La troisième saison de la série israélienne Fauda (« chaos » en arabe) a été diffusée au début de l’année. Il semble qu’il ne soit plus nécessaire de présenter cette série, qui suit les missions d’agents de commandos israéliens mista’arvim (« arabisés »), chargés d’infiltrer les territoires occupés en se faisant passer pour des Palestiniens. Depuis la sortie de la première saison en 2015, la série a connu un franc succès : en témoigne le site de critiques bien connu Rotten Tomatoes, qui affiche 92% de critiques positives de la part de spectateurs, ainsi que les diverses récompenses reçues. Si nombre d’entre elles provenaient de l’Académie israélienne du cinéma et de la télévision, la série a également été remarquée à l’international : le New York Times l’a ainsi classée comme la huitième des trente séries internationales de la décennie. Un grand succès et une large audience, donc.
Toutefois, cette série, les histoires qu’elle raconte et la façon dont elle les représente s’attirent aussi des critiques, notamment de la part de ceux qui s’intéressent à la vision palestinienne du conflit. Il y a quelques jours, l’Institute for Palestine studies a consacré un article à ce sujet : son auteur, Muhammad Ali Khalidi, accuse Fauda d’être un « outil de propagande israélienne ». « Si Exodus a popularisé la vision israélienne de la Nakba [exode d’environ 700 000 Palestiniens après la création d’Israël en 1948] et de l’établissement de l’État d’Israël, en le disséminant auprès d’une large audience, Fauda pourrait faire de même avec le système israélien rappelant l’apartheid, en promouvant une vision alternative de la réalité (…). » Si ce n’est pas la première fois que la série est attaquée (l’article mentionne des critiques dans les médias), l’auteur pointe trois problèmes qui devraient selon lui attirer plus d’attention de la part des spectateurs : dans l’ordre, les violations du droit international, l’appropriation culturelle, et l’effacement de l’occupation militaire. En comparant cet avis avec d’autres sources, il apparaît que la série peut en effet être critiquable ; la culture est rarement neutre (a fortiori dans un contexte de conflit), et Fauda délivre comme beaucoup d’œuvres un message.
L’art au service d’une banalisation de la violence ?
Muhammad Ali Khalidi décrit dans son texte la brutalité de la série, ou plutôt la façon dont cette réaliste brutalité n’est pas mise au service d’une dénonciation des actions commises par les forces israéliennes en territoire palestinien : « Dans cette série comme dans le discours officiel, les Mista’arvim ont une mission de ‘contre-terrorisme’. Cependant, la série ne mentionne jamais que leur existence même est contraire à l’éthique de la guerre. Le droit humanitaire international interdit les forces militaires de se faire passer pour des civils pour les tuer, les blesser ou les capturer, et la violation de ce principe constitue le crime de guerre de ‘perfidie’. (…) Le droit humanitaire international demande également aux belligérants de faire une distinction entre les combattants et les non-combattants, et de s’abstenir d’attaquer les non-combattants ; or, quasiment toutes les opérations majeures menées par cette unité impliquent de brutaliser des civils ou d’envahir leurs foyers. La série normalise aussi l’usage de la torture des prisonniers et des kidnappés, qui sont régulièrement sujets de violences physiques gratuites. » De la même manière, la série efface selon lui les violences quotidiennes subies par les Palestiniens : « Bien que des checkpoints soient montrés fréquemment, l’occupation militaire est à peine mentionnée dans Fauda, et le mur de l’apartheid et les colonies ne sont tout simplement pas décrites (…). Cette présentation du conflit est une mauvaise parodie pour quiconque sait comment les choses se déroulent en fait dans les territoires occupés (…). » Ainsi, si une certaine violence est montrée à l’écran, elle ne sert pas à dénoncer l’unité qui la commet ; cette violence serait au contraire banalisée, et ne permettrait aucune remise en question lorsqu’elle est employée contre les Palestiniens.
Un avis partagé par d’autre : en 2018, le mouvement de boycott BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) a écrit à Netflix, qui diffuse la série, pour lui demander de la retirer de son catalogue. Dans les arguments avancés dans leur lettre, on retrouve la dénonciation d’une série qui « encourage la violation du droit international et des droits humains », et qui « donne de la légitimité à des criminels de guerre ». Un article du Guardian, publié peu après la diffusion de la saison 2, a un avis plus nuancé : s’il reconnaît que la série a fait un effort pour décrire les deux côtés, et pour briser l’idée d’une « supériorité morale » d’Israël, il enchaîne en mentionnant le point de vue partial adopté, en majeure partie israélien. Qui plus est, cette série camoufle certaines caractéristiques du conflit : « Les créateurs de Fauda ont dit qu’ils veulent montrer que toute personne vivant dans une zone de conflit en paie un prix, mais de telles représentations d’une égale souffrance sont plus que critiquables dans le cas d’un conflit asymétrique, dont l’un des deux côtés se trouve sous occupation. » Diana Battu, avocate en droits humains s’exprime dans l’article en soulignant que la mise en scène de la violence fait disparaître toute réflexion morale chez le spectateur. « Les concepts de bien et de mal sont effacés, l’illégalité est effacée… Cela devient simplement un concentré d’action. »
Si cette critique est justifiée, d’autres tentent de la nuancer, en montrant que la série peut aussi avertir sur la réalité du conflit. C’est le cas de Jean-Pierre Filiu, qui voit dans le « monde orwellien » de la série un reflet réaliste de la situation en Palestine : « Le réalisme dont se réclame Fauda culmine dans la description du contrôle à distance de la population palestinienne. Chaque échange téléphonique ou virtuel peut être immédiatement intercepté, chaque téléphone piraté, chaque ordinateur piégé. Une photo prise à la volée permet une reconnaissance faciale immédiate. Tous les Palestiniens sont fichés, au besoin traqués dans leur intimité, espionnés et manipulés. Les drones surveillent en permanence des territoires dont le moindre recoin est disséqué à volonté dans le centre opérationnel du contre-terrorisme israélien. », explique-t-il. La série peut conséquemment être l’occasion d’une prise de conscience : « Le spectateur, saisi de vertige, se rappelle alors que toute occupation salit autant l’occupant qu’elle humilie l’occupé. Même quand cette occupation dure depuis plus d’un demi-siècle. » Une prise de conscience facilitée peut-être par le fait que Jean-Pierre Filiu connaisse extrêmement bien le contexte israélo-palestinien. L’Orient le Jour a préféré lui aussi insister sur les aspects positifs de la série, en citant Avi Issacharoff, l’un des coauteurs de la série, qui insiste sur sa volonté de représenter une réalité complexe, sans caricatures. La question de la violence est donc loin de faire consensus : on peut sans doute nuancer les deux derniers avis, puisque leurs auteurs connaissent le contexte dans lequel la série prend place, et sont donc capables de nuance. Un spectateur moins averti sera peut-être plus prompt à tomber dans le « piège » décrié par Muhammad Ali Khalidi et Diana Battu.
La dépréciation de la culture palestinienne
Outre la banalisation de la violence, l’appropriation culturelle était aussi dénoncée par l’Institute for Palestine studies : « Lorsqu’ils accomplissent leurs missions, les membres de l’unité parlent arabe, portent des vêtements arabes, et jouent des personnages palestiniens (…). Malgré ces éléments d’appropriation culturelle, les imitations dans Fauda sont souvent involontairement comiques, du moins pour les Palestiniens qui regardent la série. On entend tellement l’accent hébreu dans l’arabe de Doron [l’un des personnages principaux, israélien] qu’il est extrêmement crédule d’imaginer qu’il serait capable de convaincre n’importe qui qu’il est Palestinien. De la même façon, les déguisements que les membres de l’unité portent régulièrement sont souvent amateurs, laissant l’impression que s’affubler simplement d’un keffiyeh ou d’un hijab va permettre immédiatement à un soldat israélien de traverser Naplouse ou Ramallah. Ces pratiques ne suggèrent pas seulement que les manifestations de la culture palestinienne sont superficielles et faciles à imiter, mais aussi qu’il n’est guère difficile d’embobiner les Palestiniens. » La culture et l’identité palestiniennes seraient donc caricaturées dans la série. C’est ce que dénonce particulièrement George Zeidan, l’un des rares Palestiniens des territoires occupés à avoir pu pénétrer dans la bande de Gaza (sous blocus depuis 2007). Il s’indigne dans le journal Haaretz de la représentation qui est faite des Gazaouis dans la saison 3 de la série : « Je ne pouvais qu’éclater de rire. » Les situations incongrues, montrant Doron être trop familier avec une Gazaouie en l’appelant habibi (familiarité qui n’existe pas dans la société palestinienne, lorsque l’interlocuteur est une personne inconnue du sexe opposé), ou ses collègues user d’excuses qui sont absurdes dans le contexte de Gaza (comme celle de venir commercer, alors que le territoire est sous blocus). « Cela donne l’impression que les Palestiniens sont assez bons à s’approprier à des fins dramatiques, mais pas pour quoi que ce soit qui s’approcherait d’une représentation authentique. Peut-être que Fauda aurait besoin de plus de conseillers palestiniens. » Il est également horrifié par la représentation des Palestiniens (et Arabes israéliens) comme violents et radicalisés : « L’une des pires scènes, dangereuse, même, a lieu à la fin de la troisième saison, lorsqu’un physiothérapeute arabe essaie de tuer le chef de l’une des branches du Shin Bet en Palestine, au début d’une session de thérapie dans un hôpital israélien. Cela vaut le coup de déconstruire cette intrigue : 17% des physiciens d’Israël, 24% de ses infirmiers et 47% de ses pharmaciens sont Arabes. Il n’y a jamais eu un seul incident dans l’Histoire qui aurait impliqué qu’un Arabe rompe le serment d’Hippocrate et blesse un patient. »
Une mauvaise représentation des Palestiniens donc, alors même que l’intrigue prend place soit en Cisjordanie soit dans la bande de Gaza. Pour Orly Noy, cette méconnaissance est loin d’être innocente : « Fauda s’appuie non seulement sur cette peur des espaces palestiniens, mais l’amplifie, la légitime et la normalise. Les Palestiniens sont représentés comme des créatures effrayantes et exotiques qui habitent des lieux où seuls les commandos osent s’aventurer. Le sionisme a réussi à transformer les Palestiniens en personnages exotiques dans leur propre patrie. » Elle reproche également à la série de prétendre représenter les Palestiniens à travers un filtre israélien, et encourage à écouter les Palestiniens (notamment ceux vivant dans la bande de Gaza, dans le cas de la saison 3) lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes : « Oui, il est important de savoir ce qui se passe dans la bande de Gaza, car elle se désintègre en état de siège, mais pas par le biais de divertissement pour les masses. » Une appropriation également critiquée par Sayed Kashua, un auteur arabe israélien : « L’arrogance et la présomption de propriété sur l’histoire palestinienne sont les conséquences inévitables de la règle militaire qui régit les vies palestiniennes. Comme les soldats, de nombreux artistes israéliens ne respectent pas les frontières. Certains volent la terre, d’autres volent une histoire. » Il y a donc une forte critique de la façon dont les Palestiniens sont représentés, d’autant qu’ils n’ont pas voix au chapitre. Avi Issacharoff soutient que la série n’avait pas un but politique et qu’elle est une réalisation israélienne destinée avant tout à une audience israélienne. Dans le même article, des acteurs palestiniens ayant joué dans la série explique que, bien qu’ayant des limites, elle a tout de même fait des efforts pour ne pas tomber dans des généralisations trop grossières. On a donc sur ce sujet la même opposition que sur le thème de la violence : si une forte critique de la série existe, d’autres tentent de nuancer leur avis. Dans tous les cas, il convient peut-être pour le spectateur moins averti de regarder Fauda avec un œil critique.
La culture, le soft power et la légitimité
Si le coauteur de la série a affirmé que Fauda n’était pas un projet politique, les polémiques autour de cette série soulèvent tout de même quelques questions. Les sphères de la culture et de la politique sont rarement isolées l’une de l’autre, et le contexte d’un conflit peut très vite donner au divertissement des aspects d’arme. Le concept de soft power peut ici être avancé : il s’agirait d’influencer la pensée à travers des méthodes douces, ici à travers ses productions culturelles. Nous avons déjà cité plusieurs articles présentant Fauda comme un outil de propagande de la part de l’État hébreu. Dans les faits, plusieurs productions télévisées israéliennes ont connu un certain succès ces dernières années, ce qui attire de vives critiques. Un article d’Al Jazeera parle ainsi d’une « guerre de la propagande menée à travers les shows télévisés ». En mentionnant plusieurs séries (Fauda, Our Boys, ou encore le récent The Messiah), le texte avertit contre le succès de ses séries qui, en plus de renforcer le narratif israélien, présente aussi les services secrets comme des garants nécessaires de la sécurité. « Le récent succès de programmes centrés sur Israël, essayant de le montrer comme une force éthique est une tentative claire pour gagner la bataille de la légitimation. Bien que cette bataille puisse ne pas sembler la plus importante, l’efficacité de telles programmations ne doit pas être sous-estimée. (…) En effet, dans le monde d’aujourd’hui, les services médiatiques comme Netflix et leurs séries populaires sont la source de connaissance principale de nombreuses personnes. » Si ce point de vue doit être nuancé, la question qu’il soulève demeure intéressante. Si le terme de « propagande » est fort, l’emploi d’une forme de soft power par Israël ne fait en fait pas réellement débat. Le docteur Asaf Romirowsky du Centre Begin-Sadat pour les études stratégiques de l’université de Bar Ilan reconnaît qu’Israël a adopté une « défense active sur l’écran ». « Les prises de décision israéliennes ont toujours été guidées par l’ethos de la défense active, et cela se décèle dans la production de films et de séries israélienne. (…) » Les œuvres cinématographiques seraient selon lui un moyen de se « défendre » : le professeur mentionne particulièrement le besoin pour Israël de rétablir le lien avec la diaspora juive (en particulier américaine). Proposer des œuvres modernes dans lesquelles le spectateur s’identifie avec des forces israéliennes (et dans laquelle on trouve une représentation des combats qu’Israël doit mener, bien que cette représentation ait ses limites) peut mener à un ré-établissement de ce lien.
En fait, on trouve dans ces deux analyses différentes la même idée : la « bataille de la légitimation » décrite dans Al Jazeera et la « défense active » étudiée par le docteur Romirowsky font toutes les deux ressortir certaines failles d’Israël. Il me semble qu’on peut y voir une volonté de l’État hébreu de trouver sa justification, alors que sa légitimité est très souvent remise en cause. « Le dossier de la légitimation n’est pas clos et ne pourra vraiment être refermé que lorsque la question éthique sera elle-même résolue. Que des États arabes opportunistes, apeurés et contraints, une Direction palestinienne affaiblie et décrédibilisée se soient résignés à ce qui était jadis impensable – l’existence d’un État d’Israël avec, à ses côtés, une Palestine en lambeaux – ne suffit pas à légitimer moralement les acquis israéliens. » explique Robert Bistolfi. Il me semble que le soft power déployé dans Fauda comme dans d’autres séries a comme objectif de donner à Israël la légitimité morale qui lui manquerait pour l’instant, en changeant le regard porté sur les forces militaires israéliennes. Les réactions vives montrent bien que ce but est loin d’être atteint ; comme si l’art, quoique politique, ne suffisait pas toujours.
Image: Yamas fighters with the personal of the Israeli television serie « Fauda », by Mark Neyman / GPO, OTRS.