Femmes, Kurdes, liberté : la dimension ethnique des manifestations en Iran
Que révèlent les manifestations qui secouent l’Iran sur l’intégration de sa population kurde ?
Depuis le décès de Jina Mahsa Amini, jeune Iranienne originaire de la province occidentale du Kurdistan, la répression contre la population kurde s’accentue. Cependant, la répression n’est pas seulement concentrée sur la population iranienne kurde. Elle dépasse les frontières, notamment à travers des attaques aériennes répétées contre le Kurdistan irakien à partir du 24 septembre 2022. Ainsi, beaucoup de spécialistes considèrent que les soulèvements ont été un prétexte idéal pour l’Iran pour des attaques contre les partis kurdes situés en Irak, ainsi que les indépendantistes kurdes iraniens installés de l’autre côté de la frontière.
L’effacement des différences ethniques au profit de l’unité nationale
Le 24 novembre, des manifestants sur l’avenue Vali Asr de Téhéran prononçaient le slogan « Du Kurdistan à Téhéran, je me sacrifierai pour l’Iran », montrant ainsi leur soutien aux populations du Kurdistan iranien, fortement réprimées par les autorités iraniennes.
Le professeur Peyman Jafari, spécialiste de l’histoire des mouvements de manifestations en Iran, explique que les fractures et les différences ethniques et religieuses ont continuellement été exploitées par les autorités. Cela même pendant les manifestations puisque le gouvernement iranien explique qu’elles sont une opposition à l’islam. Le gouvernement présente aussi les manifestants comme des séparatistes, particulièrement s’agissant de manifestants dans le Kurdistan ou le Balouchistan. Il ajoute que les manifestants de minorités ethniques se sont présentés comme « unis dans ces luttes en tant qu’Iraniens ». 1
Le gouvernement iranien a marginalisé les minorités ethniques durant toute la période moderne, et d’autant plus sous la République islamique. Ainsi, l’attachement à une identité commune est un moyen pour le gouvernement de solidifier son assise, à travers une unité nationale. La crainte pour le gouvernement serait donc que ces minorités ethniques nuisent à la cohésion, à travers l’utilisation de coutumes et modes de vie différents, voire même de volontés indépendantistes comme au Kurdistan. C’est ainsi que les manifestations de 2019 et 2020, ainsi que les mouvements de contestation ouvriers, prennent plus facilement dans les provinces éloignées du gouvernement central, et composées majoritairement de minorités.
La répression interne de la minorité kurde
Dès l’annonce du décès de Jina Mahsa Amini, des partis politiques kurdes ont appelé à la grève générale le 19 septembre. Après cet appel, et la diffusion des manifestations dans le Kurdistan iranien – Rojhelat –, les opposants ont fait face à une répression violente des forces armées locales. Cette répression est d’autant plus violente que gouvernement considère le Kurdistan iranien comme une menace pour la stabilité nationale.
Pour rappel, les Kurdes iraniens sont 12 millions, ce qui représente 10 % de la population iranienne. Ce territoire s’étend sur les provinces d’Azerbaïdjan occidental, du Kurdistan, du Kermanshah et d’Ilam. Ces provinces, éloignées de Téhéran par la distance et la rivalité politique, bénéficient de peu d’investissements, ce qui génère d’autant plus de ressentiment de la part de ses habitants. Un grand nombre d’opposants politiques kurdes iraniens sont partis s’unir de l’autre côté de la frontière, dans la province autonome du Kurdistan irakien.
De manière systématique, les dirigeants kurdes ont été éliminés par les autorités iraniennes, et ce même avant l’instauration de la République islamique. C’est le cas notamment de Abdolrahman Ghassemlou – dirigeant du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) – assassiné par un agent du ministère du Renseignement iranien (VEVAK) en 1988 ou de Sadegh Sharafkandi – secrétaire général du PDKI – assassiné à Berlin en 1992.
Des frappes sur les bases d’indépendantistes installés au Kurdistan irakien
Le 24 septembre, à la suite des mouvements lancés dans le Kurdistan iranien, les autorités iraniennes ont lancé des attaques contre les indépendantistes kurdes installés dans le Kurdistan irakien. Cette attaque – menée par des drones et des missiles – a fait 13 morts et 58 blessés. L’agence « semi-officielle » iranienne de presse Tasnim a évoqué une intervention externe dans les manifestations, déclarant que « l’ennemi cherche toujours un prétexte pour déstabiliser cette région et tout le pays » et qu’ils auraient utilisé la mort de Jina Mahsa Amini comme argument pour lancer cette vague de manifestations. Le Corps des Gardiens de la Révolution a annoncé le 30 septembre que « Les opérations au Kurdistan irakien se poursuivront jusqu’au désarmement de tous les terroristes ».
Des accusations d’ingérences extérieures des « ennemis » de l’Iran
De la part des États-Unis et de l’Iran
Le 3 octobre 2022, le Guide suprême Ali Khameini s’est exprimé au sujet des manifestations qui secouent quotidiennement le pays. Il a considéré que ces évènements étaient « planifiés par l’Amérique, le régime sioniste et leurs acolytes ».
Le Guide suprême a également dit que ces ingérences extérieures et ennemies nuisaient aux progrès de l’Iran « dans tous les secteurs »2. Il explique ainsi que « les ennemis », Etats-Unis et Israël ne veulent pas « que de tels progrès se produisent dans le pays, et ont comploté pour fermer les universités, créer l’insécurité dans les rues, et engager les fonctionnaires de l’État (…) dans les flancs nord-ouest et sud-est du pays afin d’arrêter la croissance ». Khameini a également dit que des « injustices avaient été faites contre les forces de l’ordre du pays, des Bassidji et de la nation iranienne », insistant ainsi sur les ingérences extérieures et l’atteinte à la souveraineté et au pouvoir judiciaire du pays.
Le 12 octobre, Ali Khameini a également déclaré que : « Les actions de l’ennemi, telles que la propagande, les tentatives d’influencer les esprits, de créer de l’excitation, d’encourager et même d’enseigner la fabrication de matériaux incendiaires, sont maintenant complètement claires ».
Le 24 octobre, le porte-parole iranien des Affaires étrangères s’est exprimé sur Twitter en réponse à des propos du président américain, jugés interventionnistes. Il a dénoncé l’interventionnisme perpétuel des États-Unis dans les affaires internes en Iran. Il a également trouvé ironique que les États-Unis s’alarment sur la situation des femmes, tandis que les sanctions affaiblissent la population.
De la part des Kurdes
Mi-novembre, le ministre iranien des Affaires étrangères a rappelé les « excellentes relations » entretenues avec le gouvernement central irakien, tout en le tenant « responsable de l’élimination des mesures terroristes », provenant de la région du Kurdistan irakien. Poursuivant cette rhétorique, le commandant des forces terrestres du Corps des gardiens de la révolution islamique, a annoncé la poursuite des attaques contre les bases kurdes en Irak, et particulièrement contre celles du Parti de la liberté du Kurdistan (PAK) « en raison du soutien du groupe terroriste aux dernières émeutes meurtrières dans le nord-ouest de l’Iran ». Avec cette annonce, il demandait aux Kurdes irakiens vivant à proximité de ces bases de s’abriter pour ne pas être atteints par les frappes iraniennes.
Il y a ainsi une double « diminution » des capacités des Iraniens. Ainsi, en accusant les ingérences extérieures, le gouvernement iranien nie toute capacité de son peuple à se soulever lui-même. Au départ, la presse internationale ne comprend pas l’ampleur du phénomène, limitant les manifestations à un simple rejet du voile. Pourtant, cette révolte en dit beaucoup sur la capacité des Iraniens de toutes classes à s’organiser contre le pouvoir même si les révolutions précédentes ont fait l’objet d’interférences étrangères (Révolution constitutionnelle de 1906, intervention des Britanniques et des Russes ; ouverture démocratique des années 1940 interrompue par le Coup d’Etat anglo-américain contre le Premier ministre Mossadegh).
La violence inouïe de la répression au Kurdistan
Comme dans tout le pays, la répression par les autorités est intense. La région du Kurdistan fait même face à des menaces plus fortes, notamment dans l’utilisation de mitrailleuses contre les manifestants. Cette utilisation de moyens plus violents fait écho au traitement des mouvements émanant de la région. La province du Kurdistan totalise 48 morts, selon Iran Human Rights, tandis que la province la plus touchée par la répression serait le Sistan-Balouchistan, avec 126 morts.
Le 24 novembre, les autorités iraniennes arrêtent le footballer Voria Ghafuri, originaire de la province du Kurdistan iranien, pour son soutien aux manifestations. Il s’est notamment prononcé pour l’effacement des dissensions ethniques en faveur de l’unité du pays face à la répression des autorités. Selon ces dernières, il aurait « insulté et sali la réputation de l’équipe nationale » et se serait « livré à de la propagande ». C’est ainsi son opposition à la répression du régime et à son appel à « la fin des massacres de Kurdes par les forces de sécurité ces dernières semaines », qui ont causé son arrestation.
Capture d’écran – Tweet du compte de @voriaghafuri, 21 novembre 2022
Traitement médiatique de la question kurde face aux manifestations
Depuis le début des manifestations, les articles de la presse officielle et semi-officielle sur les interventions des Gardiens de la Révolution au Kurdistan se sont multipliés. Très régulièrement, des articles de Tasnim évoquent les actions terroristes et les menaces du GRK (Gouvernement régional du Kurdistan), soulignant l’action des Corps des Gardiens de la Révolution (IRGC). Ces articles soulignent les frappes contre des « positions des terroristes » voire des « groupes terroristes anti-Iran » au Kurdistan irakien, utilisant des drones avec une « précision absolue ». Selon le même article, les Kurdes ont « intensifié leurs activités pour fomenter des émeutes dans les villes kurdes de l’autre côté de la frontière iranienne et ont profité des manifestations dans le pays pour semer le chaos et mener des attaques armées ».
Le journal Pars Today, directement sous contrôle du Guide suprême, et très accessible dans le monde grâce à sa traduction en plus de trente langues, fait également l’apologie des frappes menées par le Corps des gardiens de la révolution islamique au Kurdistan irakien. Un article explique notamment la traque opérée par ces derniers depuis le 24 septembre, « contre les positions des terroristes, qui se terrent au Kurdistan irakien et cherchent à provoquer des émeutes et des troubles dans les villes frontalières occidentales de l’Iran ».
Le traitement médiatique de la question suit donc évidemment la rhétorique du gouvernement, sur des ingérences externes. Ce qui est dommageable dans ces accusations, c’est qu’elles méprisent les capacités des Iraniens à avoir une opinion contraire au Gouvernement, et à s’opposer à ce dernier.
Source
1 « Protesters in ethnic minority provinces have also emphasized that they are unified in these struggles as Iranians »
2« Ayatollah Khamenei pointed to the country’s progress in all sectors, efforts aimed at facilitating domestic production, activation of knowledge-based companies, and the country’s ability to neutralize Western sanctions »
Image mise en avant de l’article » Feminist demonstration in honor of Jina Mahsa Amini »