Tensions au Kosovo : une instabilité inédite depuis 2008
Depuis fin mai 2023, les tensions ont repris au Kosovo, plus particulièrement au nord du pays. Les heurts qui se sont poursuivis au cours de l’été 2023 ont fait plus d’une centaine de blessés. Les médias parlent d’un niveau d’instabilité inédit depuis 2008.
Le 23 avril s’est tenu le scrutin local au Kosovo. Cependant, l’élection de maires albanais dans des communes du nord, à majorité serbe, a été contestée par les populations serbes. Celles-ci avaient massivement boycotté le scrutin, avec un taux de participation de 3,5 %. La prise de fonctions des maires, fin mai, est à l’origine des confrontations violentes entre les manifestants serbes et les forces spéciales de la police kosovare. La violence des heurts a poussé les troupes de l’OTAN (la KFOR) à intervenir pour s’interposer. Le 29 mai, un groupe de manifestants serbes a causé des blessures à 30 membres des forces de la KFOR à Zveçan.
Pendant ces événements, environ 50 manifestants ont également été blessés. Des affrontements similaires ont eu lieu dans trois autres municipalités de la même région, à Leposavic, Mitrovica et Zubin Potok. Ces municipalités abritent la moitié de la population serbe résidant au Kosovo. En réaction, l’armée serbe s’est placée en état d’alerte à la frontière. Ces tensions entre populations serbes et albanaises sont loin d’être exceptionnelles et trouvent leur origine dans un climat conflictuel qui dure depuis des décennies.
Bref historique de la situation au Kosovo
Intégré à la Fédération yougoslave en tant que province indépendante de la République de Serbie, le Kosovo a été le dernier territoire de la Yougoslavie à avoir proclamé son indépendance, en février 2008 [1]. Le pays a alors été placé sous contrôle administratif de l’ONU depuis la fin de la guerre en 1999. Pour autant, 88 pays ne reconnaissent pas cette émergence étatique, dont la Serbie et la Russie. Ainsi, Belgrade revendique l’exercice de sa souveraineté sur le territoire. Les populations serbes qui vivent au Kosovo partagent en outre majoritairement cette volonté.
Le Kosovo : un pays multiethnique
Le Kosovo est un pays multiethnique qui compte aujourd’hui 1,9 million d’habitants, dont environ 87 % d’Albanais, 7 % de Serbes et 6 % de personnes d’autres communautés (gorani, monténégrins, bosniaques, turcs, roms, égyptiens, ashkalis) [2].
À cette diversité ethnique se superpose une répartition spatiale : 93 % des Serbes du Kosovo vivent dans les trois municipalités du nord et la partie septentrionale de la ville de Mitrovica, constituant ainsi des enclaves serbes. Ce parallèle entre facteurs démographique et géographique a fait du nord une région particulièrement instable. Les tensions resurgissent très souvent au sujet des frontières communes aux deux pays, mais également en raison des régulières frictions entre les populations albanaises et serbes. Pour cette raison, le Conseil de sécurité des Nations unies a pris la décision de prolonger son mandat en 2020. En conséquence, la présence de la Force pour le Kosovo (KFOR), l’armée mise en œuvre par l’OTAN, a été maintenue dans le pays.
Image : (© Gil Guardiola)
Les questions identitaires au cœur des tensions au Kosovo
Les tensions au Kosovo se cristallisent autour d’un enjeu identitaire. En effet, les Albanais comme les Serbes revendiquent l’antériorité de peuplement sur le territoire et la légitimité qui en découlerait. Dans ce cadre, nationalité et citoyenneté ne sont pas corrélées. Serbes et Albanais du Kosovo se considèrent bien souvent étrangers, comme le seraient des habitants de pays distincts. Cette distinction provient du caractère unique et affirmé de ces deux identités à travers les mouvements de population. L’identité est alors affiliée à l’ethnie et non plus à une conception de la nationalité circonscrite à un territoire donné. Ici, d’après Diploweb la nationalité se fonde sur une « conception ethnique : un ensemble de caractères communs partagés par un groupe humain, très souvent la langue ou, tout particulièrement dans les Balkans, la religion. »
Les Serbes forment la deuxième nationalité majoritaire des Balkans. Ils constituent le peuple slave le plus nombreux de la région avec plus de 8 millions de personnes. Une partie de leur héritage est byzantin et ils sont chrétiens orthodoxes de religion. Ils parlent une langue slave, écrite dans l’alphabet cyrillique. Les Albanais constituent quant à eux la quatrième nationalité la plus représentée des Balkans, avec 6 millions d’individus. Ils revendiquent leur autochtonie et descendent des Illyriens, peuple protohistorique des Balkans apparu au XXe siècle av. J.-C. Les Albanais vivent sur une zone de contact et d’affrontements réguliers entre catholicisme et orthodoxie. Toutefois, ils se sont majoritairement convertis à l’islam au cours des quatre siècles d’occupation ottomane.
L’influence du facteur religieux au Kosovo
L’attachement des Serbes au territoire kosovare se fonde sur un héritage historique profondément marqué par le religieux, le « mythe du Kosovo », constitutif de la nation serbe [3]. L’État serbe développe depuis des siècles une valorisation idéologique du Kosovo, comme véritable « berceau de la Serbie ». Dans les textes orthodoxes serbes contemporains, le Kosovo est souvent désigné comme la « Jérusalem » serbe : un territoire qui appelle à la défense de la chrétienté. En effet, lors de la bataille de Kosovo Polje en 1389, l’armée musulmane ottomane a vaincu les armées serbes. Gouverné depuis la fin du XIe siècle par la dynastie serbe des Nemanjić, le Kosovo est alors conquis par l’Empire ottoman. Par la symbolique qu’elle confère au territoire du Kosovo, cette bataille joue un rôle central dans la construction du nationalisme serbe. Dans la religion orthodoxe, l’Église et la nation ne font qu’un. La nationalité se détermine par la fidélité au patriarcat, ici serbe. Dans l’imaginaire serbe, le Kosovo incarne donc un lieu fondateur à la fois pour la nation mais également pour la religion. L’islam des Ottomans apparaissant comme une menace politique et culturelle, ce lieu devient le symbole de la résistance identitaire serbe.
Des tensions qui resurgissent de manière cyclique
Depuis l’indépendance en 2008, les relations ne se sont jamais vraiment apaisées. Toutefois, pendant les douze derniers mois, les situations conflictuelles se sont multipliées. La politique du Premier ministre du Kosovo, Albin Kurti, est régulièrement pointée du doigt et jugée comme offensive envers la population serbe. En effet, l’objectif affirmé d’Albin Kurti est de rétablir la souveraineté kosovare sur le nord du pays. Il entend également lutter contre la contrebande et le crime organisé qu’il accuse la Serbie d’instrumentaliser.
Néanmoins, plusieurs de ses initiatives ont provoqué de vives contestations. Notamment en novembre 2022, lorsque le gouvernement a annoncé l’interdiction de circuler avec des plaques d’immatriculation serbes au Kosovo. Cette mesure a entraîné des manifestations ainsi que la démission de nombreux fonctionnaires serbes dans les institutions d’État. La crise a finalement été résolue par l’intervention de l’Union européenne qui a poussé Belgrade et Pristina à conclure un accord.
Regards de la communauté internationale sur la situation au Kosovo
Depuis 2008, le Kosovo reçoit un soutien important de la communauté internationale. Pourtant, les évènements de mai dernier ont cette fois suscité de fortes critiques. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont conjointement condamné les actions du gouvernement kosovare dont ils sont traditionnellement de fervents soutiens. Emmanuel Macron a également dénoncé la « responsabilité des autorités kosovares dans la situation actuelle ».
Le représentant européen en charge du dialogue Kosovo/Serbie, Miroslav Lajčák, ainsi que l’émissaire américain Gabriel Escobar, exigent le retrait des forces de police des mairies du nord. Ils demandent également l’organisation de nouvelles élections, sous peine de sanctions économiques pour Pristina. Fin juin 2023, le Premier ministre du Kosovo et le président serbe, Aleksandar Vucic, ont été reçus séparément à Bruxelles par le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, dans une perspective d’élaboration d’un plan d’apaisement des tensions.
Ainsi, après plusieurs semaines de sommation, le gouvernement du Kosovo a finalement concédé le retrait des troupes de police. Il a également annoncé la tenue d’élections anticipées dans les quatre municipalités du nord après l’été. Pourtant, dans l’attente de l’effectivité de cette annonce, la situation reste encore très instable dans le nord du pays.
La perspective d’une intégration à l’UE en suspens ?
L’impasse actuelle laisse en suspens la perspective d’une normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo. C’est pourtant la condition posée par Bruxelles pour l’adhésion à l’Union européenne à laquelle aspirent les deux pays. Pour l’eurodéputée allemande Viola von Cramon (Verts), rapporteuse pour le Kosovo et la Serbie au Parlement européen, l’impulsion de l’UE doit être plus forte : « Pour le moment, on ne voit pas de volonté politique d’aller vraiment vers cette soi-disant « normalisation », ni à Belgrade ni à Pristina. C’est triste. Mais c’est aussi en partie la responsabilité de l’UE, car personne au Kosovo et en Serbie ne pense qu’il existe pour eux une voie d’adhésion crédible à l’UE. Sinon, ils ne joueraient pas ainsi avec le feu. »
Notes
[1] DIMITRIJEVIĆ Dejan. « Frontières symboliques et altérité : les guerres en ex-Yougoslavie », Études balkaniques, Cahiers Pierre Belon, 9/2002 p. 93-113
[2] Office standard measurment Survey, 2002 Statistiques variables et contestées selon les sources.
[3] ROUX Michel, « Pourquoi les Serbes considèrent-ils le Kosovo comme le berceau de leur nation, alors que les Albanais y sont majoritaires ? », Le Kosovo. Dix clés pour comprendre, sous la direction de Roux Michel, La Découverte, 1999, pp. 17-26.
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