Les élections irakiennes parlementaires du 10 octobre 2021 ont vu l’émergence d’une figure religieuse souverainiste comme principale force parlementaire : Moqtada al-Sadr. Les milices pro-iraniennes, grandes perdantes de cette élection, dénoncent ce qu’elles appellent des fraudes massives. L’Alliance Al-Fatah, bras politique des milices pro-Iran coalisées du Hachd-Al-Chaabi (MP) aurait perdu les deux tiers de ses 48 sièges durant une élection où seuls 40 % des électeurs se sont déplacés.
Colère sociale et réforme avant les élections irakiennes
Le Conseil des représentants, unique chambre législative irakienne en activité, possède un rôle important dans les rouages de la politiques irakienne. Il a notamment pour prérogative la nomination du président de la République. Celui-ci sélectionne à son tour un Premier ministre, véritable chef de l’exécutif, parmi la majorité parlementaire.
À l’automne 2019, une vague de protestations inédite est réprimée dans le sang par les forces de sécurité irakiennes aidées par des éléments liés aux milices pro-Iran. Dans la rue, les Irakiens défilaient contre l’étiolement des services publics, le taux de chômage élevé, la corruption de leur classe politique et l’omniprésence de l’Iran dans les affaires internes du pays. À la suite de l’appel à renouveler le gouvernement lancé par l’ayatollah Ali al-Sistani, le Premier ministre Adil Abdul-Mahdi dépose sa démission.
Après ces évènements, le Parlement décide de réformer le système de scrutin pour les élections législatives. Celui-ci passe alors d’un système de représentation proportionnelle à un vote basé sur les districts. Cette réforme vise à faciliter l’élection de candidats indépendants au Parlement. Plus important encore, le nouvel ensemble de lois voté interdit les listes uniques rassemblant plusieurs partis. Ainsi, la formation de grands groupes prééminents à l’image de la coalition des alliances Nasr et Fatah est désormais irréalisable.
Marja’ et politique
La réforme électorale, couplée à l’extrême impopularité des partis liés aux gouvernements précédents, a fortement impacté les scores parlementaires actuels. Le mouvement sadriste du grand ayatollah Moqtada al-Sadr ressort comme le premier gagnant des élections. C’est désormais la principale formation du pouvoir législatif. Les Sadristes réclament pour leur pays une plus grande autonomie vis-à-vis des parrains iranien et américain. M. al-Sadr refuse ainsi de s’entretenir avec les officiels américains, gageant sur la popularité d’une position antiaméricaine dans le pays. L’autre personnalité à l’agenda souverainiste est l’ayatollah al-Sistani. Ce dernier est un important marja’, ou figure d’émulation religieuse reconnue parmi les juristes, associé au centre religieux de Najaf.
Al-Sadr a réitéré, dans son discours de victoire, son opposition à toute interférence étrangère. Il a également averti contre le comportement prédateur des acteurs « de la résistance »; une allusion à peine voilée aux milices pro-Iran. Les méthodes brutales de ces dernières qui incluent assassinats et enlèvements leur sont aujourd’hui reprochées. Ce fut le cas en particulier lors des manifestations d’octobre 2019. À l’époque, les manifestants considéraient M. al-Sadr comme partie intégrante des classes dirigeantes liées aux milices et donc, à l’appareil répressif.
En dépit de cela, il a su capitaliser sur son image de candidat proche des couches défavorisées. Dès 2008, le clan Sadr a organisé sa mue vers un rôle d’entrepreneur social et politique depuis son état originel d’acteur insurrectionnel. Les Sadristes sont également très proches de la marja’yia (pôle d’autorité religieuse) de Najaf, formé des plus grandes autorités cléricales de la ville sainte. De telle sorte, leur engagement populiste en contexte de mécontentement social et leur ancrage institutionnel placent naturellement les deux hommes en position de force dans l’arène politique.
Tournée de ralliement
Dans les semaines ayant suivi l’élection, Moqtada al-Sadr a organisé une tournée de ralliement de personnalités majeures de la politique irakienne. L’ayatollah a notamment recherché le soutien d’hommes comme le sunnite Mohamed al-Halbousi et le Premier ministre kurde Massoud Barzani. M. al-Sadr, même s’il est désormais la principale force au Parlement, a besoin de ces ralliements afin de former un gouvernement majoritaire.
Néanmoins, s’il veut stabiliser la situation sécuritaire du pays, il aura également besoin d’obtenir la coopération de forces plus proches de l’Iran au sein du camp chiite. En effet, les milices du Hachd, craignant une marginalisation, pourraient être incitées à fomenter des troubles civils. En ce sens, l’ex-Premier ministre Nouri al-Maliki et, éventuellement, le front Fatah, constitueraient des soutiens de poids pour les Sadristes. Une période importante de négociation pourrait alors s’ouvrir afin d’atteindre cette unité d’un camp chiite divisé. Le compromis serait le meilleur gage contre une confrontation entre nationalistes et milices supplétives de l’Iran.
Insuccès des milices aux élections irakiennes
Les factions issues du Hachd refusent de reconnaître les résultats électoraux. Certains de leurs porte-paroles dénoncent même une machination orchestrée par le gouvernement du Premier ministre Mustafa al-Kazimi soutenu par les États-Unis. À la demande de l’alliance Fatah, la commission électorale a procédé à un recompte manuel des votes au début du mois de novembre. Elle n’a jusqu’à présent pas rencontré d’irrégularités. Les milices, sous la bannière du Fatah, ont organisé plusieurs manifestations et occupations de locaux. Celles-ci ont eu lieu à la fin octobre dans les rues de la capitale ainsi que dans plusieurs régions du sud de l’Irak.
En parallèle, certains responsables des brigades, dont Abou Ali al-Askari, ont appelé leurs combattants à se tenir prêts à défendre la coalition du Hachd. Des propos incendiaires dans un pays où le gouvernement ne détient plus le monopole de la violence armée. À travers les propos transparaît le sentiment d’une impuissance accrue des milices. Celles-ci émergent en effet d’une période de relative popularité consécutive à leurs succès militaires remportés sur Daesh. Dans cette conjoncture, elles avaient joui pendant près deux ans de leur statut de deuxième force au Parlement. À présent, une majorité d’Irakiens les associent davantage à la répression sévère des manifestants de 2019 et 2020 qu’à leurs exploits passés.
Un coup dur pour l’Iran
En tant que dépositaire d’un modèle de gouvernance religieuse du politique, l’Iran voisin s’oppose naturellement aux paradigmes des deux clercs irakiens. Al-Sistani a en effet toujours rejeté le credo du Velayat-e Faqih liant autorité politique et cléricale. L’État iranien cherche, par ses réseaux de séminaires religieux, à gagner en influence au sein de la marja’yia irakienne, sans cependant en obtenir le ralliement total. Pour ajouter à cette conjoncture défavorable à l’Iran, le double assassinat ciblé de Ghassem Soleimani; ancien chef des opérations extérieures des Gardiens de la Révolution sur le front de l’ouest; et de son principal collaborateur en Irak, Abu Mahdi al-Mohandis; chef de facto du Hachd, a sérieusement freiné les efforts iraniens de pénétration en Irak.
Ces disparitions ont également contribué à déstabiliser l’équilibre de pouvoir à l’intérieur du Hachd. Les éléments les plus proches de Téhéran ont alors perdu en influence à mesure qu’un affrontement interne s’intensifiait en leur sein; notamment entre le Kataeb Hezbollah et l’Asaïb Ahl al-Haq. C’est ce vide politique que tentent à présent de combler les Sadristes en puisant dans un registre nationaliste assumé.
Conclusion
La mince mobilisation des électeurs n’a cette fois-ci pas favorisé les extrêmes. Au contraire, les voix mobilisées ont plutôt servi les partisans d’un remaniement de la politique irakienne au profit d’un recentrement sur les intérêts nationaux stricto sensu. Cependant, le faible taux de participation pourrait possiblement amener une partie de l’opinion irakienne à contester l’orientation politique du futur gouvernement. Dans un tel cas de figure, les grands clercs irakiens parviendraient difficilement à contenir les milices souhaitant réinvestir la scène politique. Le principal espoir de la société civile irakienne toutes confessions confondues réside donc dans la capacité de M. al-Sadr à rassembler le maximum d’acteurs au sein d’une coalition puissante à même de l’écarter d’un conflit civil.
Image : Moqtada al-Sadr (à gauche) en 2012 – © مالهوترا [CC BY-SA 3.0], from Wikimedia Commons