La contestation multidimensionnelle en Iran après la mort de Jina Mahsa Amini
Le 13 septembre 2022, la jeune Kurde iranienne Jina Mahsa Amini est interpellée par la police des mœurs. On lui reproche un port du voile non adapté aux règles vestimentaires de la République islamique. La police des moeurs a frappé la jeune femme à de multiples reprises d’après des témoins de la scène. Cette police est connue pour son traitement sans ménagement des contrevenants aux contraintes vestimentaires du pays. Au contraire, les forces de l’ordre de l’Iran affirment avoir effectué un simple interrogatoire, et que, sous la pression, Jina Mahsa Amini a fait un malaise, et serait décédée trois jours plus tard à cause de problèmes de santé préexistants.
La police des mœurs
La force Gasht-e Ershad, créée en 2005, est chargée du respect strict du code de conduite islamique et du code vestimentaire islamique. Elle combat aussi les modes venues de l’Occident, menant à des déviances quant à la religion. Cette force n’est donc pas seulement chargée de contrôler le port correct du hijab. Elle vérifie aussi que les hommes portent des pantalons, que les coiffures ne soient pas trop excentriques ou indiquent une tendance vers le sexe opposé (cheveux courts pour les femmes, et inversement).
Un contrôle accru des mœurs iraniennes depuis l’élection d’Ebrahim Raïssi
Le tournant conservateur de Raïssi en opposition au mandat Rohani
Rappel : Le chiisme duodécimain en Iran
Depuis l’élection d’Ebrahim Raisi le 18 juin 2021, ce dernier affirme continuellement son conservatisme, par opposition à son prédécesseur modéré Hassan Rohani (2013-2021). Ce procédé lui permet de solidifier ses soutiens, contre les menaces locales et internationales. Par ce biais, il a notamment critiqué le laxisme des modérés quant au code vestimentaire, demandant plus de contrôle de la Gasht-e Ershad. Le 12 juillet est la Journée nationale du hijab et de la chasteté, durant laquelle un grand nombre d’Iraniennes ont exprimé leur colère sur les réseaux sociaux. Ces contestations comportaient des vidéos de femmes ne respectant pas les strictes règles vestimentaires dans les transports, et les réactions tantôt virulentes, tantôt solidaires des autres passagers et passagères.
Des nouvelles règles de contrôle des femmes dans l’espace public
Le 15 août 2022, le président de l’Iran Raisi a adopté des règles vestimentaires plus strictes pour les femmes. Puis, début septembre, le Siège de la Promotion de la vertu et de la Répression du vice a annoncé la mise en place de technologies de reconnaissance faciale dans les lieux publics, et particulièrement les transports, pour un meilleur respect des règles vestimentaires. L’utilisation de technologies de reconnaissance faciale n’est pas récente, car les autorités l’emploient notamment pour sanctionner les jeunes qui publient des vidéos sur les réseaux sociaux qui ne respectent pas les lois. Les autorités iraniennes disposent ainsi d’une large banque de données personnelles, suite à la mise en place des cartes d’identité biométriques.
A la suite de ce durcissement des règles, des femmes sont arrêtées, parfois menacées de renvoi par leurs employeurs. Ainsi, la révolte n’était pas aussi soudaine qu’elle a pu être présentée par les médias. Elle est le résultat de décennies de contrôle sur le corps des femmes, et d’un renforcement des règles et de la violence qui les accompagne.
Des manifestations résultant d’une colère latente
C’est la posture de victime de Jina Masha Amini qui a fait monter la colère parmi les Iraniens. Ainsi, cette dernière était simplement dans la rue, avec une mèche de cheveux hors de son voile, et n’était pas en train de manifester son opposition au régime par exemple. Pour les jeunes iraniens, qui subissent des conditions sociales et économiques difficiles dans un régime mal géré et sous sanctions, cette posture de femme innocente, victime de la brutalité de la police des mœurs, a été le déclencheur de ce mouvement sans précédent.
Les réactions variées à la mort de Jina Mahsa Amini
Une mobilisation immédiate de la population iranienne
Dès l’annonce de la mort de Jina Mahsa Amini, des manifestations ont pris place dans sa ville d’origine, Saqqez, au Kurdistan iranien. Des partis politiques kurdes ont appelé à la grève générale le 19 septembre. Par la suite, les manifestations se sont étendues à la région, notamment à Sanandaj, capitale du Kurdistan iranien, puis dans l’ensemble de l’Iran. De nombreuses femmes enlèvent leur hijab en public, se coupent les cheveux en signe de protestation, dans les rues ou en vidéo sur les réseaux sociaux. D’autres femmes choisissent de parcourir les rues et d’occuper l’espace public sans porter la tenue islamique obligatoire.
Des moyens variés de protester contre les entraves à la liberté
Dès le 24 septembre, les Iraniens – hommes et femmes confondus – se retrouvaient sur l’avenue principale de Téhéran, Vali Asr, proclamant la phrase phare de ces manifestations « femmes, vie, liberté » ( زن، زندگی، آزادى), tandis que les femmes agitaient leurs voiles au-dessus de leurs têtes. D’autres moyens inventifs de manifester ont pris place, notamment l’affichage de slogan sur des voiles. Récemment à Téhéran, les mots « Vatanam ve Tanam » (Ma patrie et mon corps) ont été inscrits sur un voile, pendu au-dessus d’une autoroute.
Dans les rues ou dans les transports, des jeunes montrent leur courage à travers des vidéos où ils font tomber le turban de mollahs dont ils croisent le chemin. Cette pratique dépasse la barrière du genre, puisque jeunes hommes et jeunes filles s’attaquent de cette manière au pouvoir religieux. C’est également un moyen de contester l’intrication de l’aspect religieux et de l’aspect autoritaire qui a pris place en Iran.
Une solidarité nationale, inscrite dans la durée
Les manifestations se sont diffusées à grande vitesse dans tout le pays. Mais elles se sont également diffusées parmi des classes sociales différentes.
Des travailleurs d’une fonderie d’Ispahan – une majorité d’Iraniens, de tous âges – manifestaient le 16 novembre, menaçant « Si notre problème n’est pas résolu, l’usine sera fermée ». Ainsi, ce n’est pas que toute la population se sent soudainement sensible à la cause des femmes, mais que les Iraniens manifestant quotidiennement pour de meilleures conditions de vie, mais qui n’ont pas réussi à faire éclore une contestation de telle importance, se sont ralliés à la cause et ont permis de généraliser les demandes.
Un homme dans les rues de Téhéran, portant un t-shirt « Femme, vie, liberté »
Source : Twitter – @FaridVahiid, 28 septembre 2022.
L’Iran bouillonne – Delphine Papin – Service cartographie du Monde, 29 octobre 2022
L’ordre d’une « répression sans merci » à l’encontre des manifestants iraniens
Le blocage immédiat des réseaux sociaux en Iran
Dès le début des manifestations, la diaspora iranienne est prise d’une immense inquiétude : de nombreuses familles racontent sur les réseaux sociaux ne pas pouvoir prendre de nouvelles de leurs familles résidant en Iran, à cause d’un blocage des réseaux sociaux. Ainsi, le gouvernement a demandé le ralentissement et la surveillance des connexions Internet, et le blocage d’Instagram et Whatsapp, seules applications encore tolérées en Iran – après les interdictions successives de Twitter, Facebook et Telegram. Les autorités ont également plus fortement contrôlé l’utilisation de VPN (permettant de ne pas localiser l’emplacement de l’utilisateur), qui permettaient encore l’accès à ces dernières applications.
Ainsi, le gouvernement voulait entraver l’envoi de photos et vidéos des manifestations, témoignant de la violente répression qu’il opère.
Une montée en puissance fulgurante de la violence
Dès le 25 septembre, le nombre de personnes décédées dans ces manifestations oscille entre 45 et 55. Le 1er octobre, un ordre de haut niveau fuit sur Internet : des membres du gouvernement iranien de « haut rang » auraient ordonné la « répression sans merci » des manifestants. De nombreuses vidéos circulent sur les réseaux sociaux, montrant la violence de riposte des forces armées.
Selon Human Rights Activists News Agency, 266 personnes sont mortes au 28 octobre 2022. Une majorité des morts était dans le Kurdistan et le Balouchistan. La police a arrêté environ 14000 personnes.
A ce moment-là, le chef du Corps des Gardiens de la Révolution a annoncé que le 29 octobre serait leur dernier jour de manifestations. Ainsi, il signifiait que la répression des Bassij allait nettement s’intensifier contre la population.
Au quarantième jour des décès de Jina Mahsa Amini, puis de Nika Shakarami, des énormes regroupements ont eu lieu.
Le 23 novembre, l’ONG Iran Human Rights fait état d’un bilan d’au moins 416 morts, donc 51 enfants et 27 femmes. Cette dernière semaine, 72 personnes sont mortes, dont 56 personnes au Kurdistan.
Finalement, le 24 novembre, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU s’est prononcé en faveur d’une enquête internationale concernant les violences sur les manifestants en Iran.
La riposte contre les futurs cerveaux du pays
Au seizième jour des manifestations, le 3 octobre, des étudiants qui manifestaient dans l’enceinte de l’Université technologique de Sharif, ont été les victimes d’un encerclement, d’un enfermement dans l’université pendant toute une nuit, et de violences, avant qu’un grand nombre d’entre eux soit arrêté.
D’autres récits évoqués sur les réseaux sociaux ressemblent à celui-là, ils témoignent de la politique répressive du gouvernement iranien.
Condamnations à mort et application de la loi du talion
Dimanche 13 novembre, à Téhéran, une première personne a été condamnée à la peine capitale pour ses activités manifestantes. Les motifs de condamnation se résument à « trouble à l’ordre public » « rassemblement et conspiration en vue de commettre un crime contre la sécurité nationale » et finalement, le crime justifiant l’appellation de mohareb, « être un ennemi de Dieu », ainsi que de « corruption sur terre » (ifsad fil Arz). Cette peine fait suite à la demande de 227 députés iraniens sur 290 d’appliquer la loi du talion conte les mohareb. Plus tard, le Tribunal révolutionnaire a condamné cinq autres personnes à des peines de prison. Ils auraient participé à des « rassemblement et conspiration en vue de commettre un crime contre la sécurité nationale ».
Iran, le soulèvement de la jeunesse après des années d’espoirs brisés
Les alternances de présidences modérées et conservatrices, ont fait naître des espoirs aussitôt brisés pour les jeunes. Sous Khatami (1997-2005), le régime iranien en crise s’est annoncé favorable à du changement, particulièrement pour les jeunes et favoriser leur accès aux études, ouvrant une période d’effervescence intellectuelle. Face à un retour en force des conservateurs, ses mesures échouent. Par la suite, le double mandat d’Ahmadinejad (2005-2013) est une catastrophe pour la jeunesse, notamment au niveau économique puisqu’il quitte la présidence avec un taux de chômage des jeunes de 50% et des mesures restrictives sur les droits des femmes. Le mandat de Rohani et le relâchement des sanctions qui pesaient sur l’économie iranienne créent une atmosphère dynamique, favorisant l’emploi, des perspectives et plus de libertés pour les jeunes, surtout les femmes.[1] Cependant, avec l’élection de l’ultraconservateur Raisi en juin 2021, tout espoir de changement s’efface.
Ainsi, de nombreuses protestations ont pris place dans des lycées et des universités en Iran. Par exemple, des étudiants manifestaient début octobre devant l’université al-Zahra, scandant des slogans contre la République islamique. Aussi, des écolières se sont opposées à un évènement pro-régime organisé dans leur école, menant à des manifestations. L’issue de cette protestation a été sanglante, avec la mort d’une jeune fille, Asra Panahi et 7 personnes blessées. D’autres écolières, ayant enlevé le hijab obligatoire devant leur école, se sont retournées contre un homme pro-régime qui avait dénoncé leur action.
Le slogan « femmes, vie, liberté » : pas qu’un slogan du droit des femmes
A travers le slogan « femmes, vie, liberté », on comprend un mouvement bien plus large que le féminisme. Les Iraniens réclament la fin des conditions de vie précaires et de la répression politique.
Plus récemment, c’est d’ailleurs le mot « azadi » (liberté) qui est plus scandé dans les rassemblements.
Panneau indiquant l’avenue Azadeh (liberté), à Téhéran où on peut distinguer le slogan femmes, vie et liberté.
Source : Twitter – Armin Arefi – 15 octobre 2022
Quels changements attendre de ces mouvements en Iran?
Même si aucun changement de loi sur l’habillement n’est à prévoir, peut-être que le Guide suprême iranien va devenir moins strict sur le port du voile et sur ses consignes à la police des mœurs. Peut-être aussi que la police des mœurs, craignant des représailles de la population, ne va pas appliquer les règles aussi strictement que demandé.
Par la suite, encore plus de personnes pourraient s’allier aux contestataires. Comme la moitié de l’Iran a en dessous de trente ans, elle est particulièrement précaire, et ainsi solidaire avec la cause des femmes. Pour pouvoir créer un changement cependant, et devenir un réel mouvement « révolutionnaire », ces révoltes manquent encore d’éléments fondamentaux. Ainsi, la mobilisation ne peut pas être constante, puisque les Iraniens, précaires, ne peuvent pas se permettre de manifester continuellement, sans craindre de perdre leur emploi. Par manque d’un leader clairement identifié, et malgré leur message commun, ces manifestations restent des mouvements isolés et disséminés sur l’immense superficie de l’Iran.
Une révolte généralisée ?
Contrairement au message de nombreux médias occidentaux, ce n’est pas l’intégralité de l’Iran qui s’oppose au gouvernement et à ses règles strictes. Ainsi, certaines personnes se satisfont de l’ordre des choses, et notamment de la protection garantie par la République islamique contre les influences occidentales, et les détournements de la religion provoqués par ces dernières.
Parmi les jeunes iraniens, beaucoup considèrent les imams comme piliers du pays. Un certain nombre de jeunes hommes passent par les Bassidji – une force prônant la morale, la plus « zélée » et proche des autorités. Cela leur permet d’accéder à une carrière au sein des Pasdaran, le Corps des Gardiens de la Révolution islamique. Beaucoup de jeunes femmes considèrent encore que leur valeur en tant que personne, découle de leur pureté et de leur foi.[2]
L’agence de presse Pars Today faisait ainsi état d’un rassemblement organisé le 24 septembre. L’agence détaillait ainsi, à travers des photos d’une foule immense, le rassemblement « organisé ce vendredi à Téhéran pour condamner le sacrilège des saintetés islamiques ainsi que contre les récentes émeutes ». Il faut cependant prendre du recul quant à ces images, qui pourraient dater de rassemblements plus anciens.
Fin octobre, en réponse aux manifestations, le pouvoir iranien a mobilisé des manifestants pro-régime, rassemblant des milliers de personnes à Téhéran et en province. Début novembre, la célébration de l’anniversaire du début de la prise d’otages de l’ambassade américaine en 1979, a convié à nouveau des milliers de personnes en faveur du régime islamique. Parmi les slogans des manifestants, on pouvait entendre « mort aux comploteurs » ou « la fin du voile, c’est la politique des Américains ».
Photos du site Pars Today – 24 septembre 2022
Les raisons de la colère
On constate dès lors la démonstration d’un soutien sans distinction d’origine, unissant toutes les ethnies du pays. Le mot d’ordre est la liberté des femmes. Dans le même temps, ces manifestations révèlent l’opposition de longue date entre le gouvernement iranien et les partis politiques kurdes. Finalement, on constate la fracture de longue date entre les Iraniens soutenant le gouvernement, et ceux opposés à sa teinte religieuse, réclamant un régime laïc.
[1] Ludmilla Moulin, La jeunesse de Téhéran en mal de perspectives : les conséquences de quatre décennies de crises (Paris : L’Harmattan, mars 2021) : 28-32.
[2] Ludmilla Moulin, La jeunesse de Téhéran en mal de perspectives : les conséquences de quatre décennies de crises (Paris : L’Harmattan, mars 2021) : 92-94.