Depuis la chute de l’URSS, la Russie est devenue une terre d’immigration pour les anciens pays du bloc soviétique. Cette immigration est principalement une migration de travail. Des experts estiment entre six et sept millions le nombre de migrants, dont une très vaste majorité est clandestine. C’est notamment le cas pour les migrants originaires d’Asie centrale qui représentent la majorité des travailleurs migrants.
En 2019, on estimait à plus de deux millions le nombre d’Ouzbeks en Russie, plus d’un million de Tadjiks et à 700 000 le nombre de Kirghizes. La plupart occupent des emplois manuels physiques et non qualifiés, faiblement rémunérés. Certains travaillent en tant que saisonniers dans le sud de la Russie lors des récoltes agricoles. Face aux perspectives économiques moroses de leurs pays d’origine, la Russie apparaît comme économiquement stable. Le but est le plus souvent de permettre à leurs familles restées en Asie centrale de subsister grâce à l’envoi de fonds obtenus en Russie. Par conséquent, le Tadjikistan et le Kirghizistan figurent parmi les pays qui reçoivent le plus de fonds de la part de travailleurs basés à l’étranger. Selon la Banque Mondiale, ce taux représentait 28,6% du PIB du Tadjikistan et 28,5% du PIB du Kirghizistan en 2019. Ces fonds sont donc cruciaux pour les économies eurasiatiques.
Cependant, la pandémie de la Covid-19 a aggravé la situation déjà précaire de ces migrants.
Une première vague de tous les risques
En raison de leur clandestinité et de leur précarité, ces migrants ont été les plus touchés par les conséquences économiques lors de la première vague. Durant le confinement (du mois de mars au mois de mai), 40% ont été licenciés contre 23% dans la population russe. 35% additionnels ont été mis en congés sans rémunération. Au total, 75% des migrants d’Asie centrale ne travaillaient pas au plus fort de la première vague. Or, pour la population russe, ce taux est de 48%, soit environ un tiers de moins.
L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) avertissait en mai des conséquences négatives sur les envois de fonds par ces travailleurs. « Notre recherche initiale montre que plus de 90% des travailleurs migrants seront incapables d’envoyer des fonds [à leurs familles]. Ils n’ont pas d’économies et les industries desquelles ils dépendent sont à l’arrêt, » expliquait le Coordinateur sous-régional pour l’Asie centrale de l’OIM, Xeynal Hajiyev.
Dès le 18 mars, la Russie interdit l’entrée sur le territoire à tout étranger et ce, jusqu’à l’été. Cette décision affecte les travailleurs saisonniers eurasiatiques sur lesquels les agriculteurs russes dépendent. Dans le secteur de la construction, les travailleurs sont au contraire autorisés à reprendre le travail dès le mois d’avril, par crainte d’un arrêt complet des grands chantiers. Les lieux de vie des migrants deviennent également des foyers de contamination de masse dans toute la Russie. Un dortoir en dehors de Saint-Pétersbourg comptabilise 123 cas confirmés chez des migrants. À Mourmansk, près de la frontière avec la Finlande, c’est un foyer de 175 cas. En Bachkirie, République géographiquement proche du Kazakhstan, on rapporte 68 cas. Or, les migrants eurasiatiques ont un accès minimal aux services de soin. Être testé positif en Russie représente donc un réel danger de mort pour ces migrants d’Asie centrale.
Les défis du rapatriement
Selon le Chef de Mission pour la Fédération de Russie de l’OIM, plus de 60% des migrants se retrouvent incapables de payer leur loyer, et 40% incapables d’acheter de la nourriture. Rester en Russie devient rapidement impossible pour beaucoup. Or, la Russie ferme ses frontières au mois de mars. Les migrants, désireux de rentrer, s’amassent à la frontière russo-kazakhe dès le mois mai. C’est aux autorités nationales d’Asie centrale d’organiser les rapatriements.
Or, les pays d’Asie centrale se sont divisés en deux camps. D’un côté, le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan rapportent leurs premiers cas entre les 13 et 18 mars. De l’autre, le Turkménistan et le Tadjikistan se terrent dans le déni. Finalement, le Tadjikistan rapportera ses premiers cas le 30 avril. À ce jour, le Turkménistan ne déclare officiellement aucun cas mais a ordonné un confinement de la capitale, la restriction des voyages intra-nationaux et le port du masque obligatoire.
Un rapatriement discret
Les gouvernements eurasiatiques organisent des vols charters pour rapatrier leurs citoyens les plus vulnérables. Ainsi, 3 000 Kirghizes sont rapatriés en mars. L’appartenance à l’Union Économique Eurasiatique du Kirghizistan facilite ces rapatriements. En effet, l’Union permet la libre circulation des personnes et lève les restrictions d’emploi aux étrangers. L’aéroport international de Manas, principal aéroport du Kirghizistan, reste ouvert pour les rapatriements. Le Tadjikistan organise également des vols pour rapatrier ses citoyens, notamment au mois de mai. Entre avril et octobre, 70 000 Tadjiks ont été rapatriés par vols charters. L’Ouzbékistan rapatrie en avril dix-sept morts par la route et organise des rapatriements de masse notamment à l’été. À la fin juillet, environ 100 000 Ouzbeks avaient été rapatriés, la plupart depuis la Russie.
Toutefois, le rapatriement pose le risque d’importation de cas infectieux. Officiellement, la Russie est le cinquième pays en termes de cas de contamination. Or, l’Asie centrale connaît déjà des difficultés économiques dont une forte inflation. Les soubresauts politiques au Kirghizistan, qui connaît sa troisième révolution en 15 ans, découragent les éventuels investissements. L’une des conséquences économiques de la pandémie dans la région est celle de la hausse de la pauvreté. Les conséquences sur le long terme restent à déterminer mais s’annoncent négatives.
Seconde vague et problèmes persistants : diviser pour conquérir
« S’il vous plaît, dites-leur d’envoyer plus de trains ! ». Ces mots sont répétés par des travailleurs migrants eurasiatiques coincés dans des camps de fortune à la frontière russo-kazakhe au mois de septembre. Le camp, construit pour 900 personnes, regroupe officiellement 4 000 migrants ouzbeks. Les trains circulent une fois par semaine et ne peuvent transporter que 950 individus.
Au 1er novembre, ce sont des vols charters vers le Tadjikistan qui sont annulés. Les raisons demeurent inconnues. Les vols Russie-Tadjikistan ne sont pas réguliers. Les vols charters spécialement affrétés sont le seul moyen à disposition pour les migrants tadjiks.
Le rapatriement reste donc erratique. Les frontières de la Russie restent fermées. Toutefois, la Russie autorise les touristes kazakhs et kirghizes sur son territoire. Pourtant, il s’agit des deux pays eurasiatiques les plus touchés par la Covid-19. Cette division creuse les difficultés pour l’Ouzbékistan et le Tadjikistan et leurs ressortissants en Russie. Une division qui joue également de l’appartenance ou non à l’Union Économique Eurasiatique. En effet, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan ne sont pas membres, le premier ayant préféré le statut d’observateur en mars 2020. À plusieurs reprises, des rumeurs pour une éventuelle accession du Tadjikistan au statut de membre ont circulé, mais cela n’a pas donné de suite.
On peut également appliquer une lecture néo-colonialiste à cette différence de traitement. La Russie, acteur historiquement important en Asie centrale, voit sa domination se réduire dans la région par deux processus. Le premier est la politique de la Chine, difficilement acceptée par les populations eurasiatiques. Le second processus provient des dynamiques de collaboration intrarégionales depuis l’accession à la présidence de l’Ouzbékistan de Mirziyoyev en 2016. Ainsi, il s’agirait pour la Russie de casser ces dynamiques grâce à la division pour démontrer son autorité et son importance dans la région.
Les migrants d’Asie centrale travaillant en Russie ont fortement subi les conséquences économiques dues à la Covid-19. Leur précarité les a rendus plus vulnérables face à ce danger nouveau. Le rapatriement des ressortissants eurasiatiques demeure instable malgré des initiatives gouvernementales. La seconde vague actuelle ne facilite en rien la situation, notamment avec la différence de traitement opérée par les autorités russes. Si les flux de migration sont actuellement interrompus, le poids économique de la Russie (malgré ses propres difficultés) rend le pays durablement attractif pour les populations eurasiatiques. Néanmoins, les migrants d’Asie centrale, même ceux en situation régulière et ceux dont le dossier est en étude, connaissent une vie quotidienne difficile en Russie. Discrimination, xénophobie et racisme sont monnaie courante, notamment dans les grandes villes de l’Ouest russe.
Image : New constructions in St. Petersburg, Russia (Saint Petersburg, Russia Lakhta Center Workers from Uzbekistan) by Ninara from Helsinki, Finland, Wikimedia Commons, CC BY 2.0