Le contexte d’indépendance récente de l’Asie centrale (1991) rend la gestion des différentes minorités ethniques présentes dans les cinq pays (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan) un défi pour les autorités étatiques. Ces Etats sont d’autant plus dans une poursuite d’assise du pouvoir et de stabilisation étatique comme le démontrent l’instrumentalisation de la montée du nationalisme et la création d’une identité nationale liée à chaque cœur ethnique des pays.
Dans cette mosaïque ethnique, les Ouzbeks représentent la seule minorité présente dans chacun des pays d’Asie centrale hors pays d’ancrage ethnique, et même au-delà, en Afghanistan. L’Ouzbékistan, bien que doublement enclavé, est le seul à avoir une frontière commune avec les quatre autres Etats d’Asie centrale. Son poids démographique est tel que sa population représente la moitié de la région.
Le poids et le passé de la minorité ouzbèke dans les pays de la région
La poursuite d’une stabilité étatique dans tous les pays d’Asie centrale s’effectue à travers un renforcement du cœur ethnique. Les Ouzbeks subissent tout particulièrement une discrimination généralisée, notamment une sous- représentation au niveau politique et un manque d’accès aux postes administratifs de haut niveau. L’accès à la langue nationale d’éducation leur est limité tandis que la langue ouzbèke reste rarement enseignée à l’école.
Au Kazakhstan, les Ouzbeks représentent la seconde minorité ethnique après celle des russes. Il y existe une perception des Ouzbeks comme étant des musulmans plus fervents que les Kazakhs. Les attentats-suicides de Tashkent en 2004, perpétrés par des Ouzbeks de l’oblast (la région) de Shymkent au Kazakhstan, ont renforcé cette image négative.
Au Turkménistan, des milliers d’Ouzbeks demeurent sans papiers d’identité et sans citoyenneté turkmène suite à une non-reconnaissance des passeports soviétiques.
Au Tadjikistan, la minorité ouzbèke constitue environ 14 % de la population. L’accès aux ressources économiques et politiques est constamment refusé à cette minorité, dans le pays le plus pauvre de l’espace post-soviétique. L’argument du radicalisme est particulièrement utilisé contre les Ouzbeks du Tadjikistan : les communautés ouzbèkes seraient les premières à se rallier au parti politique islamiste Hizb-ut-Tahrir banni en Asie centrale. De même, le groupe Etat Islamique recruterait les Ouzbeks plus facilement. Ainsi, le groupe militant islamiste du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO) a été par ailleurs particulièrement actif durant la Guerre civile du Tadjikistan (1992-1997), et a rejoint le groupe Etat Islamique en 2015.
La situation au Kirghizistan demeure historiquement la plus violente. Les Ouzbeks constituent 14,6 % de la population, concentrés à l’Ouest où se trouve la seconde ville du pays, Osh, peuplée à environ 44 % d’Ouzbeks. En 2005 et en 2010, deux révolutions populaires entraînèrent un changement de la présidence du pays. Cependant, la nouvelle présidence populiste nationaliste instaurée à la suite de la Révolution des Tulipes de 2005 mit fin à la politique de « pays commun » du président Akaïev, qui avait fondé l’Université Kirghiz-Ouzbek d’Osh. La révolution kirghize de 2010 a donné lieu à des violences inter-ethniques, principalement à Osh, où un état d’urgence y a même été décrété. Le nombre de morts fut estimé à 470 morts par une commission indépendante internationale, mais ce nombre reste contesté à la hausse. La conséquence de ces violences fut une plus grande marginalisation des Ouzbeks, de la langue ouzbèke et une montée du nationalisme kirghize.
L’Ouzbékistan, nouvelle puissance en devenir d’Asie centrale ?
Les minorités ouzbèkes établies dans les quatre pays d’Asie centrale gardent des liens avec l’Ouzbékistan, notamment à travers des déplacements et la poursuite d’études dans ce pays. Ces minorités se sentent plus proches de la politique de l’Ouzbékistan et suivent donc avec un intérêt tout particulier ses développements.
La minorité ouzbèke est ainsi perçue par les autorités des pays voisins comme une plateforme potentielle du pouvoir ouzbek afin d’influencer les développements politiques et la sécurité. La sécurité au Tadjikistan est d’autant plus un sujet de première importance de par la guerre civile de 1992-1997, le rôle joué par le MIO lors de celle-ci et à sa frontière de 1 200 kilomètres de long avec l’Afghanistan. Toute instabilité, surtout ethnique, pourrait entraîner un déversement de la guerre d’Afghanistan au Tadjikistan, et dans tout Etat d’Asie centrale. Il s’agit également d’une peur de revendications irrédentistes qui affaibliraient les pouvoirs centraux, entraînant des tensions ethniques et un potentiel effet domino. Cela déséquilibrerait l’équilibre actuel de la région en faveur de l’Ouzbékistan.
Cependant, le Président ouzbek Shavkat Mirziyoyev, à la tête du pays depuis septembre 2016, a adopté un discours de réconciliation avec ses voisins, au contraire de son prédécesseur Islam Karimov. Sa politique étrangère a pour but de se rapprocher et d’apporter un premier effort envers une discussion au niveau régional comme l’a prouvé la congrégation des chefs d’Etat d’Asie centrale à un sommet régional le 15 mars 2018. Les disputes de frontières entre l’Ouzbékistan et ses voisins sont progressivement résolues, tandis que des accords de déplacements sans visa sont signés, comme celui avec le Tadjikistan de janvier 2018. Ces accords sur les procédures de visa facilitent en particulier la traversée de la frontière afin de rendre visite à des membres de la famille pour les minorités ouzbèkes. Le barrage de Rogun au Tadjikistan, auquel l’ancien président Karimov était farouchement opposé par peur que le Tadjikistan puisse couper l’eau de l’Ouzbékistan, est maintenant en phase de construction suite au changement de position de Mirziyoyev. Ces développements mettent à mal la conception de tentative d’influence sur les développements politiques et sécuritaires des pays limitrophes à travers les minorités ouzbèkes présentes.
Ces éléments positifs entrepris par la présidence ouzbèke ne signifient pas pour autant une fin des discriminations des minorités ouzbèkes dans la région ou une fin des tensions : les violences de juin 2010 au Kirghizistan restent un sujet tabou, tandis que les arrestations pour activités extrémistes se concentrent sur les Ouzbeks au Tadjikistan.
Image : Osh Bazaar in Bishkek, Kyrgyzstan, by neiljs, Flickr, CC BY 2.0