La langue russe bénéficie, au Kirghizistan, d’un statut tout particulier. Il s’agit tout d’abord de la langue promue à l’époque soviétique et de langue de communication de l’homo sovieticus. Le pays, mais aussi l’Asie centrale, fait partie de la sphère traditionnelle d’influence de la Russie. Aujourd’hui, le gouvernement russe considère la langue russe comme condition pour faire partie du « monde russe » (Russkiy Mir). De plus, la langue russe est désormais la langue de communication inter-ethnique au Kirghizistan : le pays compte plus de 80 groupes ethniques. D’après le Bureau des statistiques du Kirghizistan, le groupe majoritaire est celui des Kirghizes à environ 73 % mais le groupe russe est la seconde minorité du pays, après celle Ouzbek à près de 353 000 individus (soit 5,64 %).
L’ampleur du statut de la langue russe au Kirghizistan
Le Kirghizistan est aussi considéré comme le pays le plus « russifié » d’Asie centrale. La période soviétique, particulièrement à partir des années 1960 a donné lieu à une russification. Cette russification était perçue comme condition nécessaire pour la réussite économique. L’écrivain kirghize Chyngyz Aitmatov a nommé ce phénomène « Mankurtisation » d’après une légende où les prisonniers perdaient leur identité afin de devenir esclave.
Ainsi, un plus grand pourcentage de la population du Kirghizistan parle le russe comme première ou deuxième langue si l’on compare aux autres pays de la région. Le russe est également considéré comme un atout considérable pour l’émigration et le travail en Russie. Le Kirghizistan est l’un des pays au monde les plus dépendants sur l’envoi de fonds effectués par ses migrants, installés principalement en Russie. Le président actuel du pays, Sooronbai Jeenbekov, est, qui plus est, un ancien professeur de russe.
Cependant, 48 députés de l’opposition ont annoncé un projet de loi appelant à un référendum. Ce référendum aurait pour but de retirer au russe son statut de langue officielle. En effet, le russe est la langue privilégiée en politique et par l’administration. A la chute de l’URSS, beaucoup de fonctionnaires ne parlaient pas assez bien le kirghize pour travailler dans cette langue. Le russe a donc été conservé comme seconde langue officielle. Cette décision signifie que les citoyens ressentent une forte pression pour apprendre le russe. En effet, le russe est nécessaire pour accéder aux études supérieures et à des postes de haut niveau. Les Kirghizes sont également contrariés que la langue d’une minorité et de l’ancienne puissance conserve un statut plus important que la langue du groupe majoritaire.
Les peurs liées à la fin du russe comme langue officielle
Si la démarche de l’opposition peut d’abord surprendre, le débat n’est pas nouveau. Le statut du russe a été plusieurs fois remis en cause lors de la dernière décennie, sans succès. La peur d’une émigration des minorités ayant le russe comme langue maternelle explique en partie la conservation du statut de la langue. Ces minorités (notamment russes) sont composées de travailleurs hautement qualifiés. Leur perte serait une tragédie dans une contexte de dette publique nationale détenue à plus de 50 % par la Chine. Les citoyens sont d’autant plus inquiets par les ambitions d’influence chinoises. La fin du statut de langue officielle du russe signifierait aussi des difficultés à travailler en Russie. L’envoi de fonds par des migrants kirghizes est crucial pour la survie de nombreux kirghizistanis.
Diplomatiquement parlant, la fin du statut du russe comme langue officielle détérioreraient les relations avec la Russie. La possibilité d’une déstabilisation domestique entre groupes ethniques, notamment au sud, n’est pas à exclure. Les tensions avec les Ouzbeks ont déjà donné lieu à une répression violente en 2010.
Tactique purement partisane ou véritable débat ?
La journaliste Viktoriya Panfilova de Nezavisimaya Gazeta, journal russe, suspecte l’opposition d’instrumentaliser la question de la langue russe. Il pourrait ainsi s’agir d’une tactique afin de faire tomber le gouvernement actuel. Cependant, la même journaliste note tout de même que la langue russe perd de sa place au Kirghizistan. La population soutient de plus en plus une diminution du statut de la langue russe. Le gouvernement a donc décidé d’agir pour éviter une issue encore plus radicale. En janvier 2019, le Ministère de l’Education a publié un décret qui donne l’avantage aux élèves avec un niveau noté en kirghize pour l’entrée à l’université. Ainsi, ceux ne parlant pas le kirghize seront progressivement exclus de l’élite du pays. Du point de vue du gouvernement russe, cela indique le déclin de l’influence. En effet, la prochaine génération de fonctionnaires parleront en premier lieu le kirghize et non plus le russe.
Quoiqu’il en soit, la question est dorénavant posée et animera les débats dans les prochains mois. L’opposition souhaiterait tenir le référendum au mois de novembre prochain. La perspective d’une victoire pour l’opposition demeure incertaine, voire non-existante. En 2011, la présidente par intérim Roza Otunbayeva avait essayé une démarche similaire. Celle-ci n’avait pas abouti. L’analyste politique indépendant et kirghize Kubat Rakhimov considère qu’un tel référendum échouerait si le gouvernement en place se sentait mis en cause. Il ajoute qu’il existe un soutien pour accroître le statut du kirghize mais non pas pour diminuer celui du russe. La peur d’événements similaires à ceux de l’Ukraine ou la Moldavie inquiète également. La menace éventuelle d’une intervention chinoise guide aussi cette peur.
Image : The Bazaar at Isfana, Kyrgyzstan by Eric Norris, CC BY-SA 2.0