Vers la fin du nomadisme du peuple bakhtiari ?
La quinzaine d’ethnies vivant en Iran témoigne de la richesse culturelle de ce pays. Toutefois, certaines traditions nomades sont mises en péril par le progrès technique et le confort de vie promis par la vie sédentaire. Il en est ainsi pour les Bakhtiari. Ce peuple revendiquant des origines prestigieuses dans l’histoire perse se distingue notamment par sa tradition de transhumance biannuelle et son nomadisme, ainsi que son opposition historique au pouvoir central. Face à l’évolution de la société iranienne, certaines de leurs coutumes risquent de disparaître. Par ailleurs, la fin du nomadisme entraîne un changement de positionnement politique, après des siècles de résistance au pouvoir central.
Dans un article traitant des provinces occidentales de l’Iran, le journal Tehran Times rappelle la richesse culturelle et l’intérêt touristique de ces régions. À ce propos, le ministre adjoint au Tourisme regrette que ces lieux chargés d’un « potentiel naturel et historique unique » ne soient pas plus fréquentés, notamment par les touristes iraniens. Parmi les régions citées, on retrouve le Chaharmahal-Bakhtiari, situé au sud-ouest du pays, au cœur des monts Zagros. Cette chaîne de montagnes est le lieu de transhumance du peuple nomade bakhtiari, au mode de vie atypique en Iran.
Aujourd’hui, 26 sites iraniens apparaissent dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Cependant, l’importance de la culture iranienne se mesure également à travers la diversité des coutumes des différentes ethnies. Dans ce pays comptant la plus importante population de pasteurs nomades du monde[1], les évolutions de la société menacent certaines pratiques. Plus particulièrement, la transhumance des Bakhtiari ainsi que leur mode de vie nomade se confrontent aux progrès techniques et aux promesses de confort de la sédentarité. Cette évolution du mode de vie s’accompagne également de bouleversements politiques chez ce peuple traditionnellement autonome.
Des traditions nomades ancestrales
La richesse culturelle et linguistique des Bakhtiari
Les Bakhtiari (بختیاری) sont une des deux tribus les plus importantes d’Iran. Ils comptent aujourd’hui 500 000 membres. Dans le cadre de leur transhumance biannuelle, ce peuple d’éleveurs partage son année entre les régions du Khouzistan et du Chaharmahal-Bakhtiari.
Les Bakhtiari se considèrent comme descendants directs de Cyrus le Grand.[2] Cette figure majeure de l’histoire perse fut l’empereur fondateur de la dynastie Achéménide entre 559 et 530 avant J-C. Ainsi, cette origine prestigieuse fait d’eux un peuple ancré dans l’histoire lointaine du pays. Ils sont par ailleurs une des quatre branches découlant du peuple Lur, historiquement implanté dans l’ouest de l’Iran. Le dialecte bakhtiari, provenant du dialecte lur, rappelle cette origine. Sur le plan religieux, les Bakhtiari sont des musulmans chiites duodécimains, comme la majorité des Iraniens.
Les régions du Khouzestan et du Chaharmahal-Bakhtiari, zone d’habitation et de migration des Bakhtiari
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Une organisation quotidienne genrée, centrée sur l’élevage
L’élevage et le nomadisme sont au cœur de la vie des Bakhtiari. Tout d’abord, leur modèle économique dépend de leur bétail : vente de la viande, de produits laitiers, de laine et de cuir. Les Bakhtiari vivent également de la vente de produits agricoles. Ensuite, le mode de vie nomade a façonné leurs coutumes. Par exemple, leurs possessions sont minimales afin de faciliter les déplacements. Aussi, leurs vêtements, légers mais chauds, sont adaptés aux déplacements et aux températures variables selon la période de l’année.
La vie quotidienne est basée sur une organisation genrée. Ainsi, les hommes s’occupent des travaux d’agriculture et d’élevage des animaux tandis que les femmes s’occupent des tâches ménagères. Ces dernières réalisent également la majeure partie de l’artisanat bakhtiari. Il se compose de travaux de tressage (vêtements, sacs, tapis) et de tannage.
Finalement, les pratiques culturelles des Bakhtiari varient du fait de leur répartition par clans. Leurs productions artisanales diffèrent selon leur histoire, leurs ressources ou la composition de leur groupe.
Le nomadisme et l’autonomie comme symboles de résistance
Le mode de vie spécifique des Bakhtiari décrit précédemment se traduit également par leur volonté d’indépendance politique et leur organisation interne très hiérarchisée. Toutefois, les évolutions politiques du pays redessinent la répartition du pouvoir au sein des clans.
Un peuple historiquement opposé au gouvernement central
Jusqu’au XVIème siècle, les Bakhtiari ont pour la plupart vécu en clans familiaux et autonomes. Par la suite, sous le règne du shah safavide Abbas Ier (1587-1629), les clans se sont unis afin de se protéger du contrôle du gouvernement central. Toutefois, au XVIIIème siècle, la dynastie Afcharide a tenté de diviser les Bakhtiari, ce qui mena à des luttes fratricides entre chefs. De plus, après une tentative de révolte, Nader Shah (1736 à 1747) expulsa un grand nombre d’entre eux dans la région du Khorasan.
Les Bakhtiari ont donc toujours lutté contre les tentatives de contrôle par le gouvernement central. Leur histoire se caractérise par une perpétuelle bataille politique. Cette implication culmine lors de la Révolution constitutionnelle de 1909, où ils obtiennent la reconnaissance de leurs droits en tant que minorité. [3]
Ultérieurement, des politiques d’intimidation ont continué. Le règne de Reza Shah (1925-1941) se caractérisa par une politique d’oppression envers les Bakhtiari.[4] Ce dernier craignait un nouveau soulèvement. Il employa ainsi une politique d’inclusion forcée du peuple bakhtiari. Cette dernière consistait en la sédentarisation des groupes, la diminution du pouvoir des chefs locaux, et la déculturation des Bakhtiari, notamment à travers un code vestimentaire strict. En outre, le Shah tenta de contourner le pouvoir des chefs locaux. Ainsi, il conseilla aux Britanniques de s’adresser uniquement au gouvernement provincial du Khouzistan pour négocier l’exploitation du pétrole sur les territoires bakhtiari. Les chefs bakhtiari manifestèrent leur colère face à cette remise en question de leur autorité. Finalement, les tentatives de Reza Shah n’ont pas eu l’effet escompté, notamment à cause des perturbations de la Seconde Guerre mondiale, affectant le gouvernement central.
Dans le cadre de sa politique de modernisation, Mohammad Reza Pahlavi (1941-1979) a poursuivi une politique de sédentarisation forcée ou de nationalisation des pâturages pour mieux contrôler les populations. En réalité, au-delà des démonstrations politiques, le mode de vie nomade de ce peuple est considéré en son essence comme un acte politique et défensif. Il s’est en effet construit en réaction à la volonté continue des gouvernements centraux successifs de sédentariser la population.
La remise en question du chef suprême bakhtiari
Comme évoqué précédemment la société bakhtiari est organisée en clan familiaux. Chaque membre se rattache à sa famille proche, ḵānvāda, avec qui il partage la même habitation. Ces familles font partie d’un ensemble plus large, d’une dizaine de tentes, le māl. Par ailleurs, afin d’assurer leur protection mutuelle, ces groupes composés d’une centaine de personnes, tīra, se déplacent ensemble. En outre, pour éviter un épuisement des ressources naturelles sur l’emplacement du camp, le nombre de membres est limité.
Avant les pressions du gouvernement central, particulièrement sous Reza Pahlavi, au milieu du XXème siècle, l’autorité résidait entre les mains du chef suprême de la tribu : le īl-ḵān. Ce dernier se trouvait à la tête d’une hiérarchie bien organisée. Les rôles des autorités subsidiaires étaient nombreux. Elles contribuaient à des questions organisationnelles comme le maintien de l’ordre et la justice. Elles s’occupaient de sujets spécifiques au nomadisme comme le moment des migrations et le choix des emplacements des groupes. Cette organisation était problématique, puisque les groupes les fortunés pouvaient négocier de meilleures conditions.
Au XXème siècle, l’organisation politique des Bakhtiari a connu de profonds bouleversements. Pour commencer, dès le début du XXème siècle, la présence croissante des Britanniques dans le Khouzestan, pour l’exploitation pétrolière a ébranlé le pouvoir du īl-ḵān. En effet, l’implantation des infrastructures pétrolières a privé la population bakhtiari de nombreux terrains sur lesquels elle évoluait habituellement. De plus, afin de garantir le soutien des chefs tribaux et de contenir le risque de soulèvement, les Britanniques leur versaient un pourcentage de leurs recettes d’exploitations.
L’évolution de l’organisation politique s’est accélérée dans les années 1950. Plusieurs facteurs ont contribué à ce changement.[6] Un premier facteur est l’attribution de terres aux chefs locaux. Disposant de davantage de ressources financières, ces chefs ont renforcé leur position individuelle. La montée en puissance d’autorités subsidiaires a ainsi déstabilisé l’autorité supérieure. Par ailleurs, les luttes entre chefs locaux étaient fréquentes. Les motifs de ces disputes concernaient notamment des vols, des pillages, menant à des conflits entre les clans. Les règlements de compte en découlant ont également nui à l’autorité des chefs bakhtiari, réputés pour leur attitude conflictuelle. L’intervention du gouvernement central dans la nomination des chefs de tribu est un autre facteur à prendre en considération. Ces chefs de tribu ont progressivement acquis des responsabilités importantes. Cette évolution a été initiée dès le XVIIIème siècle, et s’est intensifiée sous la dynastie Kadjar (1789-1925).
Une sédentarisation inéluctable depuis l’avènement de la République islamique
De manière générale, malgré l’échec des politiques de sédentarisation, les réformes imposées par Reza Shah contre les Bakhtiari ont durablement déstabilisé leur organisation. En effet, les chefs de tribus – dont l’organisation avait été déstructurée – craignaient d’autant plus de réformes répressives, et se sont ainsi adaptés aux demandes du gouvernement central. Par ailleurs, plusieurs clans bakhtiari, révoltés par le train de vie des chefs de clans, appuyé par les réformes des gouvernements centraux successifs, ont bouleversé par eux-même la hiérarchie.
Finalement, la Révolution islamique de 1979 est apparue comme une opportunité pour que les Bakhtiari expriment leurs demandes. Le nouveau pouvoir a régulièrement fait l’éloge des tribus. Ce régime islamique a proposé des conditions favorables aux Bakhtiari en échange de leur sédentarisation. Ainsi, après des siècles de pression, grand nombre d’entre eux abandonnent progressivement le nomadisme.[5]
La migration biannuelle : une tradition mise à mal par l’évolution de la société
Avec l’évolution globale de la société iranienne, l’aspect politique du nomadisme s’efface progressivement. Ainsi, un grand nombre de Bakhtiari sont tentés par les meilleures conditions garanties par la vie sédentaire. Au-delà des évolutions d’organisation politique, les Bakhtiari sont également confrontés aux changements sociétaux.
La transhumance du plus important peuple nomade d’Iran
Traditionnellement, les Bakhtiari se déplacent deux fois par an pour des raisons météorologiques et agricoles. Leur périple se déroule entre les régions du Khouzistan et du Chaharmahal-Bakhtiari, à travers les monts du Zagros. Ils empruntent les mêmes itinéraires depuis des siècles, car les cols de montagne franchissables sont peu nombreux. La migration d’été, en direction des montagnes, dure 15 à 45 jours. Le trajet inverse, en hiver, dure 8 à 30 jours. Durant ce voyage, les conditions climatiques et le milieu montagnard sont responsables de nombreux accidents et pertes matérielles.
Aujourd’hui, du fait des avancées technologiques, la migration a évolué. Certains Bakhtiari utilisent des véhicules pour le transport des animaux et du matériel. Ils réduisent notamment les dangers liés à la migration, comme les agressions ou les attaques d’animaux. Ainsi, seule une partie des groupes conserve les modes de migration ancestraux. Par conséquent, la taille de ces groupes s’est réduite. Leur organisation quotidienne s’en trouve profondément bouleversée.
Les Monts Zagros, chaîne de montagnes couvrant une grande partie du territoire iranien, et lieu de transhumance des Bakhtiari
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La fin du nomadisme : quelles perspectives ?
Désormais, seulement un tiers des Bakhtiari sont encore nomades. Plusieurs raisons sont à l’origine de cette sédentarisation. Tout d’abord, le réchauffement climatique provoque des périodes de sècheresse ou de tempêtes de sable. Ces nouvelles conditions ont compliqué la migration et le mode de vie isolé de ce peuple. Ensuite, la vie en ville assure des conditions économiques moins précaires. Ainsi, la convergence générale des modes de vie dans la société iranienne n’épargne pas les Bakhtiari, tentés par le confort de la vie sédentaire.
Ce sont d’ailleurs les femmes qui réclament le plus un mode de vie sédentaire. Leur charge de travail quotidienne conséquente, et les conditions climatiques extrêmes compliquent leur existence. Par ailleurs, leur protection juridique est moindre. En théorie, le droit iranien est le même pour peuples sédentaires et nomades. Mais dans la pratique, les femmes nomades ne peuvent par exemple pas prétendre à des héritages. En effet, les Bakhtiari ont largement conservé les traditions patriarcales qui caractérisent leur organisation quotidienne.
Ainsi, le mode de vie nomade des Bakhtiari et leur savoir-faire pourraient disparaître face aux perspectives du confort sédentaire. Cette sédentarisation en milieu urbain a des conséquences culturelles, organisationnelles, mais également politiques. L’intégration des Bakhtiari à l’organisation des villes est un enjeu majeur. D’une part, ces derniers doivent s’adapter à la présence d’autres groupes ethniques aux modes de vie différents. D’autre part, la présence des Bakhtiari va venir bouleverser le paysage des villes. Finalement, la raréfaction du nomadisme va adoucir leur opposition traditionnelle aux politiques de sédentarisation du gouvernement central. En effet, la sédentarisation mène à une redéfinition des besoins politiques de ce peuple. Les nouvelles demandes formulées s’assimileront progressivement à celles des autres populations sédentaires iraniennes.
[1] Jean-Pierre Digard, « Les tribus nomades, les Bakhtyâri en particulier, et l’État iranien, des Qâjâr à la République islamique, » Bulletin de l’association de géographes français no. 94-4 (2017) : 614.
[2] « Who are the Bakhtiari? Are They Still Nomads? » Iran Nomad Tours, https://nomad.tours/nomads/6466/who-are-the-bakhtiari-tribes-iran/.
[3] Yann Richard, « États et communautés en Iran hier et aujourd’hui, » Confluences Méditerranée no. 105 : 29.
[4] Yves Bomati, Houchang Nahavandi, Mohammad Réza Pahlavi, Paris : Tempus Perrin. (2019).
[5] « Bakhtiari Tribe » Encyclopaedia Iranica, https://www.iranicaonline.org/articles/baktiari-tribe.
[6] Ibid.