Le 17 septembre dernier se sont tenues les élections israéliennes. Secondes élections en l’espace d’un an puisque Benyamin Netanyahou n’était pas parvenu à former une coalition. Elles ont eu un résultat que certains n’hésitent pas à qualifier d’historique. « L’ère de Benyamin Netanyahou est révolue » lit-on en tête d’articles consacrés à ces résultats. Le parti de l’ancien premier ministre israélien, homme resté le plus longtemps à ce poste en Israël, n’a pas obtenu le plus grand nombre de sièges, et est arrivé au coude-à-coude avec le parti Kakhol Lavan (Bleu Blanc) de Benny Gantz. Alors que beaucoup n’hésitaient pas à présenter cette élection comme une sorte de référendum, devant approuver ou non la politique menée par Netanyahou, il est bon de considérer les résultats dans leur ensemble. En effet, l’éviction de l’ancien premier ministre n’est pas la seule issue inédite de ce scrutin.
Les résultats du scrutin, une amélioration à pressentir pour les minorités arabes ?
La liste arabe unifiée a obtenu un score particulièrement significatif, lui permettant de devenir le troisième parti en nombre de sièges à la Knesset (assemblée israélienne). Créée en 2015, cette liste est en fait le regroupement du parti communiste Hadash et de trois partis représentant les Arabes israéliens : Ra’am, Balad et Ta’al. Cette union découlait d’une nécessité politique : en 2014, le quota de voix nécessaire pour entrer à la Knesset est passé à 3,25 % contre 2 % auparavant, ce qui constituait une menace réelle pour les petites formations politiques – parmi lesquelles se trouvaient les partis arabes. Le but premier de la liste est de défendre et porter la voix des citoyens arabes d’Israël, qui représentent environ 20 % de la population totale du pays. Dissoute, elle s’est reformée avant le second scrutin de 2019, après un score décevant lors des élections d’avril. Suivant le dicton d’usage « L’union fait la force ». Il semble que cette union soit le fruit d’une volonté de représenter au mieux les intérêts de la population arabe du pays – et cela passe par devenir une force politique que l’on remarque. Le pari semble réussi.
Cependant, ce qui est une réussite basée sur un nombre de voix et de sièges ne résoudra, semble-t-il pas, la complexité de la situation des Arabes israéliens. Alors que les projecteurs médiatiques sont braqués sur la liste arabe unifiée, plusieurs questions demeurent. Comment ce parti va-t-il s’inscrire dans le paysage politique ? Va-t-il pouvoir changer réellement les choses en Israël ? Ce score remarquable ne doit pas faire oublier les interrogations profondes liées à cette liste, révélatrices de la situation politique des Arabes israéliens. Dans son article « Strong election showing revives old dilemma for Arab Israeli », le Times of Israel interroge la contradiction existant au fondement-même de cette liste. « Traduire ses gains dans les votes en influence politique (…) tout en restant en dehors du gouvernement », tel est l’objectif que l’on prête à la Liste arabe unifiée. Une situation complexe, donc, semblable à celle des Arabes israéliens dans le pays. Comment influencer sans faire partie de la majorité critiquée – qui ne représente par définition pas les intérêts des minorités ? A moins que ce parti ne soit pas à la hauteur de la diversité de la population qu’il souhaite représenter ; le risque étant surtout de créer une distance entre le parti élu et ceux qu’il prétend défendre – et de rendre la voix des Arabes israéliens encore une fois inaudible.
Les Arabes israéliens, minorité effacée d’Israël
Pour comprendre l’importance de la représentation politique en question, il est nécessaire de revenir sur la situation de cette minorité de la population israélienne. Par la désignation-même qu’on leur donne, la contradiction apparente de cette minorité est visible : arabe, oui, mais aussi israélienne, c’est-à-dire vivant au sein de l’Etat juif – se distinguant donc à la fois des Palestiniens et des Israéliens juifs. « Ceux qu’on appelle souvent les « Arabes israéliens » sont à l’origine les Palestiniens qui, au moment de la proclamation de l’Etat israélien en 1948, se trouvaient dans ses frontières et, en vertu d’un droit du sol qui ne s’applique qu’à eux, sont devenus citoyens israéliens » écrit Laurence Louer. Dans son texte L’intifada d’Al-Aqsa : quelle place pour les citoyens arabes dans l’Etat juif ?, elle revient sur les liens de ces anciens Palestiniens avec les Palestiniens vivant, eux, en Cisjordanie et à Gaza – liens s’exprimant particulièrement dans les combats politiques menés par ces derniers. Après plusieurs décennies durant lesquelles les arabes israéliens se sont faits discrets, « Ils ont laissé la place à une nouvelle génération revendiquant sa pleine appartenance au peuple palestinien et entendant jouer un rôle à part entière dans sa lutte de libération (…). En effet, un leadership politique arabe s’est peu à peu constitué au milieu des années 80, qui recueille aujourd’hui 70 % du vote arabe et est par là même représenté à la Knesset. Son message repose sur l’identification au peuple palestinien et le soutien à ses objectifs à court terme, en particulier l’établissement d’un Etat palestinien avec Jérusalem Est pour capitale. Il réclame en outre la transformation de l’Etat israélien en « Etat de tous ses citoyens », c’est-à-dire, en réalité, l’abolition de son caractère juif, considéré comme le seul moyen de parvenir à une égalité complète entre citoyens israéliens juifs et arabes. »
L’histoire politique des arabes israéliens, d’ailleurs nommés parfois aussi « Palestiniens d’Israël » s’inscrit donc dans cette évolution. En même temps que le lien entre arabes d’Israël et arabes de Palestine [1], les discriminations subies par les citoyens non juifs de l’Etat hébreu ont été démontrées, mises en lumière dans ce combat politique. Ceux que l’on n’hésite pas à qualifier de détenteurs d’une « citoyenneté de seconde zone » ne connaissent en effet pas le même quotidien que les juifs israéliens, d’une façon générale. Cela est dû au droit du pays, et aux symboles sur lesquels l’Etat s’est fondé. A titre d’exemple, le drapeau est frappé de l’étoile de David et de deux bandes bleues rappelant le talith, châle de prière juif ; l’hymne national, lui, mentionne consacre ses premiers mots au peuple juif : « Aussi longtemps que dans un cœur/Vibrera l’âme juive… ». La question du sort des minorités vivant au sein d’un tel Etat peut donc légitimement être posée – à plus forte raison quand la minorité est perçue comme une menace en raison de ses liens avec la terre d’Israël et avec le peuple palestinien. La loi sur l’Etat-nation semble avoir encore renforcé cette inégalité, en retirant à la langue arabe son statut de langue officielle de l’Etat par exemple.
Les Arabes israéliens représentent pourtant près d’un cinquième de la population en Israël. Outre cette discrimination judiciaire et symbolique, cette minorité connaît également des discriminations dans les faits. Certains n’hésitent ainsi pas à les diaboliser, ou à insister sur la caractéristique juive d’Israël, présentant dans les deux cas les citoyens arabes comme des citoyens à part. Ainsi, des propos tenus par Benyamin Netanyahou dans sa campagne électorale avaient suscité la polémique, nombreuses étant les voix qui se sont élevées pour protester contre sa vision selon laquelle « Israël n’est pas l’Etat de tous ses citoyens ». Ces propos sont-ils partagés par d’autres juifs israéliens, en dehors des sphères politiques ? Un sondage réalisé par The Israel Democracy Institute en 2017 a montré que 56 % des juifs israéliens considéraient qu’au moins la moitié les arabes israéliens approuvaient une attaque terroriste survenue près du mont du Temple à Jérusalem. « Les Juifs israéliens sont divisés » a annoncé l’institut. En dehors de cette méfiance existant à leur encontre, les Arabes israéliens doivent également faire face à une situation socio-économique en général plus complexe que celle de leurs compatriotes juifs. Ils seraient ainsi plus nombreux à vivre en situation de pauvreté, et ont accès à moins d’opportunités professionnelles. On peut dès lors mieux comprendre pourquoi il est nécessaire pour ces citoyens de faire entendre leur voix.Reste à savoir si le système et le paysage politiques israéliens sont réellement adaptés.
Faire porter sa voix dans un système qui ne veut pas l’entendre : la politique en Israël peut-elle vraiment aider les Arabes israéliens ?
Parler du positionnement politique des citoyens arabes d’Israël, revient le plus souvent à utiliser le terme de « dilemme ». En effet, les partis arabes, tout en se présentant aux élections, hésitent souvent à participer à un système politique qu’ils perçoivent comme oppressif envers la minorité arabe – ainsi qu’envers les Palestiniens. « Il est évident que les Palestiniens vivant à l’intérieur d’Israël veulent avoir plus d’influence (…). Mais si vous demandez à n’importe quel Palestinien dans ce pays s’il souhaite que nous, en tant que partis arabes, rejoignions un gouvernement d’occupation, un gouvernement dont le budget est consacré à l’occupation, aux assauts contre Gaza, sa réponse sera non » déclare Heba Yazbak, membre de l’un des partis en question. La stratégie électorale est à double tranchant, gagner des sièges à la Knesset est un atout, mais un atout peut-être illusoire : si les partis arabes ne peuvent s’inscrire dans un paysage politique qui ne sert de toute façon par leurs intérêts, la cause semble perdue d’avance. Il est vrai que la position d’opposition qui revient à la Liste arabe unifiée après les élections de septembre peut laisser espérer une marge de manœuvre relativement intéressante pour ce parti.
Néanmoins, quelques semaines après les résultats des élections, les manœuvres politiques semblent avoir pris le dessus sur les intérêts réels des partis. Ces élections, qui ont été perçues comme un moyen d’entériner ou non le « règne » de Benyamin Netanyahou, n’ont pas permis à un parti et à ses alliés d’avoir 61 sièges à la Knesset, c’est-à-dire d’obtenir une majorité au parlement, composé de 120 sièges en tout, et donc de pouvoir former un gouvernement. Si le parti Kakhol Lavan de Benny Gantz a obtenu quelques sièges de plus que le Likoud de Bibi, les deux têtes de listes étaient au coude-à-coude. Le président israélien, chargé de déterminer lequel d’entre eux serait chargé de former un gouvernement et donc de devenir le premier ministre, a dû (conformément aux règles du système israélien), consulter les députés. Et, pour la première fois depuis plusieurs décennies, le parti arabe a soutenu l’un des candidats au poste – Benny Gantz. Tout en précisant qu’il ne s’agissait pas pour elle de soutenir Kakhol Lavan, mais seulement de s’opposer à un retour de Netanyahou au pouvoir, la Liste arabe unifiée a bel et bien pris cette initiative historique. Seul l’un des partis de la liste, Balad, a choisi de rester opposé à Gantz. Si la responsabilité de former un gouvernement a finalement échu à Benyamin Netanyahou – ce qui a eu pour effet de plonger le pays dans une nouvelle impasse politique, ce soutien de la Liste arabe unifiée a fait couler de l’encre, et a interrogé de nombreux citoyens, Arabes palestiniens comme Palestiniens. L’opposition de Balad, qui a fragilisé le pouvoir obtenu lors des élections, et les nombreux débats internes à la Liste arabe unifiée témoignent de l’enjeu que représente ce soutien.
Beaucoup d’Arabes israéliens sont eux aussi partagés : si la plupart souhaitent décidément en finir avec « l’ère Netanyahou », Gantz n’apparaît pas toujours comme une alternative satisfaisante. Des interviews rapportées par Libération montrent que ce dernier reste, aux yeux de la population arabe, un « un criminel de guerre qui s’est vanté d’avoir détruit des quartiers entiers à Gaza », en tant qu’ancien chef de Tsahal, l’armée israélienne. « Je comprends le raisonnement des députés arabes : se débarrasser de Netanyahou est la priorité. Mais ils auraient pu aider tout autant en restant en dehors de ces jeux d’alliance, comme du temps de Rabin, où il s’agissait seulement d’empêcher que son gouvernement tombe. Briser la stratégie historique d’indifférenciation [stratégie de ne soutenir aucun candidat d’un parti sioniste] pour soutenir quelqu’un qui promet de bombarder Gaza, c’est ridicule. » commente Diana Buttu, ex-conseillère de Mahmoud Abbas, le président palestinien.
Selon le Middle East Eye, « La profondeur de la tragédie des citoyens palestiniens d’Israël, dont le choix par défaut était l’homme dont la campagne électorale mentionnait la fanfaronnade d’un ‘retour à l’âge de pierre’ pour Gaza lors de la guerre de Gaza (2008-2009), qui s’est vanté du nombre élevé de Palestiniens tués lors de cette guerre et dont les paroles montrent qu’il n’hésitera pas à agir de même à nouveau. (…) Les Arabes et les Juifs désirant une implication plus importante des citoyens Arabes ont applaudi la décision et l’ont qualifiée d’historique. Et c’est peut-être vrai ; mais la main de chacun des députés arabes qui a voté pour cette décision doit avoir tremblé à la pensée de son importance et de sa responsabilité qui reposera de fait sur eux quand le jour viendra où Gantz, cette fois en tant que premier ministre, orchestrera un autre massacre effroyable des habitants de Gaza. » Les réactions parfois très vives montrent bien la complexité pour les partis arabes d’exister à la Knesset. Si une telle hésitation à propos de la politique suivie par la Liste arabe unifiée, on peut légitimement s’interroger sur les liens qu’entretiennent les Arabes israéliens avec la politique en Israël.
Une représentation imparfaite des « Arabes israéliens » dans le paysage politique
De cette complexité et de ce dilemme (participer à un système que l’on désapprouve ou se taire et subir) découle semble-t-il un désintéressement des principaux concernés. Les Arabes israéliens se sentent-ils vraiment concernés par la politique en Israël et soutiennent-ils véritablement les partis supposés les représenter ? Les chiffres attestent d’un fort taux d’abstention au sein de cette catégorie de votants. Lors des premières élections de cette année, en avril, plus de la moitié des électeurs arabes n’avaient pas voté. Ce taux élevé avait été attribué à la dissolution de la Liste arabe unie (qui a été reformée en juillet 2019), ou encore par le sentiment d’abandon des Arabes israéliens, avec notamment la loi sur l’Etat-nation du peuple juif. Alors que des campagnes pour encourager les populations arabes d’Israël à aller voter ont été menées, certains exprimaient leur réserve, et leur circonspection vis-à-vis de l’utilité de leur vote. «Les représentants arabes ne font pas un travail sérieux », déplore Ahmad, qui a refusé de donner son nom de famille. « Mon vote ne changera pas la réalité. Ça ne changera rien d’une façon ou d’une autre. Nous vivons et travaillons ici, mais il est clair que c’est un pays pour les Juifs. » ; « Il nous manque beaucoup de choses, comme des programmes périscolaires pour les enfants, des parcs, une meilleure éducation, des infrastructures de soins de santé et des permis pour construire de nouvelles maisons. Parfois, j’ai l’impression que les représentants arabes représentent plus la cause palestinienne que nous ». Ces propos, rapportés par le Times of Israel, illustrent la position compliquée de la population arabe de l’Etat hébreu. Leur voix est bien différente de celle des juifs israéliens, mais différente également de celle des Palestiniens.
D’ailleurs, la Liste arabe unie présente des contradictions, qui peuvent nuire aux intérêts des Arabes israéliens. Entre Hadash, parti communiste, Balad, parti antisioniste et proche du panarabisme, Ra’am qui compte dans ses membres des islamistes, on imagine bien que trouver une ligne politique commune est compliqué. Un article de Haaretz, publié avant les élections, va également dans ce sens. Le manque de confiance envers les partis arabes ne serait pas seulement dû à un dilemme, mais aussi à l’incapacité de ces partis à proposer une alternative correcte. « Depuis les élections de 2015, les partis composant la Liste arabe ont commis toutes les erreurs possibles (…). Et, comme si cela n’était pas assez, les partis ont mis fin à leur coopération à cause de querelles d’egos, à propos de qui méritait le plus de sièges à la Knesset. C’est ce qui a finalement fait retomber l’enthousiasme de dizaines de milliers d’électeurs arabes (…). » poursuit-il, en présentant les élections de septembre 2019 comme un moyen de « restaurer la confiance des électeurs arabes ». Quand on voit les divisions qui semblent déjà fracturer la liste arabe, on peut douter de l’accomplissement de cet objectif. Des textes, pessimistes quant à l’avenir de la politique en Israël, soutiennent également que, peu importe les sièges obtenus par Benny Gantz ou par la Liste arabe, les mentalités restent et resteront profondément acquises à Netanyahou. Aucun homme politique n’étant pour l’instant capable de prendre sa relève de façon à l’effacer. « C’est toujours l’Israël de Netanyahou » titre le Jacobin. Les partis de la Liste arabe apparaissent donc mal armés, insuffisants et trop intriqués dans des querelles politiques pour pouvoir représenter une solution pour les Arabes israéliens. C’est ce qui explique que les Arabes israéliens se tournent vers d’autres formes de contestations « par le bas », pour se faire entendre.
Ainsi, ces derniers jours ont été marqués par une grève massive, afin d’attirer l’attention sur les problèmes de violence récurrents auxquels doivent faire face les communautés arabes en Israël. Un moyen de « faire pression sur le gouvernement » selon les propos d’une manifestante. Les députés arabes ont été solidaires du mouvement, en boycottant la cérémonie d’ouverture de la Knesset. Il n’en demeure pas moins que ce mouvement est parti du peuple, comme un moyen pour lui de se réapproprier la politique. Depuis quelques années, de nouvelles formes d’activisme et d’expression font leur apparition parmi les populations arabes d’Israël : réappropriation de lieux, création d’un musée d’art arabe dans le nord du pays… La situation de ceux que l’on appelle « Arabes israéliens » est complexe, et ne peut être saisie correctement que par l’écoute attentive de ceux qui la vivent. Si la représentation politique échoue à faire passer ce message, alors il devient sans doute nécessaire de trouver de nouveaux moyens de le faire entendre et de le réaffirmer.
[1] « l’attitude colombe ou faucon quant au sort des territoires palestiniens est fortement prédictive de l’attitude face à la minorité arabe », ibidem.
Image : Ballots papers of Israeli legislative election, 2019, by Laliv g [CC BY-SA 4.0]