La musique : outil de transgression et de résistance en République islamique d’Iran
En Iran, la musique est sévèrement encadrée depuis la Révolution islamique. Considérée comme frivole, et détournant de la pratique religieuse, la musique non religieuse est strictement contrôlée par le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique. Certaines interdictions concernent l’expression musicale des femmes dans l’espace public. Par ailleurs, l’analyse de l’environnement de la production musicale en Iran soulève de nombreuses binarités, entre espace public et privé, masculinité et féminité, musiciens autorisés et non autorisés, identité nationale et étrangère. Finalement, des changements s’opèrent dans le domaine culturel, selon le degré de religiosité et l’orientation politique – modérée ou conservatrice – des dirigeants.
Contrôle et répression des activités musicales en Iran : le cas de Medhi Rajabian
Le compositeur Medhi Rajabian – condamné et emprisonné à plusieurs reprises – a diffusé en septembre 2021 son dernier album, Coup of Gods, incluant des collaborations avec des artistes internationaux. Cet album inclut des titres tels que « Whip on a Lifeless Body » ou « An Epitaph on the Tomb of Companions ».
Plus précisément, l’offense de Mehdi Rajabian était la composition d’un album incluant des chanteuses, quand bien même ces dernières n’étaient pas iraniennes. En effet, deux chanteuses américaines ont contribué à cet album. Medhi Rajabian explique que ce choix d’artistes étrangères n’est pas volontaire : ses emprisonnements précédents, et les lois sévères encadrant la production musicale ont largement dissuadé des artistes iraniennes d’y participer. Cependant, Rajabian considère la production musicale comme un devoir moral dans sa bataille pour la liberté, ce qui le motive d’autant plus à braver les interdits. C’est d’ailleurs l’emprisonnement de Rajabian qui l’a poussé à continuer son activité, malgré des conséquences majeures de cette période sur sa santé. Ce dernier explique ainsi : « Quand vous êtes libre mais que votre liberté s’apparente à une prison, retourner en prison n’a pas d’importance. Rester silencieux face à l’oppresseur, c’est être complice. Je ne peux être silencieux, la musique est une résistance. ».
L’espace musical déchiré entre de nombreux paradoxes
Une législation sévère basée sur les textes religieux
Ainsi, en Iran, la législation musicale provient de règles édictées par le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, selon une interprétation stricte des textes religieux. Si la Constitution de la République islamique promet une égalité de droits culturels, les interprétations des religieux y contreviennent largement. En effet, la production en public des femmes est jugée comme contraire aux principes religieux : « Cela n’est pas permis car cela suscite la convoitise et doit être évité car il – l’auditeur – y est généralement (souvent) exposé. » (Ayatollah Bahjat, 2011, Université al-Zahra de Qom)[1]
Les voix féminines sont accusées de contrevenir à la morale islamique. Ce n’est donc pas la performance vocale en elle-même qui est interdite, mais la réalisation d’actes interdits par la religion, en public. (Article 638 du Code pénal islamique).
Un espace musical traversé par diverses binarités
L’auteure Leila Rafei souligne les binarités omniprésentes dans la question musicale en Iran, entre les constructions de genre, l’espace public et privé, entre les musiciens autorisés et les musiciens « underground » (sans autorisation) et l’identité nationale entre « nous » et « eux » [2] – particulièrement en opposition avec l’Occident, ou avec les musiques traditionnelles des minorités culturelles et religieuses.
À ce propos, le musicologue Jean During expliquait en 1991 que la musique des minorités n’a jamais été considérée comme « traditionnelle » mais plutôt comme « locale et paysanne ». Les sonorités baloutches et turkmènes étaient ainsi perçues comme « exotiques », tandis que les musiques du Khorasan, du Lorestan et du Kurdistan se rapprochent plus de la musique dite traditionnelle[3]. Ainsi, l’emprunt de sonorités non traditionnelles ferait ressortir des divergences culturelles et contreviendrait à l’idée d’unité de la culture persane.
Cette binarité permanente permet d’affirmer les principes religieux de l’État, et son opposition par rapport aux minorités qui nuiraient à la cohésion nationale et à l’identité persane, mais également contre les influences provenant de l’étranger. Dans le contexte musical, cela se traduit notamment par un respect absolu de la religion. La musique doit ainsi être considérée comme pure et morale, autrement dit respecter la religion et ne pas inciter au péché.
Chronologie de la législation dans la production musicale depuis la révolution de 1979
Combat religieux et nationaliste contre l’influence occidentale
La musique dite « occidentale » (pop) a été interdite après la Révolution islamique. Ainsi, toute influence occidentale a été diabolisée par l’Ayatollah Khomeini. Ce dernier visait à renforcer l’identité nationale face à une identité occidentale « impérialiste et démunie de sens moral[4] ». D’une manière générale, la population rejetait la « Westoxification » de la culture iranienne, par les importations culturelles.
L’aspect consumériste de la musique pop était également critiqué en Iran. Cependant, c’est également sa capacité à transcender les frontières et à se diffuser par de nombreux vecteurs qui a mené à son interdiction formelle[5]. Ainsi, dans l’immédiat post-Révolution, seuls les chants patriotiques et militaires étaient autorisés. Toute œuvre ne prônant pas la grandeur de la nation était jugée comme irrespectueuse quant aux soldats sur le front durant la guerre Iran-Irak (1980-1988). Par la suite, les restrictions se sont finalement adoucies.
Instauration de régulations strictes et mécanismes aléatoires
Pour le guide suprême, Ayatollah Khomeini, le contrôle de la production culturelle a été un défi majeur de la jeune République islamique. Ce dernier déclarait en 1979 que « La musique est comme une drogue, qui en prend l’habitude ne peut plus se concentrer aux activités importantes. Nous devons l’éliminer complètement. »
Le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique a instauré la délivrance de permis, régulant l’enregistrement, la diffusion et la performance publique. Toutefois, les règles ne sont pas nécessairement inscrites dans des textes de loi. Elles sont donc à la charge des bureaucrates, qui accordent des permis à leur guise[6].
Fin des années 1990 : présidence Khatami et adoucissement des restrictions culturelles
C’est notamment lors de la présidence de Khatami (1997-2005) que l’atmosphère culturelle s’est détendue. La nomination de l’Ayatollah Mohajerani, passionné de littérature, comme ministre de la Culture et de l’Orientation islamique a permis l’épanouissement de l’espace culturel. La musique « pop » a été légalisée en Iran, et le premier festival féminin de musique a été organisé[7]. Au début des années 2000, la société iranienne participe à l’essor des cassettes et des CD, indiquant une transformation radicale du paysage musical en Iran. On constate également la diffusion de musiques étrangères sur les stations radio qui cherchent à varier leur offre[8]. Cependant, malgré des évolutions flagrantes dans le domaine musical, de nombreux interdits – et notamment la performance solo des femmes – sont restés en place[9].
L’ère des réseaux sociaux : apaisement progressif et inévitable de la législation
Après des décennies d’interdictions et de lutte, la musique occidentale s’est finalement imposée en Iran, notamment du fait de l’omniprésence des réseaux sociaux. Par ailleurs, des genres particulièrement prohibés par le gouvernement comme le rap, le métal, ou destinés à la critique sociale ou politique se sont diffusés dans l’espace clandestin[10]. L’installation de studios privés, généralement dans les sous-sols des maisons, a permis la production et la diffusion via Internet sans permis, ce qui n’est évidemment pas sans risques[11]. Le groupe de metal Arsames – dont le style de musique est considéré comme « satanique », a ainsi été contraint de quitter le pays après que ses membres ont été condamnés à quinze ans de prison.
Les femmes dans la production musicale
Les femmes dans l’espace culturel : un marqueur social persistant
Historiquement, la production musicale des femmes est associée à une certaine immoralité et à un faible niveau d’éducation. La performance musicale était en fait le moyen d’expression le plus adapté pour les femmes illettrées. Cela était particulièrement le cas au début du XXe siècle, après la Révolution constitutionnelle de 1906[12].
Durant la dynastie Pahlavi, la mise à l’écart du clergé a par la suite favorisé l’expression musicale des femmes. Cette période a vu l’émergence de chanteuses célèbres en Iran, inspirées par les tonalités de la musique occidentale. C’est le cas notamment de la chanteuse Googoosh, qui a connu une ascension fulgurante au début des années 1970, pour ses titres pop.
L’amour est venu et a planté le désert dans mon cœur عشق آمد و خیمه زد به صحرای دلم
Googoosh – Man Amadeh Am (1975)
Cependant, la notion d’amoralité dans l’espace public s’est perpétuée[13]. Dans la période suivant la Révolution, la performance musicale des femmes était seulement autorisée devant un public féminin. Depuis, leur performance en présence d’hommes est autorisée mais dans le cadre de la famille[14].
Un espace genré incitant au dépassement des interdits
En Iran, l’espace public est associé à la masculinité tandis que l’espace privé est associé à la féminité. Les femmes peuvent s’exprimer mais dans l’intimité familiale[15]. Cependant, les nombreux interdits les ont menées à progressivement jouer de la dichotomie entre sphère publique et privée, diffusant leurs productions musicales sur Internet, depuis l’intimité de leur maison.
On peut ainsi évoquer la chanteuse Madmazel, dont la musique est diffusée sur YouTube. En 2012, cette dernière diffuse le clip de la chanson « Faramooshi », dans lequel elle apparaît voilée et le visage couvert par de larges lunettes de soleil. En 2015, elle défie les autorités avec la sortie du clip « Tasadof », où elle affiche son visage et ne porte pas de voile.
Pour tout début, il faut peut-être penser à la fin برای هر شروع شاید به پایان فکر باید کرد
À bien découvrir, mais il faut refaire des erreurs برای کشف خوب اما باید باز اشتباه کرد
Je me suis noyée dans les bras de quelqu’un من غرق شدم تو آغوش یه آدم
Le temps s’est arrêté et j’ai oublié le monde زمان ایستاد و دنیا رفت از یادم
Pour la première fois de ma vie برای اولین بار توی تمام زندگیم
Tasadof – Madmazel (2015)
Face aux interdits, cette dernière déclare : « Ce que je crains le plus, c’est de rester au même stade et de perdre ma motivation. Évidemment que j’ai peur de me faire arrêter. […] Mais je me rassure en me disant que je ne m’inscris pas comme « opposante politique ». Je pense que les responsables du gouvernement savent que je ne suis pas un danger et qu’au moins, ils me tolèrent, comme d’autres chanteuses ».
La binarité imposée par le gouvernement s’efface ainsi peu à peu, avec l’évolution des plateformes de diffusion musicale. Par ailleurs, la présence d’interdits a – comme bien souvent en Iran – d’autant plus incité la production musicale des femmes à se déplacer dans l’espace clandestin[16].
*
Aujourd’hui, la performance et la production musicale en Iran restent soumises à des règles strictes, prétextant des préceptes religieux et de morale. Cette rigidité est d’autant plus avérée pour les femmes, dont la performance musicale est vue comme contraire à la religion, et punie par la loi. Les artistes iraniens doivent ainsi produire leur musique de manière illégale, s’exposant à de grands risques, comme l’a montré le cas de Mehdi Rajabian. Au-delà de l’aspect religieux, la musique en Iran a longuement été contrôlée et orientée contre les influences occidentales. Ces dernières sont toujours vues comme détournant le peuple de la religion et de l’identité nationale. Cette conservation de l’identité nationale est particulièrement importante quant au contexte géopolitique et aux sanctions internationales qui frappent le pays depuis de nombreuses années. Finalement, cette concentration sur l’identité nationale se fait également en opposition aux traditions musicales des groupes ethniques minoritaires.
LUDMILLA MOULIN
OBSERVATRICE JUNIOR « IRAN »
BIBLIOGRAPHIE
- RAFEI Leila, « Playing against the rhythm: the intersection of gender and performative space in Iran, » American University Of Cairo, Thèse, 2021.
- SASAN Fatemi, « Le Chanteur silencieux. Un aperçu de la vie musicale en Iran. » CEMOTI, no. 29, 2000.
- GOLI Shabnam, « Voices of a rebellious generation: cultural and political resistance in Iran’s underground rock music. » Thèse de master, Université de Floride,
- SHAHABI Mahmoud et GOLPOUSH-NEZHAD Elham, « Rap Music and Youth Cultures in Iran: Serious or Light? », Dans Youth, Space and Time, Edition Brill, 2020.
[1] Tebyan, « تک خوانی خانم ها در مقابل آقایان » 22 novembre 2011. https://www.tebyan.net
[2] Leila Rafei, « Playing against the rhythm: the intersection of gender and performative space in Iran, » American University Of Cairo, Thèse, 2021 : 61.
[3]Jean During, Jean-François Bayart, Fariba Adelkhah, « Epuration et essor de la musique sous la République islamique d’Iran, » CEMOTI no. 11, 1991 : 19.
[4] Idem.
[5] Shabnam Goli, 39.
[6] Shabnam Goli, 78-79 et 82.
[7] Leila Rafei, 63.
[8] Sasan Fatemi. « Le Chanteur silencieux. Un aperçu de la vie musicale en Iran. » CEMOTI, no. 29 (2000) : 321.
[9] Shabnam Goli, 86.
[10] Leila Rafei, 65.
[11] Shabnam Goli, 90.
[12] Leila Rafei, 30.
[13] Leila Rafei, 59 et 37.
[14] Shabnam Goli, 77.
[15] Leila Rafei, 7.
[16] Leila Rafei, 65.