« Tehran » Un regard immersif israélien sur l’Iran contemporain
La série Tehran, des réalisateurs et scénaristes Dana Eden, Maor Kohn et Moshe Zonder, se distingue du répertoire des séries d’espionnage israéliennes, dont les très populaires « Prisonniers de guerre » (Hatufim) et « Fauda ». La production, dont la première saison a gagné un Emmy Award de la meilleure série internationale, crée ainsi un espace de dialogue rare entre les deux sociétés au sein d’un genre audiovisuel laissant peu de place à la nuance. Elle y arrive notamment grâce à un casting international et à une production des plus réalistes. Mais la série ne s’arrête pas là, elle plonge le spectateur dans les multiples réalités paradoxales de la société iranienne.
À réalité complexe, personnages complexes :
Depuis plusieurs décennies, l’Iran et Israël se livrent une guerre par procuration dont certains événements d’actualité viennent révéler l’intensité. Peut-être plus que ses voisins arabes, l’Iran incarne un ennemi qui concentre tous les antagonismes, mais il suscite en même temps la curiosité du public israélien, notamment du fait de son plus grand éloignement géographique. L’intrigue ancre l’action dans le réalisme de l’actualité israélo-iranienne.
De fait, la série ne se départit pas de ce réalisme narratif, jusqu’à donner l’illusion de vrais procédés opératoires du Mossad. Le scénario déroule une mission clandestine de piratage du système de défense anti-aérienne iranien, qui doit permettre le bombardement d’installations nucléaires. Cette option militaire a été, dans les faits, ouvertement envisagée par les dirigeants israéliens à plusieurs reprises. L’intrigue s’attache au parcours de Tamar Rabinyan, espionne israélienne née à Téhéran mais ayant grandi en Israël, parlant l’hébreu et le persan. Les mésaventures subies en cours de route par Tamar font les délices du spectateur : collusion avec un groupe d’opposants anti-régime, infiltration des milieux militaires via la jeunesse dorée du régime, courses-poursuites sur les toits de Téhéran.
En trame de fond, la tension dramatique se construit au rythme de la prise en chasse de Tamar, à partir de son entrée en Iran, par Faraz Kamali (Shaun Toub), ocier chevronné du service de contre-espionnage des Gardiens de la Révolution. Si Tamar coche toutes les cases de l’héroïne vertueuse, la série ne la désigne pas franchement à la sympathie du public. Son personnage reste très méthodique, implacable malgré sa relation amoureuse avec un hackeur dissident.
C’est singulièrement Faraz qui apparaît comme le protagoniste le plus humain, se caractérisant par la relation fusionnelle qu’il entretient avec sa femme malade Naahid (Shila Ommi) dont il s’occupe. Faraz est manipulé par une hiérarchie inique et abusive pour laquelle il sacrifie sa santé au nom de sa probité et de sa foi en l’intérêt supérieur de l’État.
Cependant, dans la deuxième saison, les motivations opérationnelles de Tamar s’enrichissent d’un élément aectif qui l’éloigne de sa hiérarchie pour la rapprocher de la société iranienne. Sa romance avec un Iranien, Milad (Shervin Alenabi), et son choix d’aller à l’encontre de sa hiérarchie pour servir des intérêts davantage en phase avec l’opposition iranienne, participent à faire de Tamar un personnage d’espionne unique dans ce genre fictionnel.
Introduire une diversité de « points de vue » dans un monde en guerre :
Contrairement à ses prédécesseurs dans le genre, Tehran fait le choix ambitieux de présupposer une volonté chez le spectateur d’en connaître davantage sur l’environnement de l’action, ramenant le cadre au premier plan. Tout comme la série The Americans qui met en scène les époux Jennings, l’immersion solitaire du sujet-espion plonge le spectateur dans le cœur battant de la société ennemie. Elle donne à voir les profondes divisions qui jalonnent la société iranienne.
Points de vue antagonistes
Dans la série, le portrait sordide des élites népotiques, brutales et corrompues de la République islamique va uniquement trouver un écho dans la realpolitik froide de l’État hébreu, à travers l’élimination d’un agent local devenu trop gênant ou l’assassinant d’un innocent pour étoffer la couverture de Tamar. Cette confrontation entre Israël, à travers Tamar, et le régime des Mollahs constitue la première couche du récit narratif.
Points de vue « endossés »
En grattant cette première couche, apparaît une seconde relation d’adversité entre ce qui est dépeint comme une majorité silencieuse aux mœurs relativement libérales et un régime théocratique paranoïaque, obsédé par sa survie. La jeunesse iranienne – en cela comparable à n’importe quelle autre qui revendique son droit à la liberté – concrétise ce désir dans des fêtes aux allures de véritables orgies.
Le spectateur assiste à des scènes de rave parties où sexe, drogue et alcool circulent librement au beau milieu du désert, un phénomène tout à fait significatif en Iran mais peu connu à l’extérieur du pays. constitue la première couche du récit narratif. . Également très peu montrée à l’écran, l’opposition iranienne est dépeinte au travers d’étudiants qui manifestent au sein de leurs universités, d’individus divers sur lesquels Tamar va s’appuyer tout au long de sa mission.
Relais locaux des services secrets israéliens ou simples alliés fortuits, on retrouve une galerie de personnages qui aident les intérêts d’Israël. Milad, poussée par ses convictions hostiles au régime de Tehran, agit contre le pouvoir : Massoud, officier opérationnel du Mossad, utilise son activité d’agent immobilier comme couverture et cet agent local lâche, face à Faraz, : « Vous avez gâché, ce qui était le plus beau pays du monde ».
Comme une fenêtre ouverte sur l’Iran
Au-delà de ses rebondissements dramatiques, la série donne à découvrir un pays pratiquement impossible à visiter pour des citoyens israéliens. Outre de brèves scènes dans le centre de direction des opérations du Mossad, la plus grande partie de l’action se déroule en immersion dans le quotidien d’individus. Cet aspect permet une certaine humanisation là où la série Fauda, dont le canevas est aussi l’immersion clandestine, s’en sert principalement pour créer un climat anxiogène.
Filmé à Athènes dans des décors qui rappellent les rues de Tehran, les réalisateurs ont su recréer un cadre vraisemblable sans pouvoir tourner dans la capitale iranienne, au point que, comme l’a rapporté l’équipe, certains Israéliens d’origine persane leur ont affrmé avoir reconnu des rues où ils disaient avoir grandi. La série joue effectivement sur l’intérêt relativement récent du public israélien pour son environnement immédiat moyen-oriental et musulman et sur le fait de découvrir une société dite « ennemie » dans son intimité.
La maturité du public israélien pour ce genre de contenu a pesé un poids certain dans l’exigence d’une position plus nuancée sur la société du pays qui sert de théâtre d’opération, jouant sur les liens culturels et affectifs entre les deux sociétés (telle cette scène montrant Tamar en train de réaliser une recette de boulettes traditionnelles).
Cet intérêt s’est par ailleurs confirmé avec le succès de la série auprès des spectateurs israéliens, nombreux à plébisciter la diffusion en direct les lundis soir de l’été 2020 sur KAN (chaîne publique israélienne). Du reste, septembre 2020 voit coïncider la sortie de la série sur les plateformes internationales et la signature des accords d’Abraham entre Israël d’un côté, le Bahreïn et les Émirats arabes unis de l’autre.
Le choix d’un casting majoritairement composé d’Iraniens de la diaspora, à l’exception de Tamar et de sa cheffe, constitue un aspect intéressant. Des acteurs tels Navid Negahban ou Shaun Toub, vus tous deux dans Homeland, sont des visages familiers pour le public occidental. Quant à la chanteuse israélienne d’origine persane Liraz Charhi, elle représente un véritable pont entre les deux mondes, notamment avec son album Roya, enregistré avec des musiciens venus directement d’Iran à l’occasion des dernières vagues de contestation dans ce pays.
Un autre aspect non négligeable concernant le public israélien est la présence de la communauté juive persane forte de cent-quarante mille individus, dont les ancêtres venus d’Iran, principalement après la Révolution de 1979, conservent encore souvent une mémoire forte de leur pays d’origine. En cela, le personnage de la tante de Tamar, Arezu, mariée à un dignitaire du régime et cachant ses origines juives, bien que peu réaliste, illustre la permanence de la mémoire juive en Iran.