Dans un contexte de crise sanitaire et économique, les citoyens kirghizes ont été appelés aux urnes dimanche 4 octobre dernier afin d’élire un nouveau Parlement : le Jogorku Kenesh, appelé aussi Cour Suprême. Alors que le principe démocratique semblait être respecté, avec un choix électoral possible parmi seize partis politiques, des rumeurs d’achats de voix ont inquiété la population provoquant une crise au sein de cette enclave pluraliste d’Asie centrale.
La République kirghize est une démocratie parlementaire (monocamérale depuis 2007) au milieu de ses voisins plus autoritaires. Les cent-vingt députés, élus pour cinq ans par un scrutin proportionnel plurinominal, doivent répondre à certaines exigences lors de leurs candidatures. Fidèle au slogan « le Kirghizistan, notre maison commune », chaque liste a l’obligation de proposer un minimum de 30% de candidats de chaque sexe, au moins deux personnes en situation de handicap en plus de 15% ayant moins de trente-cinq ans. Les minorités ethniques doivent également être représentées par 15% de candidats au minimum bien qu’ils puissent faire l’objet d’accusations et de stéréotypes multiples.
Malgré l’annulation récente des résultats par la commission électorale, le report des élections législatives au mois de décembre et la démission du président Jeenbekov, la situation s’est envenimée ces dernières semaines ravivant des tensions sous-jacentes entre le nord et le sud, et entre Kirghizes et Ouzbeks. Cette révolte n’est pas sans nous rappeler les violents affrontements qui eurent lieu en juin 1990, la Révolution des Tulipes de 2005 ou encore les pogroms de juin 2010 dans les villes d’Och et de Jalalabad, situées dans la partie sud du pays, à l’encontre de la communauté ouzbèke. Les évènements semblent se répéter pour de multiples raisons dont certaines restent encore difficiles à identifier. De plus, l’instabilité politique demeure avec des passations de pouvoir qui se sont majoritairement faites sur fond de révoltes populaires, amenant aujourd’hui à l’effondrement du troisième régime présidentiel après Akaïev en 2005 et Bakiev en 2010.
Quels facteurs de tension secouent cet État d’Asie centrale qui tente tant bien que mal d’instaurer une unité malgré les difficultés économiques, la diversité, la corruption et le népotisme ?
La géographie montagneuse séparant le nord du sud, et les influences historiques avoisinantes ont favorisé une division de la population
De chaque côté de la chaîne montagneuse qui coupe le pays en deux, les habitants des vallées ont gardé un certain nombre de « stéréotypes » sur les autres. La partie nord du territoire est caractérisée par des influences russe et européenne avec des mouvements chrétiens. La pratique religieuse de l’islam y est différente de celle du sud considérée comme plus ancienne et traditionnelle. La partie sud est quant à elle davantage rurale et influencée par son voisin, l’Ouzbékistan. Dans une certaine quête du « vrai Kirghize », chacun considère l’autre soit trop « russifié » soit trop « ouzbékisé ». D’ailleurs, les affrontements de 2005 et de 2010 ont renforcé l’idée selon laquelle, pour certains, les Ouzbeks représentent une population invitée et donc étrangère.
En effet, la diversité ethnique au sein de la population kirghize est une question qui alimente les conflits. Il n’existe pas de chiffres exacts, mais l’on estime que l’ethnie ouzbèke, essentiellement au sud-ouest, représente environ 14% des 6,4 millions d’habitants. L’ethnie russe, au nord, est plus ou moins de 7%. Le reste de cette pluralité culturelle et ethnique est composé de Dounganes, de Tadjiks, de Ouïghours, d’Ukrainiens, de Kazakhs, d’Azéris et d’autres communautés . Au total, plus d’une quarantaine de groupes ethniques abritent ce territoire montagneux. Après l’accès à l’indépendance en 1991, la tentative d’unification nationale, accompagnée de symboles et de mythes, a davantage creusé un écart entre les minorités (surtout les ouzbèkes) qui, jusqu’ici cohabitaient sous les mêmes règles et la même idéologie communiste.
Ces frictions sont visibles tant économiquement que politiquement puisque les Kirghizes ouzbèkes, ne s’identifiant pas à l’idéologie nationale, votent de manière générale, pour le parti politique le moins nationaliste. En outre, la fracture entre les Kirghizes du nord et ceux du sud n’est pas encore réparée, et le système de clans persiste.
Toutefois, l’ethnicité et les influences extérieures ne sont pas les seuls facteurs de division, et se trouvent parfois même surestimés notamment par les médias .
Les difficultés économiques, trop peu soulignées, encouragent aussi ces tensions inter-ethniques
Historiquement, le nord était plutôt nomade et pastoral face à un sud sédentaire, commercial et agricole. La cohabitation sous l’époque soviétique avait été rendue possible par une complémentarité des activités économiques (élevage au nord ; commerce et agriculture au sud). Les frictions ethniques étaient apaisées par l’idéologie dominante de l’époque. Les premières années d’indépendance marquèrent déjà un changement puisque la redistribution des terres a pu être ressentie comme inégale, nourrissant de ce fait la concurrence face aux ressources. Le nord et sud n’ont pas le même climat mais ont tous deux besoin d’un accès à l’eau qui afflue principalement de l’ouest.
De même, les difficultés économiques et la corruption n’aident pas ceux qui vivent dans la pauvreté et qui tentent, pour un grand nombre d’entre eux, de trouver un emploi dans les villes dont le mélange de populations constitue un élément de tension supplémentaire.
Conclusion
Le conflit ne semble donc pas réductible ni à une difficile cohabitation ethnique ni à des inégalités socio-économiques. La question du facteur qui primerait sur l’autre reste souvent sans réponse. Alors que le siècle soviétique s’assurait de mélanger les élites du sud à celles du nord au sein des institutions de l’État, le pouvoir actuel est perçu comme une lutte avec une revanche, du sud ou du nord, à chaque changement politique. La population est dès lors partagée entre les adeptes d’un précédent régime et les partisans d’un changement. Bien plus qu’une fatigue du régime politique et de ce qui s’ensuit, ces élections d’octobre 2020 semblent avoir été l’élément déclencheur remettant à jour les multiples facteurs de mésentente.
Image : V. L, Flickr, Domaine public